Intervention de Denis Gaucher

Réunion du mercredi 27 octobre 2021 à 14h00
Mission d'information sur l'application du droit voisin au bénéfice des agences, éditeurs et professionnels du secteur de la presse

Denis Gaucher, président de la Fédération des entreprises de veille média (FeVeM), CEO de Kantar Media France :

Au nom de l'ensemble de la FeVeM, je vous remercie de nous accueillir et de nous auditionner. Comme vous l'avez indiqué, les sociétés de veille disposent d'une longue expérience dans l'usage numérique des contenus de presse et dans les questions de propriété intellectuelle suscitées par notre activité. Le nouveau droit voisin des éditeurs de presse entraîne des conséquences sur nos métiers et nous souhaitions porter devant vous une série de réflexions sur ce sujet.

Je vous exposerai d'abord une image qui résume notre métier. À la fin du XIXe siècle, un homme amoureux d'une actrice de théâtre collectionnait l'ensemble des articles la concernant. Ainsi est né l'Argus de la presse, devenue Cision, membre de notre fédération. La France a inventé le métier de la veille média, si bien qu'une des deux grandes fédérations internationales représentant les intérêts des sociétés de veille dans le monde porte un nom français, la Fédération internationale des bureaux d'extraits de presse (FIBEP). Créée après-guerre, elle compte près de 150 membres et représente une quarantaine de pays dans le monde.

La veille média consiste aujourd'hui à lire l'ensemble des titres de presse papier, numérique, télévisuelle et radio pour le compte de nos clients puis à sélectionner, trier, hiérarchiser, analyser les contenus de presse qui les intéressent, selon des mots clés, des thèmes, et des filtres définis avec eux. Cette analyse peut prendre la forme de panoramas de presse ou d'envois d'articles associés à des alertes par courrier électronique. Il peut également s'agir d'une analyse plus approfondie effectuée par nos chargés de veille et analystes médias à partir des articles parus dans la presse. Les sociétés de veille comme Kantar ou Cision transmettent le fruit de leur veille à des milliers d'entreprises et institutions. Certaines de ces institutions sont internationales, comme la Commission européenne, la Banque européenne d'investissement, le Conseil de l'Union européen ; d'autres sont nationales comme le Sénat, l'Assemblée nationale, les ministères, les conseils régionaux, ou les mairies. Les décideurs publics et privés lisent ainsi quotidiennement le résultat de ces veilles et analyses informationnelles à haute valeur ajoutée, qui constituent parfois un véritable socle pour leur processus décisionnel en matière de communication.

Pour nos clients, notre activité est indispensable et même vitale au regard des évolutions médiatiques des dernières années. Nous connaissons tous les phénomènes d'infobésité, de fausses informations ou de bulles de filtres. En dehors des sociétés de veille, nul ne peut suivre l'ensemble des médias traditionnels et numériques, tant sur le plan national qu'international. Notre rôle est de répondre à ce besoin d'information, de tri et d'analyse.

Le métier de la veille et de l'analyse média a évolué au fil du XXe siècle avec le développement des médias radiophoniques, télévisuels et numériques. Jusque dans les années 1990, notre métier consistait à trouver, sélectionner et découper des articles de journaux aux ciseaux, ou à enregistrer et copier des cassettes vidéo ou audio. Nous collions les coupures de presse sur des feuilles blanches que nous envoyions par coursier ou voie postale à nos clients. Ensuite, ces coupures et panoramas ont été photocopiés. Du point de vue des droits d'auteur, les éditeurs percevaient une rémunération de notre part et de celle de nos clients, en application d'un régime légal de gestion collective obligatoire, spécifique à la reprographie via un organisme de gestion collective, le Centre français d'exploitation du droit de copie (CFC). Ce système était très vertueux, car nous n'avions qu'un seul interlocuteur pour toute la presse et les éditeurs recevaient les redevances en fonction de l'usage de leur contenu dans nos prestations.

Le monde numérique a révolutionné nos méthodes de travail et nos produits, tout comme elle a bouleversé le monde des médias en amont et les besoins de nos clients en aval. Nous avons commencé à scanner des journaux et magazines et à découper des articles à l'aide d'outils informatiques, que nous mettions à disposition de nos clients par courriel, puis sur des plateformes sécurisées. La numérisation au scanner de la presse papier en amont et la mise à disposition d'articles de presse dans son intégralité au format numérique nécessitaient l'autorisation de l'éditeur ainsi que le paiement de redevances de droit d'auteur qui ne pouvaient plus relever du régime légal de la reprographie papier. En France, les sociétés de veille se sont alors réunies à la demande du CFC et des éditeurs eux-mêmes afin d'élaborer des modèles de licence et de rémunération. Ce travail commun a été essentiel dans la mise en place d'un cadre juridique et contractuel pour le secteur. Le CFC a créé une première licence pour permettre aux sociétés de veille de numériser les contenus médias puis de les mettre à disposition de leurs clients dans le cadre d'un modèle spécifique de paiement de redevances de droit d'auteur.

