Depuis ma prise de fonction à la présidence du groupe SNCF, en novembre 2019, j'ai eu l'honneur de venir plusieurs fois m'exprimer devant la représentation nationale, dans le cadre de l'article 13 de la Constitution mais aussi, au printemps, pour faire le point sur l'épidémie. Je suis d'ailleurs tout à fait disposé à revenir devant vous chaque année pour évoquer la situation de l'entreprise.
Nous avons géré cette crise, ce qui n'a pas été facile, et nous sommes parvenus à engager la transformation de l'entreprise. J'ai toujours en tête la nécessaire préparation de la sortie de crise afin de répondre aux évolutions des attentes telles qu'elles se sont dessinées pendant cette longue période car la crise peut profondément modifier la façon dont les Français organisent leurs mobilités.
Lorsque je suis arrivé, la SNCF était en pleine ébullition et connaissait une forte tension sociale. Je pense avoir réussi à rétablir le dialogue social avec toutes les organisations syndicales ; le travail d'écoute et d'explication paie. J'ai une conviction forte : c'est avec les cheminots, et pas sans eux ou contre eux, que nous ferons la nouvelle SNCF.
Nous faisons aujourd'hui face à deux mutations importantes et concomitantes qui bousculent la SNCF.
La première mutation, c'est la crise épidémique, ses secousses, que l'on commence seulement à mesurer et qui seront peut-être plus fortes que prévu : nous observons une baisse inédite du trafic ferroviaire, en particulier pour le TGV qui fêtera ses quarante ans d'existence l'année prochaine – quarante ans d'une croissance continue et forte – et nous assistons à un changement des habitudes et des comportements des Français en matière de mobilité.
La seconde mutation, c'est l'imminence de l'ouverture à la concurrence puisque des lots seront attribués dès 2021 – dont certains, je l'espère, à la SNCF. Cela entraînera un changement dans le fonctionnement même du marché ferroviaire.
Ce contexte nous conduit à nous interroger sur le modèle du groupe et, plus globalement, sur le modèle du ferroviaire en France.
Notre ambition reste inchangée. Nous voulons garantir à chaque territoire un service public de haute qualité et continuer à être utiles au pays pour répondre à l'urgence sociale que vous avez évoquée – dont certains signes, que la crise sanitaire multipliera, se sont déjà manifestés – ainsi qu'à l'urgence climatique : le ferroviaire est en l'occurrence la solution, selon les recommandations même de la Convention citoyenne pour le climat et du Green Deal européen. Nous assistons à un « alignement des planètes » grâce auquel le train apparaît bien comme la colonne vertébrale d'une nouvelle mobilité pour les voyageurs comme pour les marchandises.
Le débat sur ce nouveau modèle est bien sûr au cœur de ma réflexion en tant que président du groupe et il anime toute l'équipe dirigeante qui m'entoure. J'ai la conviction que ce débat est également public, national, qu'il appartient de plein droit aux Français et que l'on ne doit pas le craindre.
La question financière est centrale car les sommes d'argent public en jeu sont considérables, tant en ce qui concerne les dépenses d'investissement que de fonctionnement.
L'équilibre même du pacte ferroviaire décidé en 2018 est soumis au choc de la crise sanitaire et nous sommes entièrement mobilisés pour construire la soutenabilité économique de l'entreprise. Au-delà, la question de la soutenabilité politique du modèle se pose toujours : quel ferroviaire voulons-nous pour notre pays ?
C'est pourquoi je souhaite partager avec vous notre diagnostic.
Malgré toutes les difficultés liées à la gestion de la crise, le cap stratégique est très clair et ma détermination intacte pour que l'entreprise devienne, d'ici 2030, un champion mondial de la mobilité durable des voyageurs et des marchandises, avec un cœur de métier – le ferroviaire – et un pays de référence – la France.
