Nous sommes réunis dans une sorte de commission de suivi du dossier Alstom. Il s'agit probablement de la dernière étape, qui marque la fin du démantèlement du groupe, avec le rapprochement de son ultime branche, celle du ferroviaire, avec celle de Siemens. On a beau habiller ce mariage comme on veut, mais c'est bel et bien une véritable annexion de notre industrie ferroviaire. Il s'agit certes de former un groupe qui pèsera face à la concurrence, notamment chinoise ; le marché ferroviaire se porte bien, mais il s'agit de commandes publiques liées non seulement à une volonté politique, mais aussi à des moyens financiers à mettre en oeuvre – et ils ne seront pas forcément légion.
Ce rapprochement aura des conséquences. Le Gouvernement a obtenu des engagements de Siemens ; mais ceux-ci sont mal connus et en tout état de cause limités dans le temps. Le maintien des effectifs et des sites est loin d'être garanti après le closing et les quatre années qui suivront. Avant le closing, il se passera des choses, comme c'est déjà le cas tous les jours dans le groupe : baisse des effectifs au niveau de la production comme de la conception, délocalisations liées aux demandes des clients mais également pour répondre à des contraintes de compétitivité – ou plutôt de rentabilité.
Le rapprochement avec Siemens apporte une nouvelle touche à un tableau déjà bien noir. L'opération est de nature purement financière. Les 470 millions d'euros de synergies semblent liés à un calcul purement mathématique : si l'on additionne les chiffres d'affaires d'Alstom et de Siemens, on obtient 15,3 milliards d'euros, et si l'on ajoute 2 % de croissance dans les quatre années qui viennent, on arrive à 16,7 milliards. La marge d'Alstom est aujourd'hui de 5,8 %, contre 10,1 % pour Siemens. Le rapprochement des deux entités ne vise pas à ce qu'il baisse et l'on peut penser que Siemens espère bien rester à un rendement de 10 %. Or 10 % sur 16,7 milliards, cela donne une marge de 1,67 milliard, contre 1,2 milliard aujourd'hui. Et la différence correspond précisément aux 470 millions d'euros prévus… Est-ce un pur hasard ? Je ne le pense pas. En tout cas, on a bien du mal à nous expliquer comment on arrivera à gagner 470 millions en synergies.
Le projet industriel n'existe pas : il est à construire et nous devrons veiller à ce qu'il profite également aux établissements français. Malheureusement, la stratégie d'Alstom consiste à se développer mondialement, au détriment de sa base historique en France. Les investissements à l'étranger seront-ils couronnés de succès ? Le cas de l'énergie a été un cuisant échec pour Alstom et M. Kron. La direction s'emploie aujourd'hui à charger les sites étrangers afin de les maintenir, quitte à partiellement délocaliser jusqu'aux commandes françaises. La part purement française diminue, y compris au niveau de nos fournisseurs. La filière dans son ensemble souffre. Si nous traversons une période d'étiage en termes de commandes, elle avait été identifiée depuis longtemps par la Fédération des industries ferroviaires (FIF) et relayée au niveau du comité stratégique de la filière. Des problèmes de charge frappent les entreprises et les établissements spécialisés, les uns après les autres : chômage partiel à Valenciennes, projet de fermeture du site de Belfort, qui ne vous a pas échappé, et compactage des sites, c'est-à-dire réduction de l'espace industriel.
De plus, les commandes tardent : le RER NG a enfin été attribué, avec beaucoup de retard. Il devait prendre la relève du MI 09, qui avait été avancé pour le plan de relance de Nicolas Sarkozy. Le site de Valenciennes souffre, avec du chômage partiel. Des contraintes pèsent sur le TGV du futur, qui prend du retard et est désormais annoncé pour 2022. Le site de Belfort aura bien du mal à boucher le trou entre les commandes actuelles et le TGV du futur, si nous le gagnons.
Les trains d'équilibre du territoire sont en route : l'appel d'offres est lancé, mais il n'est pas encore garanti qu'Alstom et le site de Reichshoffen en bénéficieront. Le Grand Paris sera peut-être « boosté » par les Jeux olympiques mais, si l'on n'y prend garde, nos sites ne seront peut-être plus en mesure de fournir au moment où les commandes arriveront : c'était la crainte exprimée par l'Union des industries et métiers de la métallurgie (UIMM) après son enquête sur l'avenir de la filière. Il convient donc de se battre tous ensemble pour gagner ces commandes et pour que notre industrie ferroviaire redémarre. La Commission européenne doit y mettre du sien : le Buy European Act doit voir le jour, avec un effet miroir pour ceux qui nous imposent des contraintes : ils doivent être soumis aux mêmes obligations s'ils veulent vendre chez nous.
Siemens va donc prendre le contrôle d'Alstom sans débourser un euro. C'est finalement General Electric (GE) qui paiera l'addition : les 8 euros par action seront payés grâce à la vente des joint-ventures (JV) avec GE, ce qui pose également la question de leur survie. Le contrôle de l'État sur cette opération doit permettre de faire en sorte que notre industrie y trouve son compte.