Intervention de éric Dupond-Moretti

Réunion du lundi 11 janvier 2021 à 10h00
Commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi confortant le respect des principes de la république

éric Dupond-Moretti, ministre :

Concernant l'article 18 de ce projet et l'article 24 de la proposition de loi Fauvergue, je tiens à dénoncer la conjonction numérologique – et non astrale ! L'article 24 de la proposition de loi Fauvergue vit sa vie législative, si vous me permettez l'expression. Je n'ai donc rien à en dire pour le moment. C'est l'article 24 de la loi de 1881 qui nous intéresse ici, qui réprime notamment la haine en ligne.

Pour compliquer le tout, l'article 18 du projet de loi a malheureusement porté le numéro 25 au cours des différentes rédactions ! La confusion avec l'article 24 de la proposition de loi Fauvergue aurait alors été totale... Ces modifications de numérotation ont été qualifiées par certains journalistes de tours de passe-passe, qui n'ont pas échappé à leur vigilance et à leur sagacité ! Mais je vais y revenir dans le détail, ces deux articles ne sauraient être confondus.

Un autre point a créé l'émoi chez les journalistes : l'article 24 de la proposition de loi Fauvergue modifie la loi de 1881 puisqu'il insère un article 35 quinquies après les articles 35 ter et 35 quater, qui visent à restreindre les libertés des journalistes. Cela explique pourquoi les débats se sont enflammés...

De notre côté, nous avons imaginé les dispositions de l'article 18 à la suite de la bulle mortifère qui s'est formée et du crime affreux commis contre Samuel Paty. Je l'ai notamment évoqué avec Jean-François Ricard, procureur national antiterroriste : comment aurait-on pu intervenir judiciairement plus tôt ? Cet article 18 – pardon de le dire ainsi –, c'est l'article Samuel Paty. Il va bien au-delà de l'article 24 de la proposition de loi Fauvergue puisqu'il envisage de sanctionner des comportements individuels visant à nuire gravement à une personne en dévoilant des informations personnelles la concernant. Cela va bien au-delà de la caricature de l'article 24 – la diffusion d'images de policiers dans les manifestations – relayée par certains observateurs de la vie politique.

La question de la preuve est inséparable de celle de l'efficacité du projet de loi. J'ai entendu ce que le procureur de la République vous a dit, mais c'est le législateur qui fait la loi – ce qui n'interdit pas de recueillir l'avis des professionnels.

Quand le procureur national antiterroriste s'interroge sur le moment où l'on peut judiciariser, il a la réponse que nous lui apportons et c'est le travail d'un procureur de la République que de démontrer qu'une infraction a été commise. Qu'entend-on par « l'intention de nuire » ? Faudra-t-il dire expressément, sur la toile ou ailleurs, qu'on a l'intention de nuire ? Il faudrait être un curieux sot pour ne pas être elliptique dans ses messages. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle ces messages sont pernicieux et dangereux : ils instillent le poison parce qu'ils sont elliptiques. Le faisceau d'indices et le contexte permettront au procureur de faire son travail.

Certes, le parallèle est caricatural, mais c'est comme si vous me disiez « vous souhaitez réprimer le meurtre, mais n'y allons pas parce qu'il y aura un problème probatoire ». Quand elle est créée, une infraction nouvelle – quelle qu'elle soit – pose la question de la démonstration d'une culpabilité. C'est le travail du procureur de la République. Je pourrai y revenir plus en détail si vous le souhaitez.

L'article 24 de la proposition de loi crée un délit spécial, tandis que l'article 18 du projet de loi institue une incrimination beaucoup plus générale. Cette dernière disposition, qui modifie le code pénal et non la loi de 1881, vise à réprimer la diffusion d'éléments qui vont bien au-delà de la simple identification d'une personne. Voilà l'une des différences principales entre ces textes.

Madame Avia, je suis favorable à vos propositions. On peut réfléchir à l'extension de la circonstance aggravante de l'infraction définie à l'article 18 aux auteurs d'actes commis contre des mineurs ; la procédure doit, en tout état de cause, assurer à ces derniers une protection particulière.

On ne doit pas laisser les injures racistes de côté. Notre philosophie est d'aller chercher les haineux.