L'attention de l'État et des parlementaires vis-à-vis du groupe que j'ai honneur de présider a été décisive au cours de cette première année d'exercice : j'ai pu compter sur vous ! La période est rude, les risques s'accumulent, et nous sommes tous directement affectés. Je souhaite que la SNCF se tienne aujourd'hui plus que jamais aux côtés des Français et des territoires. Nous sommes une entreprise publique et nous avons un rôle à jouer pour faire face aux difficultés qui s'amoncellent.
Avant la crise sanitaire, nous avons connu une crise plus « classique » dans le secteur ferroviaire, puisque nous avons dû gérer deux mois de grève continue contre la réforme des retraites. À peine cette première épreuve était-elle terminée que nous avons dû embrayer avec la crise sanitaire.
L'activité ferroviaire a connu un coup d'arrêt brutal et inédit. Nous sommes passés de 15 000 à 3 500 trains par jour pendant le premier confinement et de 5 millions de voyageurs par jour à moins de 150 000, ce qui est logique puisqu'il importait de réduire les déplacements des Français afin d'éviter que l'épidémie ne se propage trop vite. Nous nous sommes préparés à une éventuelle réplique et… nous n'avons pas été déçus : le deuxième confinement constitue un nouveau choc opérationnel, financier, et même moral car il est peut-être plus difficile à vivre et à accepter que le premier, même s'il est moins rigoureux.
Je salue le travail collectif accompli par l'entreprise, qui a témoigné de sa promptitude, de sa souplesse et de sa capacité de mobilisation : les cheminots se sont mobilisés dans un climat social apaisé et responsable. La SNCF a su aussi se dépasser puisque, à la demande des autorités de santé publique, dix TGV sanitaires ont circulé pour soulager certains hôpitaux et faire en sorte qu'une centaine de malades soient soignés dans de meilleures conditions. Elle a ainsi témoigné de son attachement aux territoires et à l'intérêt général, valeur fondamentale des cheminots.
Symbole récent de cette utilité : une greffe du cœur et une vie sauvée grâce à l'acheminement d'un greffon à grande vitesse ferroviaire, dans la cabine d'un TGV, entre la Lorraine et Paris.
Cette entreprise fonctionne et continuera de fonctionner malgré les difficultés car elle est consciente des urgences auxquelles nous sommes confrontés.
Nous avons constaté l'importance du système de fret : les entreprises ont besoin du ferroviaire pour transporter des marchandises mais aussi des produits pétroliers et chimiques, par exemple pour le traitement de l'eau dans les grandes villes, des céréales – vidage des silos et transport vers de grands ports comme celui de La Rochelle.
Les cheminots ont travaillé alors même que les conditions sanitaires étaient précaires puisque nous n'avions pas encore de masques. Pendant cette période, nous avons su travailler avec les autorités organisatrices, les régions, Île-de-France Mobilités, pour assurer la continuité du service public.
L'urgence, ce sont aussi les catastrophes naturelles. Dans les Alpes-Maritimes, nous avons transformé en une nuit des TER en trains cargos de marchandises puisque les routes étaient détruites et que les hélicoptères ne pouvaient pas tout faire. Ce sont eux qui ont transporté de l'eau, des médicaments, des vivres dans la vallée des Merveilles, durement touchée par ces terribles inondations.
Nous avons également en tête l'urgence sociale. Nous avons ainsi été au rendez-vous de l'été en augmentant le nombre de trains et en baissant les prix : 4 millions de billets TGV à petits prix ont été vendus, de même que 1 à 2 millions de billets TER à prix très bas. Ainsi, par rapport à la même période de l'année dernière, 85 % de la clientèle est revenue.
La SNCF a très concrètement démontré sa capacité à répondre à la demande des Français, grâce au travail et à l'engagement des 140 000 cheminots. Nous pouvons être fiers de cette grande entreprise et de ses personnels !
Sur le plan économique, la baisse de la fréquentation des TGV est importante. Si les voyages de loisirs se maintiennent à peu près, les déplacements professionnels sont lourdement affectés par la crise : télétravail, téléréunions, annulation des salons professionnels, tous les grands « générateurs » de trafic sont à l'arrêt, ce qui nous prive quasiment de la moitié de notre clientèle « affaires » et donc, de revenus importants. En septembre et en octobre, avant le deuxième confinement, le chiffre d'affaires TGV avait diminué de 50 % environ : 40 % de volume et 10 % d'effets tarifaires en moins.
