Intervention de Gilles Clavreul

Réunion du mercredi 6 janvier 2021 à 11h30
Commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi confortant le respect des principes de la république

Gilles Clavreul, ancien délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH) :

Merci de me donner l'occasion de vous livrer quelques réflexions sur ce projet de loi. En laïc observant, je me garderai toutefois de voir dans le choix de la date de l'Épiphanie un quelconque signe de manifestation d'une bonne nouvelle ! Néanmoins, c'est dans cet esprit que j'accueille ce projet de loi et l'initiative politique qui l'a porté.

Cette initiative est la bienvenue parce que le temps presse au regard du sujet principal, même s'il n'apparaît plus en tant que tel dans le texte lui-même, sinon dans son exposé des motifs, car c'est bien la menace de l'islamisme qui est l'origine et l'objet principal de cette loi, même si, comme toute loi de la République, elle se doit d'étendre ses visées au-delà.

Dans le temps qui m'est accordé, je ne pourrai procéder à de larges développements alors qu'il s'agit de sujets sensibles auxquels il faudrait accorder le temps de la nuance et des explications approfondies. Je ne doute pas que la séquence des questions me permettra de revenir sur tel ou tel point.

Le temps presse. Si je me réfère à mon expérience administrative de la décennie qui vient de s'écouler, autant les pouvoirs publics, les services de l'État, les collectivités locales, la société civile dans son ensemble ont beaucoup progressé en matière de prévention et de lutte contre le terrorisme, la partie haute du spectre, autant une menace plus diffuse pèse sur le milieu et le bas du spectre. Nous avons beaucoup tardé et longtemps sous-estimé la menace.

Le temps presse encore parce que, pour ces raisons, les politiques publiques souffrent d'un excessif cloisonnement qui touche ou tangente l'application au quotidien des politiques de citoyenneté. Il est question, parmi d'autres sujets, de laïcité, de prévention de la radicalisation, de lutte contre les discriminations, de lutte pour l'égalité entre les hommes et les femmes, de protection de l'enfance. Dans l'ensemble de ces champs, nous disposons d'outils d'action publique très nombreux, voire trop nombreux, selon moi.

Depuis 2012, du moins depuis 2015, le mal a empiré. C'est un constat que nous pouvons tirer du terrain. Le sondage réalisé par la fondation Jean Jaurès auprès des enseignants et paru ce matin en porte témoignage. L'idée de venger le prophète a gagné en légitimité et l'idée que la France est coupable a progressé.

Un dernier élément motive l'urgence à agir. Il est un peu décalé mais il convient d'avoir présent à l'esprit que la France n'est pas comprise à l'international. Tous les développements que nous avons connus depuis la rentrée – la tenue du procès Charlie, l'assassinat de Samuel Paty, le discours du Président de la République du 2 octobre 2020, l'annonce de ce projet de loi – ont montré que le concept de laïcité et le combat dans lequel la France est engagée devaient être explicités, un combat qui concerne toutes les démocraties occidentales à des titres divers parce qu'elles sont toutes visées. Aussi, il importe d'avoir collectivement présent à l'esprit que nous devons faire un effort pour mieux nous faire comprendre car nous ne sommes pas les seuls à vivre le problème que nous affrontons ni les seuls à chercher à faire appliquer dans nos démocraties occidentales les règles que nous voulons poser.

S'agissant du projet de loi qui donnera lieu à des débats, à des controverses et à des oppositions, deux ou trois objections méritent d'être prises en compte, même si, à titre personnel, je l'accueille plutôt positivement.

En premier lieu, il convient de répondre à l'idée qu'il ne viserait que les musulmans. L'écueil est sérieux. Cette loi ne doit pas viser les musulmans, mais les protéger. Il ne faut se lasser de répéter que lutter contre l'islamisme n'est pas lutter contre les musulmans, mais les protéger. Avant même les discriminations dont ils souffrent, avant même d'être enfermés, assimilés, amalgamés à l'islamisme ou de tomber dedans, l'islamisme est la première menace qui les enferme, les relègue et les discrimine.

