Intervention de Marlène Schiappa

Réunion du mercredi 22 novembre 2017 à 16h20
Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes

Marlène Schiappa, secrétaire d'État chargée de l'égalité entre les femmes et les hommes :

Merci beaucoup, madame la présidente. Je voudrais d'abord saluer l'organisation de cet événement, et l'utilisation de l'expression « culture du viol », que j'ai tenté de définir dans un livre dont je vais me permettre de lire ici une petite partie de l'introduction, puisqu'il me semble qu'elle a une résonance particulière, eu égard au phénomène que l'on appelle « libération de la parole », mais que l'on pourrait aussi appeler « libération de l'écoute ».

Si les chiffres sur le viol sont connus et répétés – 93 000 en 2016 –, la réalité du viol est souvent masquée. La réalité, c'est le violeur, les conséquences du viol sur les victimes et sur l'ensemble de la société, les mécanismes de la culture du viol, ces mécanismes qui excusent, dédramatisent, légitiment, voire encouragent, érotisent ou parfois valorisent les rapports sexuels en l'absence de consentement : harcèlement sexuel, agression sexuelle, viols, bref l'ensemble de ce que l'on devrait appeler des violences sexistes et sexuelles plutôt que des violences faites aux femmes, afin de rendre visible le système qui produit ces violences et non pas les victimes. Car on déplore les viols sans accepter de les voir, et surtout sans en combattre les auteurs.

Prenons pour exemple le traitement médiatique du viol. Il a ceci d'étonnant qu'il décrit toujours l'agresseur et la victime avec un champ lexical similaire. Dans le cadre des travaux de recherche pour ce livre, j'avais pris de nombreuses coupures de presse pour étudier la manière dont on parle des victimes de viols, et celle dont on parle des auteurs des viols. Il s'avère que pour la victime, nous trouvons souvent les mots : jeune, pauvre au sens de « à plaindre », seule, avec souvent un détail physique censé être accablant, du type : « blonde, elle avait les cheveux longs, elle était jolie ». Ces exemples viennent de faits qui se sont produits dans le métro à Lille, et à d'autres endroits. Nous trouvons également souvent : « elle avait souri », des mentions de sourire, de bonne humeur de la victime.

Le violeur, lui, a toujours une bonne excuse. J'avais retenu dans ces coupures de presse les excuses des violeurs. Par exemple : « Il avait bu », dans l'Indre ; « Il venait de se disputer avec son amie et il n'avait pas de travail », à Lille. Bref, elle, avant d'être une victime, était déjà marquée par une forme de sceau d'infamie. Et lui, avant d'être un agresseur, était déjà quelqu'un de bien, une forme de « gentleman violeur » qu'il allait redevenir après quelques heures de travaux d'intérêt général. Si bien que notre société est intrinsèquement pleine de victimes de viols, mais vide de ses violeurs.

Je reprenais également l'exemple de Brock Turner. Aux États-Unis, il y a deux ou trois ans, une star du sport dans son université avait violé une jeune étudiante dans des conditions particulièrement terribles. Il y avait eu un sursaut des mouvements féministes américains qui ne toléraient pas qu'on le présente systématiquement comme un champion sportif, et que l'on parle systématiquement du « champion Brock Turner ». Ils voulaient que l'on dise : « le violeur Brock Turner ». Je pense qu'ils avaient bien évidemment raison, parce que préciser que c'est un champion, que c'est quelqu'un qui travaille bien à l'école, comme si cela allait minimiser le viol qu'il a commis, est évidemment le parangon de la culture du viol.

