Intervention de Johanna Rolland

Réunion du mercredi 6 janvier 2021 à 14h30
Commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi confortant le respect des principes de la république

Johanna Rolland, présidente de France urbaine :

Mon propos liminaire sera articulé autour de trois questions simples.

Premièrement, de quels principes parle-t-on ? L'exposé des motifs cite la liberté, l'égalité, la fraternité, l'éducation et la laïcité, mais une lecture attentive révèle que le sujet majeur est la laïcité, principe essentiel auquel nous sommes, les uns et les autres, particulièrement attachés, un des piliers de notre pacte républicain, valeur à la fois émancipatrice pour chaque citoyen et cadre commun qui les rassemble dans la diversité. Les autres principes fondamentaux, notamment la liberté et l'égalité, sont présents mais n'apparaissent pas fondateurs du texte. L'éducation, fondamentale, est érigée en principe, mais d'autres le sont tout autant, comme la dimension sociale et démocratique de notre République, comme le précise l'article 1er de la Constitution. Je le dis parce qu'il y a un risque à, d'un côté, affirmer une ambition très générale et, de l'autre côté, proposer un texte ayant pour ambition, clairement explicitée dans l'exposé des motifs, de lutter contre les idéologies dites séparatistes et l'islamisme radical. Inutile de développer le danger majeur que représente cette idéologie et les terribles attentats qu'elle a suscités, ces dernières années. Ce combat doit être mené sans faiblesse, sans ambiguïté, sans relativisme, avec une fermeté certaine, et le texte contient des avancées.

Cependant, d'autres points nécessitent d'être approfondis, et d'abord s'agissant des libertés publiques, au sujet desquelles le Conseil d'État a émis des réserves. Je pense à l'article 18 créant le nouveau délit de mise en danger de la vie d'autrui par diffusion d'informations. Comme l'a dit Sébastien Martin, on voit comment le crime odieux commis sur Samuel Paty a conduit à cette réflexion, mais il faut se pencher sur les conséquences de cet article. La précision apportée par le Conseil d'État mériterait d'être inscrite dans ce texte, car si la protection de nos enseignants, et globalement de toutes celles et de tous ceux qui assurent en première ligne une mission de service public, est essentielle, la protection et la liberté de la presse le sont tout autant.

Ensuite, j'alerte sur le sens que pourrait prendre cette loi à travers le prisme des débats qui auront lieu dans l'hémicycle et au-delà. Nous sommes à la recherche d'une avancée universaliste assumée : la laïcité a vocation à s'imposer à tous et partout. Il ne faudrait pas cependant, qui plus est dans le contexte actuel, que cette loi soit perçue comme visant particulièrement une religion, en l'espèce la religion musulmane. Si le débat se déportait sur ce champ-là, l'objectif collectif de rassembler la nation autour de nos principes républicains serait manqué.

Deuxièmement, en quoi concrètement, du point de vue des maires des grandes villes, des présidents d'intercommunalités et des métropoles, ce projet de loi peut-il être efficace ?

Une série de dispositions, aux articles 3, 4 et 5, permettent de renforcer la lutte contre l'islamisme radical et d'améliorer la protection de nos agents. Nous y sommes sensibles mais ces avancées ne sont pas suffisantes ; si l'on ne pose pas en même temps la question des moyens dédiés à la justice, à la police et à la formation, c'est-à-dire des rapports de confiance entre une partie des Français et de la police républicaine, une partie de l'objectif ne sera pas atteignable.

Les dispositions relatives à la dignité de la personne humaine sont également à saluer. Je pense notamment à l'interdiction des certificats de virginité et à la lutte contre les mariages forcés, même si des communes ont d'ores et déjà pris des initiatives sur ce sujet, notamment en formant leurs personnels. Là aussi, il y a intérêt à travailler en convergence et main dans la main pour être le plus possible ancré dans la réalité.

