Intervention de Cédric Villani

Réunion du mercredi 13 octobre 2021 à 9h35
Commission des affaires économiques

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaCédric Villani, rapporteur pour avis :

À l'ouverture de la dernière Exposition universelle, ce 1er octobre, la France a choisi de mettre à l'honneur ses activités de recherche polaire dans un pavillon immersif dénommé « Antarctique, un laboratoire du futur ». Excellent choix, à l'heure où la recherche polaire est l'objet de toutes les attentions !

C'est dans les glaces antarctiques que l'on trouve les mémoires du climat passé ; de célèbres figures de la recherche française, telles que M. Jean Jouzel et Mme Valérie Masson‑Delmotte, ont bouleversé la climatologie sur cette base. La recherche polaire, c'est aussi la compréhension de l'influence de la fonte des glaces et de l'évolution des circulations océaniques, l'étude de populations animales particulièrement diverses et fragiles et le développement de technologies innovantes motivé par les conditions climatiques extrêmes. C'est en Antarctique que les biologistes ont expérimenté la puce RFID pour étudier les populations animales et qu'a été découverte la sphéniscine, cette substance pleine de promesses médicales, qui permet aux manchots de conserver un bol alimentaire à 38 degrés Celsius dans leur estomac sans qu'il soit digéré.

La France est l'une des nations pionnières de l'exploration scientifique de l'Antarctique, depuis près de 200 ans. C'est à bord du célèbre vaisseau français L'Astrolabe que l'Antarctique fut découvert en 1840 par le navigateur Jules Dumont d'Urville, qui laissa son nom à la station française de recherche en Antarctique ainsi qu'à l'un des plus grands lycées de France. Une glorieuse histoire de recherche, qui est aussi une glorieuse histoire française : un choix parfait pour l'Exposition universelle !

Or, derrière cette vitrine, nos équipes de chercheurs font face, sur le terrain, aux problèmes quotidiens causés par le manque de moyens. Selon un rapport de la Cour des comptes publié en 2007, la base Dumont-d'Urville s'apparente à « une suite désorganisée de bâtiments délabrés ». Elle n'a même pas les moyens de mettre en œuvre les protocoles de recyclage et de minimisation d'empreinte environnementale que la France a imposés sur le continent blanc. Les Français qui participent aux activités de la base franco-italienne Concordia, en Antarctique, ne disposent pas encore d'un camp de secours digne de ce nom, ce qui les expose à des risques majeurs en cas d'incident en période hivernale.

Cet exemple illustre bien ce qu'a été l'état de la recherche française pendant de nombreuses années. Héroïques, nos fleurons se sont accommodés de dotations budgétaires allouées au compte-gouttes, de procédures administratives toujours plus lourdes, de plans de rattrapage complexes et chiches. Or, sur le long terme, le succès d'un pays en matière de recherche ne peut faire l'économie d'un véritable effort financier. Nous en avons eu le cruel rappel à l'occasion du développement des vaccins contre la covid. L'investissement américain par habitant était plus de six fois l'investissement français par habitant, contribution européenne comprise. L'organisme américain spécialisé dans la recherche médicale, le National Institute of Health, a sollicité, pour 2022, un budget de 52 milliards de dollars ; son équivalent français, l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), prévoit un montant total de dépenses cinquante fois moindre – dix fois moindre si on le rapporte aux populations respectives.

L'État a réagi en faisant voter, l'an dernier, la loi de programmation pour la recherche (LPR) 2021-2030. Je me suis investi dans ses travaux préparatoires et dans son élaboration. Elle prévoit une augmentation de 5 milliards d'euros, de 2020 à 2030, du montant annuel des crédits alloués aux principaux programmes de recherche publique. Je ne reviendrai pas ici sur les débats que nous avons eus sur l'ampleur, le calendrier et le périmètre de cette loi, ayant eu l'occasion de formuler mes motifs de satisfaction et mes critiques. Quoi qu'il en soit, cette loi a eu le grand mérite de mettre en lumière le sous-investissement chronique de la France en matière de recherche et de faire bouger les lignes de son budget pour la première fois depuis des décennies. Il importe désormais de donner à ce premier rattrapage budgétaire toute son effectivité, tandis que nos chercheurs et nos chercheuses ont plus que jamais besoin de soutien, et que la compétition mondiale repart à un rythme effréné.

