Vous nous auditionnez sur ce que sont devenues les sociétés du fleuron technologique français Alcatel-Alsthom : c'est-à-dire Alcatel, Alstom, STX, auxquels s'ajoutent Nexans, pour l'activité câbles, et SAFT, deux sociétés qui, elles, existent toujours.
Ce groupe industriel diversifié avait fondé sa réussite sur une collaboration étroite avec ses clients, les grands services publics France Télécom, EDF et SNCF, et une R&D solide avec les laboratoires de Marcoussis. En 2000, Serge Tchuruk découpait le groupe en misant sur l'essor d'internet, ne conservant plus qu'Alcatel. Il a mis en pratique sa théorie d'entreprise sans usine ou « fabless » en fermant ou externalisant la quasi-totalité des usines ou des sites de production du groupe, des entreprises qui sont toutes fermées aujourd'hui. Mais l'éclatement de la bulle internet n'a pas permis d'atteindre les résultats escomptés, et la libéralisation des opérateurs télécom a entraîné une pression à la baisse sur les prix de vente des équipements des réseaux. Cette stratégie fabless n'a jamais été contestée par les pouvoirs publics ; elle a pourtant été généralisée dans de nombreux groupes, entraînant une baisse drastique des emplois industriels.
Durant ces années, le groupe Alcatel a procédé à des opérations de croissance externe avec de multiples achats de société aux États-Unis, sans obtenir les retombées économiques et technologiques attendues, à l'exception de la société Timetra. En 2002, Alcatel entre pour 50 % dans le capital de l'entreprise chinoise Shanghai Bell, signant le début d'une délocalisation toujours plus grande de nos savoir-faire. Dans le même temps, on a vu disparaître les entreprises CGCT, Matra-communication, TRT, et au niveau mondial, Lucent, Motorola et Nortel ont été en difficulté.
Avec les acquisitions, malheureusement, un et un ne font pas deux…
En 2006, Alcatel et l'américain Lucent fusionnent. En parallèle, Alcatel est poursuivi aux États-Unis pour des affaires de corruptions au Costa Rica qui altèrent l'image du groupe.
Les directions nous promettaient pourtant avec cette fusion de constituer le leader mondial des équipements de réseaux télécom, devant Ericsson et Nokia. La direction nous promettait qu'un et un feraient trois. Enfin, c'est ce que donnait la combinaison des chiffres d'affaires des deux groupes : le chiffre d'affaires d'Alcatel était de 9 milliards et celui de Lucent équivalent, ce qui donnait dans les prévisions des tableurs Excel de nos financiers un chiffre d'affaires combiné de 18 milliards, devançant ainsi celui d'Ericsson, qui avait absorbé Marconi, et celui de Nokia qui avait absorbé Siemens télécom – chacun à environ 16 milliards.
À la fin de l'année 2006, les effectifs mondiaux du groupe Alcatel étaient de 59 000 salariés, dont 15 800 en France et 9 000 en Asie. Ceux de Lucent étaient de 30 000, salariés, soit un effectif mondial combiné de 89 000 salariés. Dans la foulée, Alcatel-Lucent rachète la partie radio-mobile 3G de Nortel pour tenter de rattraper son retard dans cette génération de mobiles. Nortel avait la technologie mais pas de clients. Alcatel-Lucent avait les clients dans son portefeuille aux États-Unis sur la 2G-CDMA.
Mais l'addition théorique de chiffre d'affaires dans un tableur et conduire la fusion de deux groupes sont deux réalités différentes. Les salariés, qui constituent l'intelligence des entreprises, ne sont pas des simples machines à cash, mais des hommes et des femmes, avec des savoir-faire qui ne se transmettent pas et ne se fusionnent pas d'un coup de tableur. De plus, les ego de chefs nuisent à un travail collaboratif et encouragent plutôt la compétition à l'intérieur des groupes.
Après un échec des ventes sur la 3G, Alcatel-Lucent enregistre des succès aux États-Unis sur la 4G avec l'opérateur Verizon, mais les dettes de Lucent et les engagements envers les fonds de retraite de ses employés pèsent sur les comptes d'Alcatel-Lucent pendant de nombreuses années. En Chine, malgré un transfert considérable des activités et une montée en charge importante du nombre d'employés, le groupe dégage peu de bénéfices et ne peut pas les rapatrier : il reste environ 1 milliard d'euros bloqués en Chine. La formation des salariés en Chine et le transfert de technologies ont largement contribué à aider Huawei et ZTE – nos concurrents actuels – à se développer, au point de nous dépasser maintenant.
Fin 2008, le directeur général Ben Verwayen prend la direction du groupe ; il n'aurait jamais rencontré le gouvernement. En 2012, le groupe est en grande difficulté financière au point d'hypothéquer ses 29 000 brevets auprès de Goldman Sachs et du Crédit Suisse à la fin de l'année 2012 – ces brevets tomberaient alors dans les mains d'une société américaine. Dans le même temps, la gouvernance du groupe est devenue très majoritairement américaine.
Alerté par l'intersyndicale, le gouvernement Ayrault nous a rencontrés plusieurs fois et nous a assuré du suivi du dossier, en pesant sur les contrats d'Orange, mais a toujours refusé de recapitaliser le groupe Alcatel-Lucent via la Banque publique d'investissement ou le Fonds stratégique d'investissement, comme le demandaient la CGT et la CFE-CGC. Avec une action tombée à 1 euro, une recapitalisation du groupe à hauteur de 200 ou 300 millions d'euros aurait évité de contracter des emprunts à 8 %, et permis à l'État d'entrer à hauteur de 10 à 15 % dans le capital du groupe, pour y faire valoir les choix d'une véritable politique industrielle.
Le gouvernement s'est contenté de veiller à ce que les suppressions d'emplois se fassent de la meilleure manière possible. Seule la filiale de câbles sous-marins ASN, considérée comme stratégique, a retenu un peu plus l'attention
En 2013, le « dynamique » Michel Combes, appelé pour redresser l'entreprise, prépare en fait la disparition d'Alcatel-Lucent, dernier fournisseur français de matériel télécom, en le vendant à Nokia qui avait auparavant racheté la partie télécom de Siemens. Les plans de suppressions d'emplois toucheront très durement la France ; il fermera les sites d'Orvault-Nantes, Toulouse, Rennes, Ormes, Sophia-Antipolis, Vélizy, et Eu. Il vendra toutes les filiales possibles, dont Alcatel-Lucent Entreprise au chinois Huaxin. Au passage, pour ses deux ans de directeur général, il empochera une prime de départ de 8 millions d'euros !
Au final, de saignées en saignées dans l'emploi pour « sauvegarder l'entreprise » – huit plans sociaux en dix ans – les effectifs sont passés de 89 000 à 50 000 dans le monde et de 15 800 à 5 500 en France, pendant que ceux d'Asie passaient de 9 000 à 17 000.
De N°1 théorique en 2006, Alcatel-Lucent est passé derrière le chinois Huawei et le suédois Ericsson. Et le groupe n'a jamais dégagé de bénéfices, hormis pour l'année 2015 précédant le rachat par Nokia, ni distribué de dividendes. Mais la charge croissante de sa dette a tout de même bien nourri les marchés financiers…