Intervention de Isabelle de Silva

Réunion du mardi 14 septembre 2021 à 15h00
Mission d'information sur l'application du droit voisin au bénéfice des agences, éditeurs et professionnels du secteur de la presse

Isabelle de Silva, présidente de l'Autorité de la concurrence :

Merci, madame la présidente. Ce dossier fut extrêmement important et prioritaire pour l'Autorité de la concurrence, qui n'a fait que prendre la suite d'autres autorités s'étant préoccupées de ce sujet des droits voisins, sur lequel la France a joué un rôle particulier.

Le phénomène à l'origine de la disposition qui nous occupe aujourd'hui dans la directive était la place croissante prise par les plateformes numériques et, en leur sein, par les contenus de presse. Après des années de réflexion sur la prise en compte de cette situation et de son éventuelle rémunération spécifique, la directive est venue clore le débat, puisqu'elle reconnaît un droit spécifique aux éditeurs de presse dès lors que leurs contenus apparaissent sur une plateforme numérique. Exprimant d'importants principes dans des termes généraux, cette directive a ensuite été transposée en droit français, la loi française apportant notamment des précisions sur le mécanisme de mise en œuvre. Précisons que les débats sur la loi avaient débuté avant même l'adoption finale de la directive, preuve de l'attachement du Parlement au règlement rapide de cette question.

Plusieurs principes importants figurent dans la loi, dont la reconnaissance du droit spécifique aux éditeurs et agences de presse, qui emporte un certain nombre de conséquences. D'autres dispositions concernent le processus de négociation entre les plateformes et les éditeurs et agences de presse. Nous pouvons ici supposer que les parlementaires avaient anticipé que ce processus ne serait pas nécessairement aisé, compte tenu de l'asymétrie d'information entre les plateformes, d'une part, et les agences et éditeurs de presse, d'autre part. Sans compter que ce droit relativement nouveau n'a pas encore été précisément défini par la jurisprudence.

Un autre élément majeur, eu égard à sa prise en compte par l'Autorité dans ses décisions ultérieures, est le contexte économique dans lequel s'inscrivent les dispositions de la directive et de la loi : la place croissante prise par les plateformes dans notre vie quotidienne, mais aussi en tant qu'acteur économique considérable ; les difficultés du secteur de la presse à trouver un modèle économique pérenne ; un mouvement des utilisateurs, qui basculent de plus en plus de la presse écrite vers la presse en ligne et de la presse dans son ensemble aux plateformes – en tant que substituts à la lecture de presse écrite.

Le thème de la mobilité des chiffres d'affaires fut également récurrent dans les débats, puisque les chiffres d'affaires publicitaires se sont progressivement déplacés de leur cible traditionnelle – les éditeurs de presse – vers les plateformes – moteurs de recherche, réseaux sociaux.

J'en viens maintenant au litige qui nous a opposés à l'entreprise Google. Lorsque la loi est entrée en vigueur en France, Google a mis en œuvre cette disposition d'une manière particulière, qui a conduit les agences et les éditeurs de presse à saisir rapidement l'Autorité de la concurrence. En effet, par un post de blog publié parallèlement à l'entrée en vigueur de la loi, Google avait indiqué : qu'il n'entendait pas verser de rémunération aux agences et éditeurs de presse pour l'affichage des extraits de leurs contenus ; qu'il ne pourrait plus faire apparaître ces contenus sur ses pages sans leur accord ; qu'il proposait aux éditeurs de presse de consentir à une utilisation gratuite de ces contenus, sous peine de les voir disparaître de ses pages.

Quelques jours après cette annonce, une très grande majorité des éditeurs ont consenti aux conditions posées par Google et lui ont donné le droit d'usage qu'il réclamait, soit des contenus plus larges qu'auparavant, mais toujours sans rémunération. Dans le même mouvement, les éditeurs et agences de presse ont saisi l'Autorité de la concurrence en novembre 2019, dans le cadre d'une saisine au fond pour abus de position dominante et d'une demande de mesures conservatoires. L'Autorité a alors statué en urgence dans le cadre de ces mesures conservatoires, avec une première décision dont plusieurs points de référence ont été ultérieurement confirmés par la Cour d'appel de Paris.