D'autres dispositions me laissent plus perplexe. C'est le cas de l'article 2 qui étend la procédure de référé-liberté exercée par le préfet. Je le dis tranquillement mais fermement : les défaillances qui, à l'évidence, existent ici ou là parmi les élus doivent être sanctionnées, mais la base légale pour le faire existe. Quelle serait donc la plus-value réelle face au risque de discrédit des élus de la République, qui sont pourtant les premiers remparts et les premiers artisans de la République du réel et du quotidien ? Il est essentiel de ne pas donner collectivement le sentiment de leur imputer une responsabilité qu'ils n'ont pas, d'autant que cela soulève, une nouvelle fois, la question des échanges d'informations dont l'État a connaissance au sein des cellules départementales de lutte contre l'islamisme et le repli communautaire. Il faut trouver des modalités d'avancée. Le sujet n'est pas simple, mais nous avons besoin de travailler ensemble pour trouver les bonnes réponses, car les textes passent, les dispositifs aussi, mais le sujet reste bloqué.

Une dernière disposition inquiète les élus de France urbaine, à savoir l'exemption de droit de préemption urbain dans certaines situations, prévue à l'article 32. Nous ne voyons pas bien le rapport avec le projet de loi et demandons son retrait.

Cela m'amène aux limites de ce projet de loi.

Hormis ceux qui combattent la République et ses principes, et qu'il faut eux-mêmes combattre avec la plus grande fermeté, il y a tous ceux qui doutent. Ceux-là, quand vous êtes maire, vous les croisez tous les jours : c'est le jeune qui a du mal à trouver un stage, c'est la mère de famille qui devra faire deux fois plus que les autres pour donner les mêmes chances à ses enfants. Ils doutent parce qu'il y a un fossé entre la République telle que nous l'affichons, telle que nous en débattons ici et celle qu'ils vivent tous les jours.

Montesquieu l'a rappelé, ici, au Palais-Bourbon, « il n'y a pas de nation puissante que celle qui obéit à ses lois, non par des principes de peur ou de raison, mais par passion ». Pour moi, la République des mots, ce n'est pas un projet ; la République ne peut pas être un refuge ; la République doit être une ambition. Dans la France d'aujourd'hui, il y a besoin d'innovation pour rassurer nos concitoyens, parce qu'à chaque fois que la devise inscrite au fronton de nos écoles ne correspond pas à ce que vivent les gens tous les jours, le pacte républicain est en danger.

Trois exemples sont, pour moi, absents de ce texte. Je précise que je ne m'exprime plus au nom de France urbaine, même si nombre de mes collègues partagent ces convictions, mais à titre personnel.

Comment un demandeur d'asile à qui l'État ne garantit pas les conditions minimales d'hébergement ou de dignité peut-il vivre cette confiance dans la République ? J'aurais aimé que ce texte inclue des mesures fortes sur ce sujet.

Comment un jeune qui est contrôlé régulièrement, parfois même de manière incessante, en raison de son quartier ou de sa couleur de peau, peut-il ne pas douter ? J'aurais aimé que la question du récépissé trouve ici sa traduction législative.

Comment une personne discriminée ou exclue du marché du travail pour sa couleur de peau ou son adresse ne peut-elle douter de la République du réel, celle qui se traduit dans la vie de tous les jours ? J'aurais aimé qu'un travail avec les organisations syndicales constitue une base d'avancée dans ce texte.

Dans ce texte, nous ne voyons pas l'affirmation d'une ambition de la dimension sociale de la République. Cette question prend davantage d'acuité au moment où la crise sanitaire engendre sur le terrain une crise de la pauvreté sans précédent, que les maires de toutes sensibilités politiques sentent monter. Des familles déjà en difficulté le sont encore davantage et, pour la première fois de leur vie, des hommes et des femmes ne savent pas comment remplir leur frigo après le 20 du mois. Si l'on ne s'attaque pas à cette question sociale, si l'on ne prend pas en compte le contexte global, nous n'atteindrons pas une partie de l'enjeu.

En conclusion, si ce texte propose des mesures nécessaires pour répondre à certaines urgences que je partage, je suis en désaccord avec d'autres. Je m'inquiète de ce que vivent des millions de Français, qui ne sont ni des séparatistes ni des islamistes radicaux et qui ne se reconnaîtront pas dans ce texte si rien ne change dans leur vie quotidienne. Conforter les principes républicains, c'est aussi progresser en matière de discrimination, d'exclusion et de République sociale au sens le plus large. Ce texte gagnerait en profondeur et en efficacité s'il intégrait des mesures allant dans ce sens.

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