Avant l'annonce du second confinement, les pertes de chiffre d'affaires s'élevaient à 5 milliards d'euros. La situation s'aggravera encore d'ici la fin de l'année : ce choc économique, là encore, est d'une ampleur inédite, malgré les économies qui ont été réalisées – 1,8 milliard d'euros en 2020 – grâce au report des investissements, au système de chômage partiel dont nous avons pu bénéficier grâce au Gouvernement et à la réduction des frais de fonctionnement.
Si, en 2018, l'État a désendetté le système ferroviaire à hauteur de 35 milliards d'euros, nous avons également bénéficié des 4,7 milliards du plan de relance. Merci au Gouvernement d'avoir répondu présent ! Dans une logique d'investissement, d'activité et de rénovation du système ferroviaire et non de désendettement, cette somme sera consacrée au réseau, dont 600 millions d'euros pour les lignes de desserte fine du territoire.
Pour la première fois, nous sortons d'une ambiguïté historique concernant ces petites lignes et leur devenir : qui les finance, entre État, régions et SNCF ? L'initiative gouvernementale permettra de clarifier les rôles de chacun à travers des protocoles entre l'État et la région comme, par exemple, Auvergne-Rhône-Alpes, autour de l'aménagement des lignes de voyageurs et de fret.
Deuxième grande ambition du plan de relance : le fret. Par rapport à la route, il ne représente que 9 % du marché, ce qui est inférieur à la moyenne européenne – entre 15 % et 18 % – et bien éloigné de la Suisse et de l'Autriche – au-delà de 30 %. Ces deux pays, alpins, bénéficient de politiques volontaristes. L'Autriche est le meilleur élève de l'Europe parce qu'elle bénéficie de véritables systèmes d'aides, notamment aux wagons isolés. Je remercie le Gouvernement d'en avoir institué pour la première fois : nous pourrons ainsi, dans un premier temps, stabiliser cette activité puis, je l'espère, la développer.
Les trains de nuit étaient en perte de vitesse suite au développement du TGV, puisque des trains de jour s'y étaient substitués. Le Gouvernement a décidé de relancer deux liaisons supplémentaires : outre le Paris-Briançon et le Paris-Latour-de-Carol, le Train bleu reliera Paris à Nice, et la Palombe bleue, qui reliait Paris à Hendaye via Bordeaux, desservira désormais Toulouse, Tarbes et Pau. Pourquoi d'ailleurs ne pas envisager d'autres trains de nuit, notamment européens ?
À propos du modèle économique, j'insiste sur la péréquation, typique du système ferroviaire à la française mais hélas fragilisée par la crise.
Première péréquation : avant la Covid-19, une ligne de TGV sur deux n'était pas rentable. Le coût des péages est en effet bien plus élevé qu'il ne l'est par exemple en Espagne ; une rame de TGV coûte 30 millions d'euros et doit être amortie, à quoi s'ajoutent les coûts de fonctionnement, de personnels, de l'énergie, etc. Lorsque les lignes rentables étaient prospères, la péréquation permettait d'irriguer le reste du territoire – hormis la Normandie, l'Auvergne et le Limousin, qui ne sont malheureusement pas desservis par le TGV.
Deuxième péréquation : le TGV finance les TET à travers la taxe sur le résultat des entreprises ferroviaires (TREF) et la contribution de solidarité territoriale (CST). Cela soulève quelques interrogations : est-ce normal que le ferroviaire finance le ferroviaire, d'autant plus que ce secteur ne va pas bien ? Est-ce normal que la SNCF finance des lignes qui pourraient être attribuées à la concurrence ? Peut-être faudra-t-il qu'avec les parlementaires et le Gouvernement, nous examinions le bien-fondé de ce système.