Notre législation présente des insuffisances s'agissant des haineux professionnels. Ceux-ci ont pris conscience qu'ils peuvent se lover dans la loi de 1881, protectrice de la presse, qui ne les concerne en rien mais dont ils ont compris le mécanisme. Ce sont les haineux du quotidien. Je ne crois pas à l'exemplarité quand elle concerne les professionnels de la délinquance – comme disait Robert Badinter, quand on commet une infraction, on ne le fait pas avec un code pénal à la main. En revanche, le jour où des gamins qui se permettent n'importe quoi sur les réseaux sociaux seront présentés en comparution immédiate, cela les fera sans doute réfléchir. Beaucoup d'entre eux pensent qu'ils peuvent écrire n'importe quoi, n'importe comment sur les réseaux sociaux, en toute impunité. Quand on en attrape un, aujourd'hui, il bénéficie de la protection de la loi de 1881 et est jugé un an et demi après, ce qui n'a plus aucun sens. La réponse pénale doit être rapide. Le haineux du quotidien doit se faire immédiatement interpeller.

À côté de la plateforme d'harmonisation, d'analyse, de recoupement et d'orientation des signalements (PHAROS), qui dépend du ministère de l'intérieur, nous avons créé un pôle consacré à la « haine en ligne », à Paris, qui n'est pas exclusif d'autres mécanismes. La comparution immédiate sera importante symboliquement. Cela n'éradiquera pas la haine en ligne mais contribuera singulièrement à la diminuer. Voilà pourquoi je crois vraiment à cette disposition.

Madame Vichnievsky, s'agissant de l'article 3, les faits concernés par l'incrimination d'apologie d'actes de terrorisme ne présentent pas tous le même degré de gravité. Pour certains d'entre eux, l'application de mesures de sûreté pourrait être jugée excessive par le Conseil constitutionnel. C'est en particulier le cas du délit prévu à l'article 421-2-5 du code pénal, relatif à la provocation et à l'apologie d'actes de terrorisme, pour lesquels le Conseil constitutionnel opère un contrôle de nécessité et de proportionnalité particulièrement exigeant. On sait d'ailleurs quels arguments juridiques ont été développés, puisque François Sureau les a exposés dans un livre magnifique. Le Conseil distingue l'acte proprement dit de ce qui relève du registre de la pensée, même si elle est délétère et nous est insupportable.

L'article 4 vise à renforcer la protection des personnes qui participent à l'exécution d'une mission de service public, en créant une nouvelle infraction : le fait d'user à l'encontre de ces personnes de menaces, de violences ou de commettre tout autre acte d'intimidation dans le but d'obtenir l'adaptation des règles de fonctionnement du service sera sanctionné d'une peine de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende. Quelle est l'utilité de ce nouveau délit, introduit à l'article 433-3-1 du code pénal, par rapport à celui prévu au dernier alinéa de l'article 433-3 ? Cette dernière disposition vise les dépositaires de l'autorité publique chargés d'une mission de service public et concerne les faits commis dans le but que ces personnes accomplissent ou s'abstiennent d'accomplir un acte relevant de leurs fonctions ou de leurs missions. On cite classiquement l'exemple des menaces envers un décideur public pour l'obtention d'un permis de construire. Le nouvel article 433-3-1 vise, quant à lui, à sanctionner les menaces, violences et intimidations commises dans le but d'obtenir une application différenciée des règles de fonctionnement du service. Ces deux dispositions concernent les mêmes personnes mais ne sanctionnent pas les mêmes comportements. Le projet de loi n'est donc pas redondant : il diffère très nettement du texte que vous évoquez.

Les dispositions concernant l'héritage seront sans doute présentées au Parlement par Marlène Schiappa. Le texte prévoit que les biens situés en France sont soumis à la loi française et ne peuvent comporter aucune discrimination tenant notamment au sexe des héritiers. Cela me paraît une bonne mesure. Quant aux biens soumis à la loi étrangère, on en héritera de la même façon. Cette disposition est essentielle, au-delà du symbole ; elle constitue la traduction de l'égalité des sexes, qui est une valeur importante de la République.

Monsieur Vuilletet, monsieur le président, lorsqu'un ministre d'un pays étranger a menacé de mort notre Président de la République, Twitter n'a pas voulu retirer le contenu litigieux. Voilà une démonstration supplémentaire que c'est à la loi, et non pas à Twitter ou à je ne sais quel GAFAM, de définir des règles et d'en imposer le respect. On peut d'ailleurs se demander, s'agissant du président américain, pourquoi Twitter n'a pas pris cette mesure plus tôt – on pouvait lire, dans la presse de ce week-end, les vingt-cinq plus beaux tweets de M. Trump. Il y a peut-être là une forme d'opportunisme. Il nous appartient, en tout état de cause, de reprendre la main. À cette fin, nous vous suggérons un certain nombre de dispositions. Par ailleurs, des travaux essentiels sont conduits actuellement au niveau européen, que la France soutient, pour que nous reprenions l'initiative. La directive e-commerce, qui a été adoptée à une époque où les réseaux sociaux n'existaient pas, permet aux GAFAM d'échapper à toute responsabilité au regard des contenus publiés. Nous voulons modifier cette législation. Nous avons tous compris à quel point les réseaux sociaux ont pris une part importante dans nos échanges, dans nos vies, dans la façon dont nous concevons nos rapports sociaux.