Toutefois, si l'islamisme est la forme de séparatisme ou de réfraction par rapport aux valeurs de la société qui nous préoccupe actuellement le plus, elle n'est pas la seule. Rien ne dit non plus qu'elle en sera la principale cause à l'avenir. Je pense, en effet, que d'autres formes de revendications identitaires se manifestent déjà, qu'il s'agisse de courants religieux, de revendications au nom de valeurs tout à fait respectables – telle que la défense de la cause animale – ou encore d'inquiétudes qui traversent notre société, telles que la peur du réchauffement climatique, de la fin du monde, que sais-je encore. Un conspirationnisme multiforme est à l'œuvre, qui soulève des passions et peut engendrer, tôt ou tard, si ce ne sont des comportements violents, du moins des comportements de mise en retrait de la société, susceptibles d'engendrer de multiples conséquences, notamment pour les personnes vulnérables et les jeunes.

Il importe donc de garder à l'esprit que chaque article de cette loi devra avoir un effet utile sur toutes les formes de contestation des modes de vie dans la société républicaine.

La deuxième critique forte adressée à ce projet loi, qu'il faut entendre et à laquelle il faut apporter des réponses sincères, tient au fait qu'elle revêtirait un caractère répressif et qu'un volet préventif, social, antidiscriminatoire, qui aurait dû en former le complément naturel, ferait défaut.

Oui, il y a lieu de regretter le fort désinvestissement politique face à la constitution de ghettos urbains, à la relégation sociale, à la marginalisation de certains territoires, mais la marginalisation sociale n'est tout au plus qu'un facteur favorisant le séparatisme islamiste et, s'il en est l'une des causes, il n'en est pas la principale et encore moins l'unique.

Oui, nous attendons une grande loi d'intégration sociale qui n'a pas vu le jour jusqu'à maintenant. J'espère une loi contre la ségrégation sociale sous toutes ses formes, et pas uniquement contre la ségrégation des quartiers populaires relevant de la politique de la ville. Je ferai un caveat sur ce point. Je ne crois pas qu'il y ait lieu d'opposer lutte contre le séparatisme et lutte contre les inégalités. On ne peut sortir de la relégation sociale tant que des mouvements séparatistes œuvrent dans les quartiers populaires, travaillent les consciences et déforment les esprits. Il s'agit, selon moi, d'un facteur de relégation et de ghettoïsation en soi. C'est aussi l'une des raisons – je ne dis pas que ce soit la principale – qui pousse un certain nombre de familles, dès qu'elles le peuvent, à quitter ces quartiers pour échapper à ce type d'emprise parce que ce n'est pas l'environnement dans lequel elles veulent voir grandir leurs enfants. Bien sûr, d'autres éléments entrent en ligne de compte, tels que l'insécurité au sens large ou la présence de trafics. Mais encore une fois, lutter contre ces trafics, lutter contre l'insécurité revient à lutter pour et non à lutter contre ces populations. Il faut lutter contre la ségrégation territoriale en soi et pour soi. Si, pour bénéfice collatéral, nous devions assister à une régression de l'islamisme, tant mieux, mais il faut d'abord agir pour l'ensemble de la population et non pas parce que nous devons traiter une large partie du problème qui, fort heureusement, ne concerne pas la majorité de la population.

Enfin, je voudrais faire un sort à l'idée que non seulement le droit existant suffit mais que si l'on appliquait pleinement les lois existantes, nous aurions déjà accompli la moitié ou les trois quarts du chemin.

S'agissant des lois existantes, dont je pourrais citer de multiples exemples, je le confirme, l'arsenal législatif est insuffisamment utilisé. Je ne pense pas uniquement à la loi de 1905 mais également aux lois en matière d'accueil collectif des mineurs ou encore de contrôle financier des associations. Par exemple, des seuils d'appel à la générosité publique rendent obligatoire la publication des comptes et possibles un certain nombre d'investigations des services de l'État. À ma connaissance, ces outils sont très peu utilisés. J'ai en tête des exemples précis d'associations.