Tout d'abord, nous avons retenu la position dominante de Google sur le marché de la recherche en ligne, ce qui induit des conséquences juridiques sur le comportement de Google au regard du droit de la concurrence. Nous nous sommes notamment fondés sur ses parts de marché, sur les barrières à l'entrée et sur les effets de réseau et d'expérience de Google.

Ensuite, il s'agissait de savoir si les conditions pour une mesure conservatoire étaient ou non réunies et si l'abus pouvait être ou non qualifié. Au stade de la mesure conservatoire, nous ne nous prononçons pas définitivement sur une infraction. Néanmoins, pour prendre des mesures, nous devons nécessairement nous baser sur des éléments susceptibles de conduire à la constatation d'une infraction. Nous avons donc retenu un certain nombre de pratiques susceptibles de constituer un abus de position dominante.

D'abord, Google a refusé toute négociation en posant des conditions sans entrer dans une discussion. Ensuite, nous nous sommes basés sur le fait que cette annonce unilatérale se traduisait par un refus général de toute rémunération, puisque la rémunération proposée était égale à zéro pour l'ensemble des éditeurs. Nous avons également retenu, en tant qu'élément potentiellement constitutif d'un abus, le fait que Google aurait, par son attitude, cherché à contourner l'effet de la loi sur les droits voisins, alors même que celle-ci visait à rééquilibrer le partage de la valeur entre les plateformes et les éditeurs de presse.

La deuxième condition légale des mesures conservatoires avait trait à l'élément d'urgence. Notre décision a reconnu un risque d'atteinte grave et immédiate au secteur de la presse, sur la base des éléments de contexte précités : une tendance à la diminution des chiffres d'affaires publicitaires de la presse ; une difficulté à retenir les usagers, y compris pour les abonnements payants en ligne ; un contexte de crise économique sévère pour les acteurs de la presse. Nous avons aussi retenu qu'en laissant la situation en l'état, les éditeurs et agences de presse se seraient trouvés dans une situation plus défavorable qu'avant la loi, alors que celle-ci avait au contraire pour ambition d'améliorer leur situation économique.

À l'issue des décisions de mesures conservatoires rendues en avril 2020, nous avons adressé à Google un certain nombre d'injonctions visant à le faire entrer en négociation de bonne foi, en lui imposant plusieurs obligations :

˗ communiquer les informations nécessaires à la discussion conformément à la loi (article L.218-4 du code de la propriété intellectuelle) ;

˗ respecter une neutralité au cours des négociations : nous ne souhaitions pas que Google reprenne d'une main ce qu'il aurait donné de l'autre, en compensant une rémunération accordée au titre du droit voisin par d'autres considérations économiques ;

˗ rédiger des rapports mensuels ;

˗ les négociations ne devaient pas affecter l'affichage des contenus sur les plateformes, afin de ne pas désavantager les éditeurs et agences de presse.

Cette première décision a été entièrement confirmée par la Cour d'appel de Paris dans un arrêt du 8 octobre 2020, qui est très longuement motivé, et qui tranche un certain nombre de sujets sur des points retenus dans notre décision.

À l'issue de cette première étape, comment en sommes-nous finalement arrivés aux sanctions ? D'abord, même si les décisions de mesures conservatoires coïncidaient plus ou moins avec le confinement, des discussions ont pu être engagées entre différents acteurs de la presse. Au sortir de l'été 2020, trois acteurs insatisfaits de ces discussions – le Syndicat des éditeurs de la presse magazine (SEPM), l'Alliance de la presse d'information générale (APIG), l'Agence France Presse (AFP) – nous ont saisis en non-exécution de notre précédente décision. Nous sommes donc entrés dans une autre phase procédurale de respect de notre décision de mesures conservatoires, dans la mesure où l'une des parties prenantes estimait que cette décision n'avait pas été respectée en plusieurs points, comme la bonne foi de la négociation et la transmission d'informations. Nous avons donc mené une instruction contradictoire approfondie, dans un délai très bref, car nous avions conscience que le sujet demeurait brûlant.

