Intervention de Anthony Level

Réunion du mardi 5 octobre 2021 à 14h00
Mission d'information sur l'application du droit voisin au bénéfice des agences, éditeurs et professionnels du secteur de la presse

Anthony Level, directeur affaires publiques numériques et européennes du groupe TF1 :

À ce jour, le groupe TF1 ne perçoit aucune rémunération des agrégateurs de news, n'a reçu aucune offre, alors que des discussions officielles ont commencé depuis l'entrée en vigueur de la loi.

La problématique qui nous préoccupe est au croisement de la capacité à investir dans des contenus de qualité, de la liberté éditoriale, de la capacité à découvrir des contenus d'information, du pluralisme, de la lutte contre les infox, l'opacité algorithmique des agrégateurs, la collecte massive de données, la combinaison de ces données et in fine l'entraînement de l'intelligence artificielle avec ces données. C'est un enjeu intrinsèquement politique, un enjeu de société, au-delà de l'enjeu économique organisé par la loi. Comment pouvons-nous assurer l'alimentation du web en informations vérifiées face au torrent d' infox véhiculées par les réseaux sociaux et les plateformes ? C'est un enjeu démocratique, presque sanitaire du point de vue de la santé psychologique.

Nous devons gérer une asymétrie de puissance dans la négociation, couplée à une asymétrie absolue dans la possession des données permettant de définir la rémunération adéquate. Nous sommes face à un acteur qui maîtrise l'assiette et le taux des sommes qu'il doit nous reverser. Dans ce contexte, il est intéressant d'étudier la tectonique des plaques entre GAFAM. Microsoft a joué un rôle devant l'Autorité de la concurrence en expliquant que les revenus indirects allaient au-delà de la publicité, dans l'ergonomie, dans la capacité à rebondir sur d'autres produits et dans l'entraînement algorithmique. Nous avons également observé une passe d'armes entre Apple et Facebook qui n'ont pas le même modèle économique. Microsoft a fait le jeu des éditeurs même s'il ne veut négocier qu'avec les sociétés de gestion collective, ce qui ne me paraît pas conforme à la loi.

L'Europe prépare deux règlements importants, le Digital Services Act (DSA) et le Digital Market Act (DMA) et la situation en France constitue un galop d'essai sur notre capacité à faire respecter les règles. TF1 a une expérience assez forte en contentieux contre les plateformes et notamment contre YouTube. Nous considérons qu'il n'existe que deux façons de conclure un accord avec les GAFAM. Soit vous êtes un primo contractant et, malgré des renoncements, vous êtes le premier à signer un accord, soit vous allez au terme de toutes les procédures judiciaires. TF1 s'est associée à la plainte devant l'Autorité de la concurrence mais nous regrettons que les astreintes qu'elle a prononcées ne bénéficient qu'aux trois primo notifiants de la plainte.

Souvent, les GAFAM préfèrent les condamnations à un changement de comportement. Ils font la balance entre le coût des sanctions et celui des avantages concurrentiels et économiques dont ils disposent. 500 millions d'euros ne représentent qu'une heure trente de chiffre d'affaires de la société Alphabet, maison mère de Google. Ils ont la même approche sur les questions autour des cookies ou du RGPD.

Lci.fr et certains sites de la galaxie Unify sont éligibles au droit voisin. Même si le produit lci.fr a une très forte composante vidéo, il participe à l'information politique et générale comme l'a confirmé la CPPAP. La vidéo est citée dans la loi, au même titre que les photographies. Par ailleurs, le produit de Google a évolué et permet de mettre des preview vidéo dans les snippet, ce qui permet de les prévisualiser dans l'univers de Google.

Google a cherché à limiter les sites éligibles au droit voisin aux sites issus de la presse disposant d'un modèle payant. Il considérait que les sites participaient à l'information politique et générale uniquement si des citoyens étaient prêts à débourser de l'argent pour avoir accès à cette information. Or, cette approche n'est pas représentative de l'information en France.