Dans ce contexte, le projet de loi de finances pour 2022 soumis à l'aval de notre assemblée me semble, comme le précédent, assez paradoxal. À première vue, les crédits alloués aux trois programmes de la mission Recherche et enseignement supérieur axés sur la seule recherche, qui sont les programmes 172, 190 et 193, progressent sensiblement d'une année à l'autre, de 132 millions d'euros en autorisations d'engagement et de 320 millions d'euros en crédits de paiement.

Dans cet ensemble, le programme 172 est le plus important pour les organismes de recherche, notamment l'Agence nationale de la recherche (ANR), le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), l'INSERM, l'Institut national de la recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (INRAe), l'Institut de recherche pour le développement (IRD), l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (IFREMER) et l'Institut national de recherche en informatique et en automatique (INRIA). Ses dotations connaissent une nouvelle progression, de 405 millions d'euros en AE et de 320 millions d'euros en CP, en parfaite cohérence avec les orientations de la LPR 2021-2030. Citons en particulier l'augmentation considérable des moyens de l'ANR, qui permet un relèvement du taux de succès des demandes de financement, lequel pourrait atteindre 23 % dès cette année, contre 17 % l'an dernier.

Des années durant, les chercheurs français se sont détournés de l'ANR par découragement. Cette situation est bien triste ; aussi nous réjouissons-nous que le problème semble en passe d'être résolu.

S'agissant des autres opérateurs du programme 172, les situations sont diverses. L'INRAe, l'INSERM et, dans une moindre mesure, le CNRS ont été relativement bien dotés. En revanche, des incertitudes demeurent quant aux crédits alloués au CEA et au Centre national d'études spatiales (CNES), dont les circuits de financement sont de plus en plus tortueux et de moins en moins pérennes, en raison de transferts budgétaires vers la mission Plan de relance.

Je prendrai pour exemple la situation du CNES. Si l'on retire du programme 193 la contribution française à l'Agence spatiale européenne, le budget alloué à cet établissement semble diminuer de quelque 20 millions d'euros. En réalité, si l'on prend en compte les réallocations de crédits depuis le programme 146 et la mission Plan de relance, on constate que la dotation du CNES hors fonds propres augmente de 26 millions d'euros. Le choix du Gouvernement d'intégrer à la mission Plan de relance des dépenses qui auraient pu être retracées sur le programme d'origine nuit sensiblement à la lisibilité des documents budgétaires et, par là même, à la qualité du travail parlementaire. En outre, on peut s'interroger sur la pérennité de ces financements le jour où la mission Plan de relance, par nature temporaire, disparaîtra.

Le principal point d'avertissement de mon rapport concerne la situation de deux organismes emblématiques particulièrement peu dotés par le présent projet de loi de finances. L'Institut Paul-Émile Victor (IPEV) et l'Institut français du pétrole Énergies nouvelles (IFP‑EN) sont des établissements à faible budget – on ne parle plus en milliards, mais en millions – mais à très forte renommée.

L'IPEV, cet institut polaire groupement d'intérêt public chargé de la supervision de la présence française dans les pôles, s'avère de plus en plus incapable d'assurer ses missions et de garantir le rayonnement de notre pays dans cette région du monde hautement stratégique, d'un point de vue tant scientifique que géopolitique. Son budget annuel de 16 millions d'euros est inférieur à celui de la plupart de nos partenaires européens dans la zone – l'institut allemand est doté de 53 millions, l'institut italien de 18 millions. Dans un rapport du 27 mai dernier, l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) soulignait qu'un tel budget était largement insuffisant pour permettre au groupement de moderniser ses installations, en particulier la station Dumont‑d'Urville, en terre Adélie, qui est en grande détresse et dont les représentants de l'IPEV ont estimé le coût d'une rénovation complète à 70 millions d'euros sur trente ans. De toute évidence, l'enveloppe de 14,7 millions allouée par le programme 172 pour l'année 2022 ne permettra pas d'envisager quoi que ce soit en matière de rénovation.