Un certain nombre d'articles du projet de loi révèlent et pointent le fait que des parties de la législation sont devenues obsolètes, inefficaces ou encore que des mécanismes de sanction ne sont pas prévus. C'est le cas de l'article 26 sur l'interdiction des manifestations politiques dans les lieux de culte. Tout cela suppose une sérieuse remise à niveau législative.

Je ne suis pas à même de faire des suggestions à la représentation nationale mais j'émettrai peut-être trois regrets qui pourraient vous donner des angles d'attaques et de déboucher sur la prise de mesures très concrètes.

D'abord, des mesures concernant les établissements privés hors contrat ne devraient pas se limiter pas aux établissements confessionnels musulmans, qui ne forment même pas la majorité des cas. Nous sommes dans un régime déclaratif. Or je pense que nous devrions entrer dans un régime d'autorisation préalable.

Ensuite, les associations qui font appel à la générosité publique ou qui reçoivent des subventions publiques devraient être auditées par la Cour des comptes et les inspections générales au premier euro et non à partir de certains seuils, 23 000 euros pour passer des conventions ou 253 000 euros pour les comptes certifiés.

Je partage, pour l'essentiel, les remarques et réserves du Conseil d'État, excepté sur un point. En effet, la modification du régime de dissolution des associations qui figurait dans le texte initial a été retirée à la suite de l'avis du Conseil d'État. Il était initialement prévu de l'étendre au manquement aux atteintes à la dignité de la personne, ce qui était une bonne idée. La réserve du Conseil d'État est un peu surprenante puisqu'il considère le champ trop large, trop subjectif, conduisant à des contentieux d'interprétation. Or, si je me souviens de mes cours de droit administratif, qui commencent à dater un peu, c'est le Conseil d'État lui‑même qui a introduit cette notion d'atteinte à la dignité de la personne dans la jurisprudence par le célèbre arrêt Commune de Morsang‑sur‑Orge de 1995. Il serait, selon moi, légitime de le réintroduire.

Il y a tout ce qui figure dans la loi, tout ce dont nous pourrions débattre, tout ce que nous pourrions éventuellement ajouter. Il est au moins tout aussi important, sinon davantage, de s'assurer de ce qui ne figure pas dans la loi ou de ce qui, à partir de cette loi, sera effectivement exécuté par les administrations, les partenaires des administrations, les collectivités locales et l'ensemble des acteurs de la société civile qui concourent, par leur action, aux politiques de citoyenneté.

Dans mon rapport de 2018, que vous avez bien voulu citer, monsieur le président, j'observais qu'autant nous tenions des débats passionnants sur les principes de la laïcité, autant l'application concrète péchait singulièrement, au-delà des apparences et des remontées d'informations selon lesquelles il n'y avait pas de problème ou qu'ils étaient gérés quand il s'en posait. Or, on s'aperçoit de plus en plus qu'il existe des difficultés et qu'elles ne sont pas toujours gérées. Le sondage que j'évoquais précédemment en rend compte. On constate, en effet, des béances en matière de formation des personnels de l'Éducation nationale, qui concernent également tous les fonctionnaires des trois fonctions publiques et, au-delà, les acteurs du champ associatif. Je dirais même que parmi les intervenants du champ de la formation des acteurs, certains développent des théories, des idéologies, des principes qui sont exactement le contraire de ce que nous voudrions appliquer. Selon moi, l'effort essentiel doit porter non seulement sur les principes qui seront dégagés par la loi, mais aussi sur la volonté, qui doit être ferme et cohérente, de les mettre en œuvre, de les exécuter, de les ancrer dans la réalité de la façon la plus fine et la plus suivie possible. À ce titre, la représentation nationale peut jouer un rôle supérieur à celui qui a été le sien jusqu'à présent, en matière d'observation, de contrôle et d'évaluation des politiques publiques dans le champ de la situation de la citoyenneté.

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