In fine, la décision rendue le 12 juillet conclut que Google n'a pas respecté un certain nombre d'injonctions formulées à son endroit, alors qu'elles pesaient pourtant de manière générale et absolue sur l'entreprise, puisque Google ne s'était pas pourvu en cassation après la décision de la cour d'appel. En effet, selon cette décision, plusieurs faits constituent, selon notre appréciation, une non-application correcte de la décision imposant des mesures conservatoires.

D'abord, une série de faits nous ont conduits à considérer que la négociation n'était pas transparente, équitable et objective et n'avait pas été conduite de bonne foi.

Premièrement, la négociation a dévié vers la création d'un nouveau service Showcase ou Publisher Curated News (PCN). Alors que Google discutait des droits voisins avec les éditeurs, il leur proposait parallèlement d'établir un autre partenariat centré sur de nouveaux services. Si notre décision n'interdisait pas de telles discussions pour ne pas figer les relations économiques, nous avons considéré, en observant finement le déroulé des négociations, que Google avait entendu déplacer les discussions sur un autre service, alors même que les parties en présence ne souhaitaient pas particulièrement que les négociations prennent ce tournant.

Nous avons également considéré que les droits voisins, dans la proposition de Google, ne faisaient pas l'objet d'une valorisation spécifique permettant aux éditeurs de connaître leur rémunération s'ils souhaitaient un jour sortir du service Showcase. Cela pouvait conduire à une fragilisation de leur autonomie économique, alors que le droit voisin leur est reconnu par la loi de manière pleine et entière.

Nous avons aussi retenu que le périmètre de la négociation avait été réduit par Google, qui n'acceptait de prendre en compte que les revenus publicitaires sur les pages de son moteur de recherche, sans tenir compte des revenus associés dans d'autres services de Google ou des revenus indirects. Or il ressortait clairement que la loi entendait retenir une assiette large pour la rémunération des éditeurs, à savoir toute la valeur que la présence de contenus de presse apporte aux sites en ligne. De même, la Cour d'appel avait bien retenu que ces revenus indirects avaient vocation à être pris en charge dans la négociation. Pourtant, ces revenus avaient été exclus des négociations par Google.

Un autre point retenu pour estimer que les négociations ne correspondaient pas à notre décision de mesures conservatoires était le refus de Google d'inclure certaines familles de presse, puisqu'il avait restreint le champ de ceux pouvant discuter avec lui aux éditeurs de presse disposant de la certification information politique et générale (IPG). Or nous avons considéré, à la lecture de notre décision et de la loi, que celle-ci n'avait pas exclu les éditeurs non-IPG du droit à rémunération, et qu'elle avait simplement prévu une possible rémunération supplémentaire pour les éditeurs IPG, eu égard à la valeur particulière des contenus en question. Nous avons donc noté, dans notre décision, que l'interprétation de Google ne nous paraissait conforme ni à notre décision ni à la loi, d'autant que la presse non-IPG rapporte à Google des revenus directs supérieurs à ceux tirés de la presse IPG. Il existait donc un a fortiori, sur le plan économique, à considérer que la presse non-IPG devait être exclue du débat.

Les agences de presse constituaient un autre point de litige entre les parties prenantes. Google considère que ces agences n'ont pas le droit d'accéder aux droits voisins en dehors du cas où un contenu d'agence de presse figurerait dans une publication de presse au sens classique. Or nous avons estimé que notre décision n'était pas ambiguë, puisqu'elle couvrait à la fois les éditeurs et les agences de presse, pas plus que la loi, qui fait constamment référence aux éditeurs et agences de presse. Il nous a semblé que l'interprétation de Google, sur ce point, réduisait la portée de la loi, et l'examen approfondi des travaux parlementaires nous a confortés dans notre sentiment, à savoir qu'une lecture aussi restrictive de la loi n'était pas conforme aux intentions du législateur.

