Je voudrais me situer sur un terrain un petit peu différent que celui sur lequel vous vous êtes placés. Nous sommes très convaincus par ce que vous dites et, notamment, sur les modalités d'organisation du système et sur la nécessité d'éviter de tomber sur les écueils précédemment évoqués. Je crois que c'était l'objet de votre rapport et nous ne pouvons, de ce point de vue là, que l'approuver. J'aimerais vous faire part de l'interrogation qui m'anime au regard de mon expérience de vieux militant européen. J'ai eu des expériences variées, en tant que parlementaire européen ou Président du mouvement européen au moment du Traité de Maastricht, par exemple. S'agissant des députés européens, je crois que c'est un mauvais procès que celui que nous leur faisons. En 2004, ma circonscription en tant qu'eurodéputé, allait du Mont-Saint-Michel à la frontière belge. Où devais-je mettre ma permanence ? Au-delà de cette question, j'ai fait le calcul du nombre de réunions que j'ai organisées sur une année, indépendamment de celles au Parlement européen et en 2003, j'ai tenu 215 réunions sur l'Europe. Ce qui était très intéressant, c'est que je préparais soigneusement mon propos et l'axais sur des éléments qui, en général, intéressaient l'auditoire. Les gens étaient contents mais il n'en ressortait rien, comme si j'avais labouré la mer. Il n'en ressortait rien, pour des raisons d'ordre anthropologique : les gens n'avaient pas la structure idéologique propre à accueillir un discours cohérent sur l'Union européenne parce qu'ils raisonnaient à partir d'autres catégories, par exemple le clivage droitegauche, tel que nous le vivions ou l'idée d'un pouvoir unifié. Autant de principes et de logiques qui ne sont pas applicables à l'Europe.
J'ai toujours eu le sentiment qu'il y avait un problème central : le fait que le projet européen que l'on veut diffuser et auquel on veut faire adhérer les gens n'existe pas. La construction européenne existe, l'Europe existe, comme un processus, mais pas comme modèle, pour parler comme Marx. D'où l'extrême difficulté de notre entreprise. Le Président Macron nous parle de refondation de l'Europe, mais qu'avons-nous à vendre ? C'est exactement ce que disait Michel Herbillon tout à l'heure, nous avons un bilan à présenter, mais cela ne suffit pas. Nous sommes dans une situation extrêmement délicate et il y a deux dangers sur le fond. Le premier, c'est l'apologétique. Ce n'est pas une logique pertinente aujourd'hui puisque nous sommes dans une démarche de refondation et de clarification. Le second, c'est la « fête aux valeurs ». Comme nous ne sommes pas tous d'accord – et cela est normal car les partis politiques sont faits pour professer des idées différentes – nous nous interrogeons sur ce qui nous réunit. Ce qui nous réunit, ce sont les valeurs mais le problème des valeurs est qu'il ne suffit pas de les proclamer et de défendre l'Europe pour que cela fonctionne. Pour que ce débat fonctionne, il faut que l'on réponde à des questions fondamentales. Quand Siéyès écrit Qu'est-ce que le Tiers-État, il présente une matière intellectuelle qui a été portée dans toutes les sociétés depuis plus de trente ans et dans un petit opuscule paru en janvier 1789, il pose très exactement les termes du débat qui sera celui des États généraux. Il en va de même des débats menés lors de la convention américaine de Philadelphie : l'ensemble des problèmes américains est posé dans des termes qui sont encore actuels aujourd'hui. C'est ce travail fondamental qui nous manque et que nous devons effectuer.
Nous devons aider les Européens, nos concitoyens et nous-mêmes, à répondre à la question suivante : qu'est-ce qui doit être spécifiquement fait au niveau de l'Europe ? Pourquoi y a-t-il des choses que l'on doit faire à ce niveau-là et pas au niveau national ou mondial et quelles sont ces choses ? Tant que les gens ne se feront pas une idée concrète de la pertinence du niveau européen par rapport aux problèmes de leur vie quotidienne, nous labourerons la mer.
Il y a une chose que nous devrions peut-être faire, c'est contribuer, même modestement, à des questionnaires dont nous serions porteurs. Je prendrai un exemple concret, celui du Spitzenkandidat, de la responsabilité démocratique de la Commission européenne et de son Président devant le Parlement européen. J'ai joué un rôle actif, en tant que membre de la Commission de contrôle budgétaire du Parlement européen, dans la chute de la commission Santer en 1999. Nous avons fait jouer ce principe de responsabilité mais cela s'apparentait davantage à une procédure d'impeachment qu'à une censure à la française. À l'approche des élections européennes, il faut nous demander comment les Européens voient leur rôle dans la détermination du futur exécutif européen. C'est une question concrète pour les gens.
Il y a aussi des questions à poser sur le rôle des actions européennes : la défense doit-elle être européenne, dans quelles proportions ? Doit-on accepter d'engager la vie de nos concitoyens dans des conflits sans y consentir ? Que doit-on faire ensemble ? Il convient d'avoir un débat concret sur les trois questions fondamentales suivantes : Qui sont les Européens et, partant, quels sont les pays qui ont vocation à le devenir et pourquoi ? Que voulons-nous faire ensemble et pas au niveau national ? Quel modèle institutionnel voulons-nous ? Et nous retombons, avec cette dernière question, sur l'exemple du Spitzenkandidat : la question de la responsabilité de chaque citoyen sur la désignation du Président de la Commission européenne et de ses collègues intéresse directement.
Formulons donc des questions fondamentales. Vous avez dit, chers co-rapporteurs, que votre rapport se gardait bien d'être théorique, mais nous devons comprendre que nous avons un apport conceptuel à verser au débat. Je cite toujours cet auteur qui n'est pas le mien, Louis Althusser, et je répète qu'il « faut porter au sein du désordre empirique la rigueur inaltérable du concept ». Soyons cohérents théoriquement et nous pourrons vendre l'Europe !