J'apporterai un petit bémol au sujet de l'anonymat : ce n'est pas parce qu'un contenu émane d'une personne anonyme qu'il est malveillant. Je pense, par exemple, à l'œuvre d'Émile Ajar. J'ai consulté les représentants de la presse pendant trois semaines. Un des patrons de presse m'a avoué qu'il a préféré s'exprimer anonymement sur des questions dermatologiques, car il ne veut pas qu'on sache qu'il a des boutons. Au-delà de l'anecdote, il y a des choses que l'on n'a pas forcément envie de dire. On peut par exemple évoquer son homosexualité sans vouloir que le monde entier connaisse son identité : il faut aussi préserver cela, car c'est une liberté essentielle. Certaines idées ne seraient pas exprimées sans l'anonymat, même si je reconnais que 80 % des propos tenus anonymement ne sont pas très honorables. Pendant la Seconde Guerre mondiale, quelque 11 millions de lettres anonymes ont été rédigées. Cette histoire explique le regard particulier que nous portons sur ce sujet.

Monsieur Diard, nous travaillons, à l'heure où je vous parle, sur la radicalisation, notamment en milieu carcéral.

Madame Buffet, vous m'avez interpellé sur les centres de rétention. Je considère qu'à chaque fois qu'un besoin de spirituel se manifeste, il faut, d'une manière ou d'une autre, y répondre. À défaut, le risque est que la personne cherche à le satisfaire dans la cellule d'à côté, dans la cave, partout où les valeurs de la République peinent à s'exprimer. J'en ai discuté récemment avec les représentants du culte musulman. En même temps, on doit être en mesure de faire des choix et avoir un droit de regard sur les actions engagées.

Nous réfléchissons aux moyens d'améliorer la situation de certains étudiants en théologie, qui peinent à trouver des débouchés professionnels. Le centre de déradicalisation où je me suis rendu au Maroc – dans le cadre d'un déplacement consacré à la question des mineurs non accompagnés – fait appel à des théologiens de très haut niveau pour instiller le doute dans l'esprit de djihadistes, de personnes faisant l'apologie du terrorisme, qui ont un faible niveau théologique. C'est aussi comme cela qu'on peut lutter contre la radicalisation. Nous avons des pistes de réflexion. Nous avons été récemment en contact avec les magistrats antiterroristes du parquet, ainsi qu'avec les juges du siège, au sujet de l'évaluation des dispositifs. La transmission des informations est aussi un sujet majeur. Nous sommes très actifs en la matière.

Madame Florennes, on pourrait en effet mieux définir l'atteinte psychique, à l'article 18.

Madame Untermaier, vous évoquez les difficultés que rencontre parfois l'agent public à déposer plainte. On pourrait envisager que son administration le fasse à sa place.

Monsieur Euzet, vous avez pleinement raison : on doit travailler sur la prescription. L'infraction le plus fortement réprimée, à savoir la provocation – suivie d'effet – à commettre un crime ou un délit, définie à l'article 23 de la loi de 1881, est soumise à une prescription de trois mois. La haine en ligne se voit, quant à elle, appliquer une prescription d'un an. Je ne verrais aucun inconvénient à ce qu'on harmonise les règles en généralisant la prescription annuelle.

On peut envisager d'appréhender celui qui demande le certificat de virginité. Il n'est pas nécessairement le futur mari ; il peut être le receleur du certificat. En effet, si ce document devient illicite, on peut envisager l'existence d'un recel. Je n'y suis en rien opposé.

Monsieur Lagarde, l'enseignement à domicile ne relève pas tout à fait de mon champ de compétences, même si la constitutionnalité de la mesure proposée me préoccupe. Vous savez ce que le Conseil d'État a écrit à ce sujet.

Monsieur de Courson, le barreau estime que, pour être sanctionnées, les menaces ne devraient plus être suggérées mais formulées expressément. Si tel était le cas, on aurait peu de coupables, car il faudrait que les personnes menaçantes et haineuses soient en plus totalement idiotes. Il faut appréhender les choses largement et laisser au procureur le soin de faire le tri.

Monsieur Corbière, vous ne souhaitez plus que je sois garde des sceaux. Faut-il en déduire que vous avez renoncé à l'instauration, par une modification constitutionnelle, de la VIe République ? En effet, comme vous le savez, les sceaux servent à sceller la Constitution. À moins qu'on se contente désormais d'un coup de tampon... ?

Madame Buffet, je suis tout à fait d'accord avec vous, il faut avancer sur la question des aumôneries dans les centres de rétention. C'est une réflexion de bon sens.

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