Les chimères sont une question très complexe. Historiquement, c'est un paradigme expérimental très classique. En embryologie, nous faisons des chimères depuis de très nombreuses décennies. En France, Mme Nicole Le Douarin a bâti sa carrière scientifique sur la notion de chimère, notamment caille-poulet.
Pourquoi reparlons-nous de chimères homme-animal, avec les cellules souches pluripotentes ? Bien évidemment, nous ne pouvons pas introduire de cellules souches pluripotentes humaines dans un embryon humain, afin d'évaluer le potentiel de différenciation de ces cellules. Nous souhaitons donc passer par un embryon animal et créer un embryon chimère homme-animal et pas l'inverse, bien sûr. Il est bien évident que nous n'avons jamais imaginé, envisagé ou souhaité pouvoir faire l'expérience inverse.
Pourquoi voulons-nous faire ce type d'expériences ? Il y a de multiples raisons et je vais en citer deux. Nous pouvons introduire une mutation génétique dans les cellules souches embryonnaires humaines et chercher à savoir quelle est l'influence de cette mutation sur le potentiel de développement et de différenciation de la cellule. Nous pouvons l'étudier in vitro, avec des limites. Nous pouvons également introduire la cellule dans l'embryon animal, de façon à étudier le potentiel de développement de cette cellule mutante dans un contexte embryonnaire ou fœtal qui est beaucoup plus complexe et plus proche de la réalité de la cellule.
Un autre champ d'application peut apparaître comme de la science-fiction, mais de nombreuses recherches débutent dans ce domaine. C'est la possibilité de fabriquer des organes ou des morceaux d'organes humains chez l'animal. Je prends une minute, pour faire un peu l'historique de la chose et vous montrer que ce n'est pas totalement de la science-fiction. Il y a sept ou huit ans, un chercheur japonais, Hiromitsu Nakauchi, a démontré qu'il était possible de fabriquer un organe comme le pancréas de rat dans une souris et inversement, en faisant des chimères rat-souris. Il prenait des cellules souches pluripotentes de rat, qu'il injectait dans un embryon de souris. Dans des conditions particulières, il pouvait démontrer que la souris qui naissait avait un pancréas de rat et l'expérience réciproque était également possible. De ce résultat extrêmement important est née l'idée que nous pourrions peut-être faire la même chose avec des cellules souches embryonnaires humaines, à savoir injecter ces cellules dans un embryon animal, laisser l'animal se développer et fabriquer ainsi un animal avec un organe humain.
Nous sommes bien loin du but. Il y a des obstacles extrêmement importants à franchir et deux problèmes subsistent. Le premier est la question de l'espèce hôte : quel animal choisit-on pour injecter les cellules souches embryonnaires humaines ? Pendant combien de temps faut-il laisser cet embryon se développer, afin de pouvoir l'utiliser, que ce soit à des fins de recherche fondamentale ou avec un objectif médical ? Les quelques expériences réalisées (essentiellement au Japon et aux États-Unis) ont utilisé comme espèce hôte le porc, pour une raison assez évidente : c'est un animal assez gros, dans l'idée que nous pourrions fabriquer un organe humain de taille comparable à ce qu'elle est chez l'homme. La première nécessité est donc d'avoir un animal assez gros, de façon à obtenir des organes de taille suffisante. Cependant l'homme et le porc sont deux espèces très éloignées l'une de l'autre sur le plan de l'évolution des mammifères et nous constatons – c'était prévisible – que les cellules souches embryonnaires humaines ont beaucoup de mal à coloniser un embryon de porc, parce que les cellules des deux espèces se « reconnaissent » mal et que les cellules souches embryonnaires humaines ne se trouvent pas dans un environnement approprié à leur survie et à leur développement.
L'idée qui fait actuellement son chemin est d'utiliser un autre primate, un primate non humain, par exemple un singe macaque, puisque l'ancêtre commun du singe macaque et de l'homme est plus récent. Quelques équipes, dont la mienne, commencent à réaliser des expériences. Je précise que ce sont des expériences extrêmement préliminaires, dans lesquelles nous avons simplement injecté des cellules IPS humaines dans des embryons de lapin ou de singe macaque, pour commencer à voir dans les heures qui suivent l'injection comment les cellules se comportent et si elles sont capables de coloniser l'embryon. Dans le cadre de la loi actuelle, nous avons fait quelques essais préliminaires allant dans ce sens.
Une fois que nous avons fabriqué cet embryon chimère, quelle que soit l'espèce hôte – porc, lapin ou singe – que faisons-nous de ces embryons ? C'est le problème du transfert éventuel de l'embryon chez l'animal en question. Si nous nous contentons de cultiver l'embryon in vitro pendant quelques jours, nous sommes très rapidement limités par les possibilités de culture : au-delà de sept ou dix jours, l'embryon s'arrête. D'où la nécessité, si nous voulons aller plus loin, de transférer l'embryon dans l'animal qui a été choisi comme espèce hôte. C'est précisément ce point qui a fait la une des journaux au début du mois d'août, avec l'autorisation donnée au Japon, l'un des pays leaders dans ce domaine, de transférer l'embryon chimère, en l'occurrence homme-porc, chez des truies, de façon à permettre la poursuite du développement embryonnaire.
Cette étape pose des problèmes d'ordre éthique extrêmement importants. La nature de cette entité biologique chimère ainsi créée dépendra de ce que l'on appelle le taux de chimérisme. Quelle est la part humaine dans l'embryon puis le fœtus qui va se développer ? Si la part humaine est de 0,1 %, j'imagine volontiers que les problématiques éthiques ne sont pas les mêmes que si elle est de 25 %. Ensuite, quel est l'organe colonisé ? Si nous faisons un pancréas humain dans un porc, le problème éthique n'est pas le même que si nous parlons d'une colonisation du cerveau du porc par les cellules humaines. Chaque expérience est un cas particulier et nécessite une réflexion particulière.
Pour finir sur ces questions, nous disposons maintenant d'outils qui permettent d'envisager de contrôler le devenir des cellules souches embryonnaires humaines dans l'embryon animal – de très nombreuses recherches se font dans cette direction. Des stratégies sont imaginées, par exemple pour prévenir la colonisation du cerveau de l'animal et pour empêcher la colonisation de la lignée germinale, ce qui est également une ligne rouge à ne pas franchir. Ces stratégies n'ont pas encore été testées, mais conceptuellement, nous savons ce qu'il faut faire. Leur mise en œuvre ne relève pas de la recherche fondamentale mais de l'ingénierie cellulaire. Théoriquement, nous savons ce qu'il faut faire pour prévenir des situations qui poseraient des problèmes éthiques extrêmement graves.