Alors que la France ne finance pas le début de ce plan de rénovation de 70 millions d'euros, la Nouvelle-Zélande investit 200 millions dans sa propre base, la Norvège 150 à 200 millions et l'Australie 300 millions. Quant à l'Allemagne, elle envisage un investissement de plus de 800 millions d'euros pour son navire brise-glace d'exploration. La France, quant à elle, ne dispose plus de navire brise-glace destiné à l'exploration scientifique depuis 2017. C'est un comble pour un pays comme le nôtre, dont l'histoire regorge de navigateurs prestigieux – La Pérouse, Kerguelen, Dumont d'Urville ou encore Malaurie. Alors que de nombreux pays s'équipent massivement dans ce domaine, la France ne saurait rester inerte ; c'est pourquoi nous devons apporter un soutien décisif à l'IPEV. L'amendement que j'ai déposé, en parfaite coordination avec notre collègue Francis Chouat, de la commission des finances, vise à appliquer au budget de cet établissement une modeste rustine, en attendant davantage.

S'agissant de l'IFP-EN, je ne peux que renouveler les vives inquiétudes que j'avais exprimées sans succès l'an dernier puis, il y a quelques mois, dans le cadre du Printemps de l'évaluation. La réponse rassurante que m'avait alors apportée le ministère de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation a été démentie par les faits : le PLF 2022 prévoit certes une hausse de 0,5 % de la dotation de l'État, mais le relèvement prévu, à peine supérieur à 500 000 euros, est sans commune mesure avec l'ampleur des difficultés que traverse l'établissement. En effet, les ressources propres de l'IFP-EN, composées des redevances obtenues sur brevets et des dividendes de ses filiales, se sont effondrées en 2020 et 2021 sous l'effet de la crise économique. Les pertes, évaluées à plus de 10 millions d'euros en 2020, devraient se révéler plus importantes encore en 2021 en raison de l'effet différé de la crise sur la valorisation boursière des filiales. Face à l'urgence de la situation, l'organisme s'est engagé dans un plan d'économies drastique en réduisant sensiblement ses investissements, à contre-courant du contexte actuel, et en gelant la quasi-totalité de ses recrutements. En un an et demi, il a procédé à des réductions d'effectifs considérables, supprimant 109 équivalents temps pleins sur un effectif inférieur à 1 800 personnes.

Il paraît d'autant plus injuste de pénaliser cet organisme que celui-ci poursuit de plus belle ses efforts de recherche en matière de mobilité durable. Selon une étude internationale indépendante, l'IFP-EN se classe au quatrième rang mondial des instituts de recherche publics en termes de dépôts de brevets dans le domaine de l'énergie bas-carbone – derrière le CEA, mais devant le CNRS. L'OPECST a récemment eu l'occasion de recourir aux services de l'IFP-EN, dont nous avons pu apprécier le professionnalisme, en soutien de la mission Tiegna-Piednoir sur la transition vers la mobilité bas-carbone. Il y a quelques jours, lors d'une visite du centre de recherche de l'IFP-EN à Solaize, j'ai été particulièrement impressionné par la qualité des projets de recherche menés, en parfaite adéquation avec les défis environnementaux contemporains. Les chercheurs sur place nous ont fièrement présenté leur prototype de moteur thermique fonctionnant directement à l'hydrogène, une technologie remarquablement originale et prometteuse pour laquelle l'IFP-EN est, à coup sûr, dans le peloton de tête de la recherche européenne. L'Institut est, par ailleurs, leader en France s'agissant des projets de recyclage du plastique, d'organisation des centres d'énergies renouvelables ou de modélisation des mobilités.

Afin d'aider cet organisme de recherche de très haut niveau et en grande fragilité, je vous proposerai, comme l'an dernier, de procéder à une réallocation significative de ses moyens. Cela ne concernera qu'une toute petite portion de l'ensemble du budget dont nous discutons ici.