J'écrivais à l'époque, et cela trouve une résonance particulière aujourd'hui : « Mes copines ont des foultitudes d'histoires de viol à raconter, de souvenirs d'agressions sexuelles, de souvenirs de harcèlement, de : "et là, à ce moment, il m'a tiré par les cheveux jusqu'au couloir" ; ou de : "c'était mon entraîneur de tennis" ; ou de : "c'était mon prof d'anglais" ; ou du célèbre : "mais c'est un peu de ma faute parce que…", et ensuite, rayez la mention inutile : "je portais une jupe", "j'avais souri", "j'étais en train de lire", "je n'ai pas fait attention", "je n'ai pas vraiment dit non, ou pas beaucoup de fois, pas assez fort"… »

Mais statistiquement, toutes ces histoires qui m'étaient racontées par des amies ne fonctionnaient pas. Car qui a violé ces amies ? Pas toujours le prototype du violeur marginal, aviné, d'origine étrangère, que l'on décrit parfois. D'après les chiffres, en majorité, ce sont des personnes de leur entourage, et les chiffres de la Mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains (MIPROF) publiés ce matin montrent encore que l'immense majorité des viols et des agressions sexuelles sont commis par des personnes de l'entourage de la victime, et par des personnes que les victimes connaissent. Des hommes « normaux », entre guillemets. Certains sont mariés, certains ont des familles, parfois certains ont des positions sociales, comme on dit.

Une femme qui est violée devient une victime, une victime globalement, point. Et tout le reste de son identité est nié dans ces articles. Alors qu'un homme qui viole ne devient pas, lui, un violeur globalement, point. Il garde son identité, une identité avec peut-être quelque chose que l'on appelle parfois un « accident de parcours ». Et, là encore, c'est un mot que j'ai retrouvé dans plusieurs articles de presse.

Une femme qui a été violée était déjà quasiment une victime avant le viol. On rappelle souvent comment elle était habillée, quels signaux elle a pu envoyer pour attirer le violeur – parce que c'est évident, elle a forcément envoyé des signaux ! Je me souviens avoir un jour assisté à une conférence sur la victimologie, racontant que les joggeuses envoyaient des signaux d'appel au viol. « Elles courent, monsieur le juge, elles courent, si c'est pas une allégorie sexuelle, ça ! Et parfois en écoutant de la musique, donc elles ne peuvent pas entendre les hommes qui s'approchent d'elles, dans des endroits comme des forêts – je me comprends… » Après avoir entendu cela, j'avais arrêté d'aller courir sur les quais de Seine et j'ai commencé à courir dans la sécurité des pots d'échappement, au milieu des voitures, en faisant attention à ne pas trop sourire aux gens et à écouter de la musique avec un seul écouteur pour entendre arriver, au cas où, pour être bien sûre de ne pas avoir envoyé trop de signaux. Parce que, bien sûr, c'est à nous, les femmes, de nous assurer que nous avons envoyé le moins de signaux possible et que, le cas échéant, nous serons bien en situation de nous défendre. C'est à nous d'apprendre à nos filles comment se défendre, comment taper, à ne jamais ouvrir la porte si un inconnu se trouve dans la rue, à refuser qu'un animateur les accompagne au dortoir de la « colo ». Bref, d'apprendre à nos filles la peur, partout, tout le temps, structurellement. La même peur de l'autre et peur de soi-même qui, assimilée dès le plus jeune âge, va les empêcher de se mettre en avant dans leur vie professionnelle, de se montrer entreprenantes dans leur vie amoureuse, parce qu'il ne faudrait pas trop qu'on les remarque. Sinon quoi ? Sinon elle l'aura bien cherché, et il ne faudra pas se plaindre.

Dans King Kong Théorie, Virginie Despentes explique qu'elle n'a pas renoncé à faire du stop pour aller à des concerts après avoir été violée en faisant du stop pour aller à un concert. Elle réclame ce droit comme une prérogative pour les femmes de continuer, et de ne pas se comporter comme si elle avait été abîmée ou comme si elle avait été marquée, sinon l'alternative, dit-elle, c'est rester chez soi, et encore – est-on toujours en sécurité chez soi ?

Nous, les femmes, avons été habituées à vivre en portant en nous ce type de fatalité révoltante. Et une fois encore, une étude vient confirmer ces faits puisqu'il y a quelques semaines, une étude de l'IFOP pour la Fondation Jean-Jaurès nous montre que plus de huit femmes sur dix ont peur quand elles sortent dans la rue le soir. La majorité des femmes en France ont peur quand elles sortent dans la rue le soir. C'est une entrave gravissime à l'un des fondements de notre République, à la liberté d'aller et venir dans l'espace public, à la liberté absolue, pour les femmes comme pour les hommes, de circuler sans se demander l'heure qu'il est, par quel chemin passer, ni si notre tenue est appropriée pour cette heure, pour ce moment de la journée, ni si l'on doit être accompagné ou pas.