L'investissement matériel, financier et humain des éditeurs n'a jamais été pris en compte au cours des différentes auditions. C'est d'ailleurs la seule donnée qui n'est pas sous la maîtrise des débiteurs de l'obligation. Les synergies entre TF1 et LCI renvoient cette richesse vers le web, où elle est indexée par les plateformes. Elle devrait donc être reflétée dans l'équation économique générale. Pourtant, la loi cite parmi les critères d'éligibilité au droit voisin les investissements, avant même la participation à l'information politique et générale. C'est tout à fait normal car pour innover et vérifier les informations, les éditeurs ont besoin d'argent !

Il y a également un lien entre les investissements des éditeurs et les renoncements. Dans les accords qui ont déjà été signés par certains éditeurs, Google mixe la rémunération au titre du droit voisin avec Showcase. Nous sommes convaincus que ces accords ne prévoient pas de rémunération spécifique pour le droit voisin et qu'ils ne tiennent pas compte des investissements ni de la transparence. L'Autorité de la concurrence considère que ces accords ne sont pas conformes à la loi. Comme je vous le disais, les éditeurs primo-accédants à une rémunération de Google ont dû renoncer à certains droits, créant ainsi une double asymétrie de concurrence. Ce sont les sites les moins importants en termes d'information qui sont le mieux rémunérés par Google.

Les débiteurs de l'obligation sont confrontés, comme Madame Toledano l'a souligné, à un risque de révélation de leur modèle économique. Dans ses offres, Google va occulter la dimension algorithmique de son modèle et sa valorisation.

Dans le modèle Google Showcase, qui n'est pas encore disponible en France mais qui l'est en Allemagne, les éditeurs de news sont transformés en fournisseurs de contenus. Google dispose donc de deux produits, Google News « grevé » d'une rémunération proportionnelle au profit des éditeurs et Google Showcase qui ne l'est pas. Nous craignons que le produit Google Showcase soit favorisé au détriment de Google News, ce qui posera des problèmes de pluralisme, puisque c'est Google qui déterminera la ligne éditoriale. Showcase est déjà sous le coup d'une procédure devant l'Autorité de la concurrence allemande en raison de la distorsion de concurrence entre les acteurs, puisque tous ne sont pas éligibles à Showcase.

Sur les pistes de solutions, nous ne connaissons pas encore le comportement de Google sous astreinte effective. La proposition du GESTE pour améliorer la loi nous semble pertinente puisqu'elle vise à combler les vides qu'elle a créés et qui sont mis en lumière par la double asymétrie que j'ai mentionnée en introduction. Le GESTE suggère de définir des durées fixes pour les négociations et que des tiers interviennent pour objectiver la transmission de données. Il est également possible d'envisager des propositions de compromis ou des fixations de prix temporaires pour poser des jalons successifs permettant d'aboutir à un accord final.

Une autre piste pourrait être de confier à l'ARCOM, qui sera mise en place le 1er janvier 2022 et qui sera aussi le Digital Services Coordinator au titre du DSA, des pouvoirs de gestion des conflits ou une capacité arbitrale. L'ARCOM disposera du poids nécessaire pour opposer ses décisions.

Sur l'organisme de gestion collective (OGC), nous n'avons pas d'avis puisque nous n'avons pas de proposition de rémunération. Si celle-ci est forfaitaire, la question de l'adhésion à l'OGC ne se posera pas vraiment. Par ailleurs, nous craignons d'être dilués parmi les acteurs traditionnels de presse qui ne prendront pas en compte nos spécificités vidéo, notre part d'investissement et la mutualisation de nos antennes avec le numérique. Nous sommes donc agnostiques et notre position dépendra du modèle économique définitif.

Enfin, nous nous poserons la question de la rémunération des journalistes quand nous aurons reçu une offre. J'observe de nombreuses initiatives du côté de Thierry Breton dans le cadre du Media Audiovisual Action Plan qui comprend des dispositifs pour assurer la sécurité physique des journalistes. La problématique de sécurité économique des journalistes sera gérée en temps voulu et nous soulignons le côté vertueux de ce ruissellement de valeur.

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