J'en viens maintenant au sujet que j'ai plus particulièrement choisi d'explorer cette année dans le cadre de mon avis budgétaire. Il s'agit d'un thème original, mais dans l'air du temps. Dans le domaine de la recherche en matière environnementale, je me suis penché sur l'innovation dans le recyclage et le traitement des déchets d'activités de soins (DASS). Certes, cela ne concerne, en termes de masses, qu'une part minime de l'ensemble des déchets produits en France, mais en cette période de crise sanitaire, ce segment de déchets est devenu emblématique. Par ailleurs, il s'agit de déchets de produits particulièrement stratégiques, à haute valeur ajoutée, qui sauvent des vies et méritent toute l'attention de notre société.

La question des masques nous vient d'abord à l'esprit, notamment au vu d'une étude indépendante établissant que plus de 3 milliards de protections individuelles sont jetées chaque jour dans le monde. Mais tous les équipements utilisés par les professionnels de santé engendrent également des volumes de déchets non négligeables, parmi lesquels les déchets d'activités de soins à risque infectieux (DASRI) représenteraient plusieurs centaines de milliers de tonnes en France. La pandémie de la covid-19, au cours de laquelle les réflexes de tri se sont quelque peu perdus, a mis en lumière certains obstacles à la progression de l'économie circulaire dans les établissements de santé. Elle a montré, en particulier, toute la lourdeur du dispositif réglementaire mis en place par la France, année après année, pour garantir aux patients une protection optimale contre les infections nosocomiales.

À l'occasion de déplacements effectués dans deux établissements de santé, notamment dans l'Essonne, j'ai pu constater la pression qui s'exerce sur le corps médical pour recourir à des outils non réutilisables, c'est-à-dire destinés à être jetés très vite dans la poubelle jaune des DASRI. Cette pression n'est pas motivée par le soin, le bien-être ou la santé des patients, mais par des raisons économiques. Les DASRI doivent être broyés avant toute opération de désinfection ; en l'occurrence, cette procédure a été imposée pour des motifs sanitaires mais elle est, dans bien des cas, contre-productive. Ainsi, 80 % de ces déchets partent en déchetterie pour être incinérés, tandis que certains de nos voisins parviennent, au contraire, à un taux de 80 % de recyclage et de réemploi sans que la santé de leurs ressortissants en pâtisse. Quelques établissements se sont organisés pour limiter ce gâchis. Ainsi, l'hôpital Trousseau, à Paris, s'efforce d'employer autant que possible des dispositifs en métal réutilisables ; à force d'efforts d'organisation et d'inventivité, il est parvenu à retirer la poubelle des DASRI de ses salles opératoires, sauf besoins spécifiques, et continue à être moteur dans ce domaine.

Un bidon qui, dans certains pays, sera désinfecté pour être réutilisé, devra d'abord être broyé pour être réincorporé dans la matrice d'un nouveau bidon en France. Ce broyage systématique, qui n'existe que dans notre pays, augmente le coût de la banalisation et entrave l'établissement de filières économiques appropriées.

Sans pour autant balayer d'un revers de main toutes les procédures hygiéniques mises en place au cours des dernières décennies, mon rapport appelle à la remise en question de certains tabous, en particulier celui de la non-réutilisation du matériel médical à usage unique. Je souhaite que l'État s'engage plus avant dans la recherche en matière de recyclage des DASRI, comme cela se fait déjà dans d'autres pays comme l'Allemagne et l'Espagne.

Je vous ai donc exposé les points forts de ce projet de budget des organismes de recherche, en particulier pour l'ANR, l'INSERM, l'INRAe et le CNRS. Je le répète, le traitement infligé à l'IPEV et à l'IFP-EN n'est pas digne de nos ambitions et laisse à penser que la LPR ferait des gagnants et des perdants, ce qui n'est pas acceptable. Pour ces raisons, je donne un avis défavorable à l'adoption des crédits de la mission Recherche et enseignement supérieur.

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