Ma conviction personnelle est que ce sujet des violences sexistes et sexuelles n'est pas décorrélé de celui de l'égalité professionnelle. On a très souvent traité les deux sujets en silo, de façon séparée : d'un côté les violences, de l'autre côté l'égalité professionnelle. Comme s'il y avait d'un côté des femmes victimes, avec un sujet un peu tabou, mais qu'on peut traiter ; et, de l'autre, le sujet de l'égalité professionnelle et des femmes qui voudraient aller vers l'empowerment, pardonnez-moi l'anglicisme, dans leur vie professionnelle.

Ma conviction est que les deux sujets sont totalement liés, les femmes ne peuvent pas se dédoubler. Quand on vient de passer quarante ou quarante-cinq minutes – durée moyenne du trajet domicile-travail en France – à craindre pour son intégrité physique dans les transports ou dans l'espace public, à regarder derrière soi, à raser les murs, à regarder ses pieds, à parler doucement, à ne pas trop avoir d'interactions avec d'autres personnes dans les rames de métro, à élaborer parfois des stratégies de survie pour préserver son intégrité physique : repérer où est la sortie, savoir où l'on va s'asseoir, regarder si l'on risque d'être bloquée en essayant de sortir, si quelqu'un rentre dans le wagon, si l'on est seule, si l'on est la dernière dans le wagon, s'il reste des personnes qui pourront intervenir si jamais on vient nous importuner… C'est épuisant de faire cela, et c'est épuisant d'arriver sur notre lieu de travail et de commencer notre journée dans cet état d'esprit. Et je ne vois pas comment les femmes, dont la majorité ont peur lorsqu'elles sortent le soir, comme je viens de le dire, pourraient arriver sur leur lieu de travail dans la peau de wonder women en se disant : « Aujourd'hui, je vais exploser le plafond de verre, et très sûre de moi, je vais relever le menton et je vais aller négocier mes promotions, ma stratégie de carrière et mon augmentation de salaire. » Cela n'est pas possible.

De la même manière, il n'est pas possible pour les femmes qui doivent craindre pour leur intégrité physique quand elles rentrent chez elles, dans les cas de violences intrafamiliales, d'exercer leur profession sereinement et de s'interroger tranquillement sur ce qu'elles voudront faire et sur la manière dont elles pourront faire progresser leur carrière. Les violences sexistes et sexuelles, le harcèlement sexuel, les viols ont un impact très fort sur l'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes et sur l'émancipation économique des femmes.

Je vous ai dit ce que je croyais, mais je peux vous dire aussi ce en quoi je ne crois pas. Je ne crois pas aux pulsions biologiques, je ne crois pas aux montées de testostérone incontrôlables qui poussent les êtres humains de sexe masculin dans leur ensemble à vouloir violer des femmes – ou des hommes. Je crois plutôt aux normes masculines du pouvoir qui font croire à certains hommes que pénétrer de force, soumettre, violer, sont des signes de domination, de pouvoir, et donc de réussite.

Je crois à une société – je vais le dire – phallocrate, où n'importe quel homme peut s'imaginer pouvoir disposer de n'importe quelle personne qui passe à sa portée et résoudre ce faisant l'ensemble de ses propres problèmes de virilité. Je crois à la culture du viol, mais je crois aussi au libre arbitre. J'ai foi en l'homme, en l'Homme avec un grand H et en l'homme avec un petit h aussi. J'observe qu'il y a des hommes dans votre délégation aux droits des femmes.

Je crois que l'immense majorité des hommes ne sont pas des auteurs de violences sexistes et sexuelles, et je crois qu'il est important que cette immense majorité des hommes qui ne sont pas des auteurs de violences sexistes et sexuelles se tiennent avec nous. Les hommes peuvent choisir de ne pas devenir des violeurs, nous pouvons choisir de faire comprendre à notre société qu'un sourire n'est pas un « oui » ; qu'une minijupe n'est pas un « oui » ; qu'être en position d'infériorité hiérarchique ne signifie pas « oui » ; qu'une femme qui est saoule, qu'une femme qui est mineure, qu'une femme qui n'a pas dit « oui », qu'une femme que vous attaquez, qu'une femme que vous harcelez, qu'une femme que vous prenez par surprise, n'est pas une femme consentante.