Quand une société de veille met à disposition d'un client une copie numérique d'un article, elle paie un premier droit de copie pour un premier destinataire. Si le client souhaite que les copies numériques d'articles soient mises à disposition de plusieurs personnes en interne, il doit en demander l'autorisation au CFC et payer des redevances complémentaires, qui varient selon le nombre de destinataires en interne. Contrairement au modèle prévu pour la diffusion papier dans le cadre de la reprographie, ce n'est pas un système de gestion collective obligatoire, mais volontaire. L'éditeur seul décide de confier ou non la gestion de ses droits numériques au CFC. Dans le cadre d'un mandat, le CFC octroie les autorisations aux sociétés de veille et à leurs clients et collecte les redevances correspondantes pour les répartir à chaque éditeur. Certains éditeurs préfèrent passer par un autre mandataire ou conclure des contrats directs avec les sociétés de veille. La cohabitation de trois systèmes de gestion des droits différents pour un marché aussi petit que le nôtre n'est pas sans poser problème. De tels modèles de gestion des droits concurrents complexifient la gestion des droits et posent des problèmes de distorsion de concurrence dans la mesure où l'égalité de traitement entre les différents acteurs du marché de la veille n'est pas toujours respectée. Certains acteurs bénéficient d'un modèle de paiement au clic : le droit d'auteur est payé uniquement si l'article est consulté. D'autres acteurs, tels que les membres de la FeVeM, et leurs clients, paient sur la diffusion théorique. Si un panorama de presse est diffusé dans une institution de 100 personnes, même si seules 35 consulteront l'article, ces 100 personnes paieront. À partir de 2013, la FeVeM a souhaité une égalité de traitement sur le marché en demandant que le CFC soit le seul collecteur des droits numériques comme il l'est pour la reprographie. Nous avions échangé avec Mme Émilie Cariou, qui travaillait alors au ministère de la culture et est aujourd'hui membre de votre mission. Au dernier moment, les éditeurs ont fait obstacle et il n'y a toujours pas à ce jour de réelle équité sur le marché de la gestion des droits qui reste complexe à comprendre pour nos clients.

Nous entretenons de bons rapports avec le CFC qui demeure notre principal interlocuteur. Il est un acteur incontournable du marché qui agit en tant que facilitateur pour les sociétés de veille puisqu'il est un guichet unique d'obtention des autorisations et de collection des droits de nombreux titres de presse. Il représente les intérêts des éditeurs en assurant un dialogue entre le monde des médias et celui de la veille média dont il a une très bonne connaissance, à la différence de certains éditeurs. Il contrôle et audite régulièrement les sociétés de veille média pour vérifier le respect des conditions de licences et nos déclarations d'usage des contenus. Ces audits assurent une garantie aux éditeurs et nous permettent de montrer notre transparence et notre sérieux auprès des éditeurs. Le CFC peut également contrôler et auditer aussi nos clients. Le CFC est le seul organisme de gestion collective en Europe qui possède des modèles de licence pour la presse papier, numérique, radio et télévisuelle dans notre secteur.

Bien que des améliorations puissent être envisagées dans la gestion des droits des éditeurs pour assurer un marché plus équitable, ce marché a su s'organiser, dialoguer et négocier avec les éditeurs dans le respect de leurs droits depuis de nombreuses années. À ce titre, les propos de M. Jean-Marie Cavada associant Kantar à l'acronyme de KAFARD, devant votre mission en septembre, ont choqué notre fédération. M. Cavada nous accuse d'évoluer sur un marché occulte et prédateur, cachés dans la forêt derrière l'arbre des GAFA. Au contraire, nous respectons le droit d'auteur dans l'univers numérique depuis vingt ans. L'une des conditions d'adhésion à notre association est le paiement de redevances de droit d'auteur aux éditeurs. Si tous les acteurs du web avaient joué ce jeu comme nous l'avons fait, l'établissement d'un droit voisin n'aurait pas été nécessaire.

La lettre d'information publiée par le CFC au mois de mai 2021 indique que les revenus générés par nos activités au profit des éditeurs représentent 23 millions d'euros en 2020. Kantar, Cision et leurs clients sont les principaux contributeurs de ces 23 millions d'euros. À ce montant en constante augmentation depuis plusieurs années s'ajoutent les sommes versées par les entreprises de veille aux éditeurs n'ayant pas mandaté le CFC, et qui représentent 4 à 5 millions d'euros par an. Au total, le montant des redevances payées aux éditeurs et agences de presse par les sociétés de veille média et leurs clients s'élève à près de 30 millions d'euros par an. Cette somme représente approximativement 28 % de notre chiffre d'affaires global, qui s'élève à environ 110 millions d'euros. Ce pourcentage est important, car il équivaut au triple de ce que représentent les droits d'auteur en moyenne sur le droit européen dans les secteurs d'activités culturelles ou médiatiques. Cette moyenne est d'environ 10 %. Notre marché de veille média n'est ni prédateur ni occulte. Nous procédons à des déclarations détaillées de chaque usage des contenus médias mis à disposition de nos clients. Il existe dans nos métiers une traçabilité de l'information. Chaque client qui reçoit une coupure de presse est déclaré au CFC ou aux éditeurs. Nous sommes audités régulièrement et notre taux d'erreur est quasiment nul par rapport à nos déclarations. Lors de ces audits, les agents assermentés du CFC contrôlent scrupuleusement nos contrats, factures et portails clients, et vérifient chaque contenu mis à disposition durant une période donnée et le nombre d'utilisateurs autorisés à accéder au portail. Nous sommes l'un des marchés les plus transparents, contrôlés et sérieux en la matière. Il est de notre intérêt de conserver la meilleure relation avec nos éditeurs, car nous ne pourrions exercer notre métier sans la confiance qu'ils nous accordent. Croire que Kantar ou Cision, membres de la FeVeM, appartiennent à des groupes mondiaux qui ne respecteraient pas le droit est une vue de l'esprit.

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