Notre groupe de suivi a poursuivi ses travaux la semaine passée, consacrant sa dernière série d'auditions à des acteurs du monde de la culture et du tourisme, qui sont des secteurs importants de notre économie : les professionnels du spectacle musical et de variété, des cabarets et des théâtres privés, les représentants des salles de cinéma, qui, avec plus de 2 000 établissements, emploient environ 15 000 personnes, dont de nombreux étudiants, et les acteurs des salons, congrès et autres évènements.
Hormis pour les salle de cinéma sur lesquelles je reviendrai, ces filières se sont retrouvées à l'arrêt quasi-total depuis la mi-mars. En effet, l'interdiction des spectacles musicaux en jauge debout, depuis le début, et la limitation des places assises à 1 000 personnes, après le premier confinement, n'ont permis qu'à un très faible nombre d'entreprises de redémarrer leurs activités pendant l'été. Le couvre-feu d'octobre a un peu plus compliqué leur situation, avant que le reconfinement ne stoppe tout. La filière estime avoir perdu jusqu'à 90 % de son chiffre d'affaires annuel sur 2020, soit un recul d'au moins 1,4 milliard d'euros ; et sa trésorerie est exsangue. En outre, elle considère avoir d'ores et déjà perdu le premier trimestre 2021 car, pour l'ensemble de ces professions, il faut compter les temps de remise en forme, de répétitions, les salles à réserver, les créneaux à bloquer, ainsi que les délais de communication et de promotion… Un mois, deux mois ou plus peuvent ainsi passer avant la première présentation. La filière sait aussi que les spectacles debout seront probablement les derniers autorisés à reprendre. 2021 apparaît donc, déjà, comme une mauvaise année si rien n'évolue, et si leurs aides venaient, de surcroît, à être dégradées, comme ils nous en ont alertés. Les professionnels considèrent que 51 % des entreprises du live sont déjà menacées et avec elles, 46 % des emplois permanents et 76 % des emplois intermittents du secteur.
Les cabarets – que l'on retrouve aussi dans nos territoires ruraux – n'ont été autorisés à faire jouer leurs artistes devant le public sans masque et sans distanciation que début septembre. Il leur a fallu un mois pour se remettre en état de marche, juste avant que le couvre‑feu puis le reconfinement ne viennent tout arrêter également. Ils ont ainsi perdu environ 85 % de leur chiffre d'affaires ; certaines entreprises sont déjà en situation d'impayés et tout le secteur semble désespéré.
Quant aux théâtres privés, secteur important dans notre pays, presque toutes les représentations et les tournées ont été annulées depuis mars. La jauge imposée aux salles en août était en effet si réduite qu'elle interdisait la réouverture de nombreux établissements, faute de retour sur investissement suffisant ; et quand elle a été remontée à 50 % en septembre, les plus grandes salles ont été maintenues fermées. Tout est évidemment arrêté depuis le reconfinement. Les pertes de recettes se situeraient entre 143 et 162 millions d'euros, soit 65 % du chiffre d'affaires annuel du secteur. Mais pour certaines salles, ces pertes représenteraient jusqu'à 85 % du chiffre d'affaires.
Les pertes ont même été aggravées pour les cabarets et les théâtres qui se sont préparés en septembre à leur réouverture avortée, car les dépenses engagées à ce titre n'étaient pas compensées par les aides publiques et n'ont pas, ou peu, généré de recettes. Certains acteurs estiment que leurs pertes sur cette période sont deux fois plus élevées que s'ils n'avaient pas repris leur activité.
De même, les métiers de l'événementiel n'ont plus qu'une activité marginale, voire nulle, depuis le début de la crise, même si seuls les sites réceptifs sont fermés administrativement. Les pertes économiques pour les opérateurs de l'évènementiel, ainsi que pour les acteurs locaux du tourisme, sont estimées à près de 36 milliards d'euros entre mars et décembre. Quant aux entreprises exposantes, elles pourraient avoir perdu jusqu'à 29 milliards d'euros de chiffre d'affaires en l'absence des ventes et des contrats qu'elles réalisent dans ces salons et ces congrès. La filière a, en tout état de cause, perdu 80 % de son chiffre d'affaire annuel. Selon un sondage, on pourrait s'attendre au dépôt de bilan de près d'une entreprise sur deux si la situation continue ainsi jusqu'au mois de mars. Cela entraînerait la disparition de 40 000 emplois directs et aurait des impacts sur 400 000 emplois indirects – notamment dans l'hôtellerie, secteur pour lequel l'événementiel procure une nuîtée sur deux en France.