Quand ça n'est pas « oui », c'est « non », c'est une absence de consentement et c'est un viol. Je pense que toute notre société peut décider de ne pas le faire, et peut décider de ne pas le laisser faire.

Ce matin, j'étais au colloque de la MIPROF, qui s'attelle à la formation des professionnels. Ce travail a été engagé lors du précédent quinquennat et nous le poursuivons. La MIPROF formait notamment des infirmières et des infirmiers, des chirurgiens-dentistes, des policières et des policiers de la police municipale.

Cette formation s'inscrit dans le cadre du « Tour de France de l'égalité entre les femmes et les hommes », que nous avons lancé et qui nous permet de recueillir directement des témoignages de femmes et d'hommes sur cette question, pour enrichir notre grande loi citoyenne.

Nous avons également lancé une campagne sur les réseaux sociaux qui s'appelle : « Arrêtons-les ». Nous y rappelons qu'une main baladeuse, ça n'existe pas en droit – je parle sous le contrôle de la présidente de la commission des Lois. Un frotteur, ça n'existe pas non plus. Ce qui existe, ce sont les agressions sexuelles, punies jusqu'à cinq ans de prison et 75 000 euros d'amende. Il me semble important de le rappeler. Il me semble important d'appeler les choses par leur nom et de qualifier ce qui doit l'être. Je rappelle que seulement 1 % des violeurs sont condamnés en France. Nous devons assurer une véritable condamnation judiciaire et sociétale des viols et des violences sexuelles dans leur ensemble ; c'est le but de cette loi citoyenne que nous avons lancée et que le Gouvernement est en train de construire.

Vous avez intitulé ce colloque : « Viols et culture du viol, mieux définir l'inacceptable », et je pense que c'est là que se niche toute la difficulté du législateur. Comment, effectivement, définir l'inacceptable ? Comment définir le harcèlement de rue ou l'outrage sexiste ? Comment définir le viol ? Actuellement, en droit, un viol est une pénétration sous l'effet de la surprise, de la menace, de la contrainte ou de la violence. Il n'est pas question de consentement, et c'est une vraie question : devons-nous définir le consentement dans la loi ? C'est une question philosophique, et c'est également une question de droit.

Si l'on ouvre la porte au débat sur le consentement, cela veut-il dire que l'on devra prouver le consentement, prouver le non-consentement ? C'est extrêmement difficile, et il est passionnant pour le législateur de mener ce débat.

C'est aussi ce qui caractérise notre grande loi citoyenne : permettre un débat large, et que chacune et chacun puisse dire, d'après elle ou d'après lui, ce qui devrait être dans la loi pour définir l'inacceptable.

La difficulté, pour nous, est de ne pas tomber dans l'émotion. Bien sûr, il y a énormément d'émotion, mais j'ai entendu proposer notamment d'inverser la charge de la preuve, et je pense qu'il est important pour nous et pour législateur de rester dans le contexte de l'État de droit. Il faut que la justice passe. Chaque fois qu'une nouvelle affaire est révélée, on me demande mon avis. Heureusement, mon travail n'est pas de rendre la justice au cas par cas. Nous sommes dans un État de droit, il y a une justice pour cela. Mais la justice se fonde sur les travaux du législateur, sur vos travaux, c'est pourquoi j'attends avec beaucoup d'impatience le rapport qui sera remis par la Délégation aux droits des femmes, qui a décidé de se saisir de ce sujet bien avant qu(il soit sous le feu des projecteurs.

Nous allons construire et travailler ensemble à cette grande loi citoyenne et à ces vastes campagnes de communication, afin que notre société, dans son ensemble, redéfinisse son seuil de tolérance et que nous allions vers une société qui ne laisse rien passer en matière de violences sexistes ou sexuelles. Je vous souhaite un très bon colloque et je vous remercie pour votre accueil. (Applaudissements.)

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