Troisième péréquation, qui date de 2018 et qui est très saine puisque l'argent reste au sein du système ferroviaire : le bénéfice dégagé par les activités ferroviaires, dont le TGV, finance la régénération du réseau à travers un fonds de concours. Mais encore faut-il qu'il y ait des bénéfices. Or nous risquons d'être confrontés à un problème d'équilibre, dont il faudra là encore parler avec le Gouvernement et les parlementaires.
Je suis conscient des défis stratégiques auxquels l'entreprise doit répondre. Nous avons lancé à cette fin le projet « Tous SNCF ».
Le premier défi est environnemental. Le train doit être le gagnant de la sortie de crise sanitaire. Or, aujourd'hui, la voiture est plutôt mieux placée. Il convient donc de créer les conditions pour que le train soit le mode de transport de voyageurs et de marchandises le plus utilisé. Si vous ne deviez retenir qu'un chiffre, c'est celui-ci : le ferroviaire émet en moyenne vingt fois moins de CO2 que les autres modes – les transports étant responsables de 25 % à 30 % des émissions. Le report modal de la voiture et de l'avion vers le ferroviaire doit donc être impérativement encouragé. C'est l'alpha et l'oméga d'une politique environnementale.
Le deuxième défi est socio-économique. Nous avons recruté 3 700 personnes en contrats à durée indéterminée (CDI) cette année, malgré la crise, et nous en recruterons 2 500 l'année prochaine. Nous réalisons des efforts importants en direction de la jeunesse avec 7 000 contrats d'alternance, à quoi s'ajoutent 2 500 contrats d'insertion : près de 10 000 jeunes ont ainsi la possibilité de trouver une place, une formation et de s'intégrer dans le monde du travail avec la SNCF. Une grande entreprise comme la nôtre se doit de soutenir les politiques publiques en faveur de l'emploi et des jeunes.
Le troisième défi est territorial. La SNCF, dont la politique a été trop centralisatrice ces dernières années, doit retrouver le sens des territoires. Il y a une stratégie nationale, certes, mais il y a aussi des stratégies régionales. Les besoins ferroviaires doivent être évalués depuis la Bretagne, les Hauts-de-France, la Nouvelle-Aquitaine, l'Occitanie, etc. Nous avons besoin de ce regard territorial pour comprendre les besoins et les enjeux, ce à quoi je m'emploie à travers la nomination de coordinateurs régionaux. J'ai également rencontré l'ensemble des présidents de région afin de discuter avec eux de ces questions. Je souhaite que la SNCF devienne un partenaire des collectivités pour répondre aux enjeux de cohésion sociale, d'emploi, de transition énergétique.
Je suis convaincu que le ferroviaire a de l'avenir. La crise que nous traversons dure mais ce secteur est le grand mode d'avenir de la mobilité. J'ai confiance en la SNCF, en dépit de la concurrence, car elle a des atouts à faire valoir. Certes, nous perdrons quelques marchés mais nous saurons garder la confiance des autorités organisatrices.
Depuis que je suis à la tête de l'entreprise – j'espère que vous me ferez confiance pour continuer mon mandat ! – je souhaite que la SNCF porte haut les ambitions de la France en matière de mobilité. Pour nous, le mot-clé est « utile ». Nous devons être utiles en période de crise, utiles aux territoires, aux voyageurs et aux chargeurs, utiles pour répondre à l'urgence climatique – Green Deal, Convention citoyenne pour le climat, impulsions politiques données par le Gouvernement en matière de transition écologique –, utiles sur le plan social et économique – je songe à l'égalité femmes-hommes qui, avec la jeunesse, fait partie des grandes causes défendues par l'entreprise. Je souhaite que, pendant mon mandat, nous avancions sur toutes ces questions.
Le « monde d'après » a déjà commencé dans la tête des décideurs politiques ou économiques. Vous aurez compris que nous cherchons à en appréhender les caractéristiques pour que la SNCF et la mobilité ferroviaire soient une solution en sortie de crise et que nous sortions renforcés de la période difficile que nous traversons.