Trois autres violations ont été prises en compte dans notre décision de sanction, dont une relative à l'obligation de communiquer des informations nécessaires à une évaluation transparente de la rémunération due. Le législateur français avait fait le choix de cette obligation spécifique pesant sur l'ensemble des plateformes. Or, si Google a bien transmis des informations aux éditeurs ayant demandé une négociation, cette communication s'avère partielle et non conforme à l'assiette large qui aurait dû être appliquée. Elle est aussi tardive, puisque certains éléments n'ont été communiqués qu'à la fin des trois mois de négociation. La communication est en outre insuffisante, puisque Google ne liait pas les informations transmises et la proposition financière soumise aux éditeurs.

Les deux derniers manquements retenus constituent une double violation de l'obligation de neutralité : sur l'indexation et la présentation des contenus tout d'abord et sur les relations économiques entre Google et les éditeurs et agences de presse ensuite. Là encore, nous déplorons que la négociation sur les droits voisins ait été confondue avec la négociation d'un nouveau service, le programme Showcase, qui n'est aucunement neutre pour les éditeurs, puisque ces derniers auraient dû, pour en bénéficier, consentir de nouvelles prestations et de nouveaux droits sur des articles intégralement publiés. Sans compter que ce programme correspondait à un service de la part des éditeurs, puisqu'il leur appartenait de sélectionner des articles figurant dans ce service Showcase. De même, l'appartenance obligatoire à Showcase en tant que condition pour entrer dans les négociations du droit voisin portait atteinte, selon nous, à l'obligation de neutralité sur les relations économiques, puisqu'un éditeur qui aurait refusé d'entrer dans cette négociation par ce biais aurait pu être pénalisé par rapport à tous les autres éditeurs qui auraient décidé de rentrer dans ce programme Showcase.

Enfin, nous avons noté qu'un autre service de Google – le service Subscribe with Google – avait été inclus dans les négociations. Avec ce service, Google propose des prestations aux éditeurs pour faciliter les abonnements numériques par son intermédiaire, en contrepartie du prélèvement d'un pourcentage sur les abonnements des éditeurs. De fait, selon nous, intégrer les discussions sur ce service aux négociations sur le droit voisin portait atteinte à l'obligation de neutralité des négociations.

Une fois ces constatations retenues, nous avons qualifié ces pratiques d'extrêmement graves. Par principe, le non-respect d'une injonction de l'Autorité de la concurrence par une entreprise est considéré comme un manquement grave par la jurisprudence. En l'espèce, nous avons estimé qu'il existait une stratégie globale consistant à ne pas respecter cette injonction de bonne foi et à rechercher une application minimale du droit voisin pour la cantonner à sa lecture la plus étroite. Cela justifie cette sanction considérable de 500 millions d'euros, dont le montant se base sur les décisions passées de l'Autorité et des juridictions de contrôle, qui tiennent compte de la taille économique des entreprises concernées, de la nature des manquements et de leur insertion dans le cadre concurrentiel. En l'occurrence, nous avons estimé qu'il existait plusieurs éléments de gravité et d'ampleur économique à ce manquement.

Pour nous projeter vers l'avenir, nous avons formulé de nouvelles injonctions à Google pour que les injonctions initiales soient enfin respectées : que Google adresse aux entreprises qui le saisiraient après notre décision une offre de rémunération conforme à la loi au titre de leur contenu protégé, en tenant compte des points tranchés dans notre dernière décision le cas échéant ; que Google puisse fournir les informations prévues par le code de propriété intellectuelle ; une astreinte de 300 000 euros par jour de retard, qui courra à l'expiration d'un délai de deux mois à compter de la demande formelle de réouverture des négociations. Cette décision a de nouveau fait l'objet d'un appel de Google, qui sera porté devant la Cour d'appel de Paris.

À présent, je vous propose de répondre à vos questions avant de vous communiquer les éléments d'actualité portés à notre connaissance depuis notre décision du mois de juillet.

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