Les professionnels considèrent que leur filière est en train de s'écrouler, alors qu'elle était l'un des leaders mondiaux du secteur. En effet, beaucoup d'acteurs étrangers – des secteurs culturels et sportif, pour les Jeux olympiques notamment – s'adressaient à nos sociétés d'évènementiel, dont l'expertise était reconnue au niveau mondial. Ils voient notamment leurs concurrents étrangers s'empresser d'attirer leurs clients habituels – c'est la loi du marché. Ce processus pourrait s'accélérer avec les délais qu'exige la réorganisation des évènements. Les plus importants demandent en effet au moins 12 mois de préparation à compter du moment où le Gouvernement leur donnera un feu vert.
Les cinémas enfin, qu'ils soient privés ou qu'ils appartiennent à des municipalités, ont pu reprendre une activité entre le 23 juin et le 28 octobre. Mais entre l'absence des films américains (qui constituent 50 % des films diffusés dans notre pays, contre environ 40 % pour les productions françaises, ce qui est en soit une spécificité), le couvre-feu et les réticences des spectateurs, la fréquentation a tout de même chuté de 60 % par rapport à son niveau habituel – sachant que la fréquentation des cinémas était au plus haut en 2019, avec 215 millions d'entrées. L'ensemble de l'année 2020 n'atteint que 65 millions d'entrées et le chiffre d'affaires s'est effondré de 1 milliard d'euros, à rapporter aux 1,4 à 1,5 milliard d'euros de gains de l'année précédente. Cependant, même si une fréquentation de seulement 40 % pendant la période de réouverture n'a pas suffi pas à les faire vivre, les cinémas restent convaincus de la nécessité de rouvrir, pour le moral de nos concitoyens, de leurs personnels, et pour contrer le développement et la concurrence des plateformes de films en ligne (Netflix, OCS, Disney, etc.). Je les ai interrogés sur l'évolution des comportements des consommateurs ; elle leur semble évidente. La chute des recettes des cinémas ébranle non seulement les salles – menaçant l'existence de nombreuses petites salles dans nos territoires –, mais aussi l'ensemble de l'industrie cinématographique française. Car sur les billets (qui coûtent en moyenne 6 à 7 euros, avec les réductions de tarifs pour les jeunes, les étudiants, etc.) est perçue la taxe spéciale additionnelle (TSA), qui constitue ordinairement 42 % des financements apportés aux productions françaises par le Centre national du cinéma et grâce à laquelle notre industrie cinématographique fait partie du Top 5 mondial.
Tous ces acteurs ont dit leur fragilité et leurs inquiétudes, et ont exprimé un certain sentiment d'injustice dès lors qu'ils mettent en œuvre des protocoles sanitaires exigeants. En effet, dans un cinéma par exemple, vous rentrez par une porte et ressortez par une autre, vous regardez tous dans la même direction, et mainenant vous portez tous un masque… Les professionnels contestent donc que leurs locaux soient plus risqués qu'une grande surface commerciale ou les transports en commun, ou des salles municipales où sont accueillis des écoliers en garderie... Les filières auditionnées se sentent donc pénalisées par rapport à d'autres activités, voire « sacrifiées ». Plusieurs organisations ont alors saisi le Conseil d'État de recours en référé-liberté, qui ont été examinés le 23 décembre dernier. De fait, s'il confirme le maintien de la fermeture de tous les lieux culturels au vu de la dégradation de la situation sanitaire et du risque d'aggravation à court terme, le Conseil d'État a indiqué que dans un contexte plus favorable, leur fermeture au public porterait une atteinte grave à plusieurs libertés.