Mes chers collègues, je suis heureux de vous retrouver ce matin pour la première réunion du groupe de travail chargé d'anticiper le mode de fonctionnement des travaux parlementaires en période de crise. J'ai souhaité, conformément aux règles adoptées lors du dernier bureau, que nous puissions nous réunir physiquement, compte tenu de l'importance de nos travaux. Je comprends que la restriction de l'accès à l'hémicycle ait pu accroître l'envie des députés d'être présents au palais Bourbon, mais je ne voudrais pas que son élargissement conduise certains d'entre eux à le déserter. Parce que je souhaitais que personne ne soit absent, j'ai décidé de compléter cette réunion physique par une visioconférence.
La conférence des présidents a décidé, sur ma proposition, d'ouvrir cet espace de discussion souple et transpartisan pour nous permettre de débattre de la capacité de l'Assemblée à faire face aux situations exceptionnelles comme celle que nous connaissons depuis plusieurs semaines.
Nul besoin de revenir longuement sur l'ampleur du choc qui a affecté notre pays et nos concitoyens, sans épargner la vie parlementaire et démocratique. Cette crise inédite a été évidemment perturbante pour le fonctionnement de nos institutions. Personne ne peut se réjouir, et surtout pas moi, de voir nos bancs clairsemés, notre activité relativement altérée, surtout dans une période où il est essentiel que le Parlement exerce sa mission de contrôle. Mais, vaille que vaille, nos institutions ont tenu, révélant des ressources et des atouts dont nous pouvons être fiers, incluant le maintien d'une vie parlementaire aussi dense que le permettent les circonstances, à laquelle chacun des membres de cette assemblée a puissamment contribué. Je tiens à leur exprimer mon admiration et ma reconnaissance.
Sans doute ne partions-nous pas de rien. Contrairement à l'image que certains se plaisent parfois à lui donner, l'Assemblée n'est pas une institution coupée du monde, insuffisamment au fait des nouvelles technologies, dans laquelle prévaudraient des règles archaïques peu compatibles avec les exigences d'efficacité, d'écoute et de transparence auxquelles aspireraient nos concitoyens.
Sur le plan de la transparence, beaucoup de travail a été fait. Je me contenterai d'évoquer ici la qualité de notre site internet, unanimement saluée, et, plus récemment, le fait que l'Assemblée a pleinement joué le jeu de la mise à disposition de ses données en open data.
Au chapitre de l'écoute, j'évoquerai la multiplication des consultations citoyennes en ligne et le lancement prochain d'une plateforme de pétition en ligne, qui doivent être mieux prises en compte dans les travaux parlementaires, comme le prévoit la réforme du règlement récemment adoptée.
En ce qui concerne nos méthodes de travail, nous avons connu ces derniers temps, il faut le reconnaître, une petite révolution silencieuse. Nombreuses sont les procédures qui, bien avant que ne survienne cette crise, étaient déjà dématérialisées au moyen d'applications dédiées, qu'il s'agisse, par exemple, du dépôt des amendements, des contributions ou des questions écrites. Plus généralement, la dématérialisation des procédures et des documents parlementaires a connu un développement continu au cours des dernières années. Je clôturerai ce point en évoquant les moyens mis à la disposition du député, notamment les espaces de travail virtuels qu'offre notre site intranet, qui facilitent grandement la vie de nos collègues en dehors de l'enceinte de l'Assemblée.
Au cœur de la crise, nous avons su conduire un processus d'adaptation au numérique rapide et novateur, sur lequel je voudrais m'arrêter un instant. En quelques jours, l'Assemblée a accompagné techniquement 700 fonctionnaires et contractuels pour leur permettre de poursuivre leurs activités en télétravail. Elle a réalisé une véritable première, en permettant qu'une mission d'information assurant le suivi de la crise et les commissions mènent leurs travaux sous la forme de visioconférences publiques, le cas échéant télédiffusées. Elle a mis à disposition des commissions des outils technologiques leur permettant de continuer à exercer leurs compétences en matière de contrôle ; je tiens à remercier les présidentes et présidents de ces commissions pour leur implication mais aussi pour leur compréhension face aux difficultés auxquelles, parfois, ils ont pu être confrontés.
L'Assemblée a également réalisé des avancées pérennes en matière de sécurité numérique, en recourant à des outils de visioconférence ou de messagerie instantanée nationaux et sécurisés pour les échanges confidentiels. Je tiens, à cet égard, à saluer l'effort fourni par les services de l'Assemblée, qui ont œuvré dans des délais extrêmement contraints à ces adaptations. En outre, un travail continu de mise à niveau se poursuit à l'initiative des questeurs pour doter à l'avenir notre institution de dispositifs de travail à distance et allouer aux personnels des équipements adaptés ainsi que pour élargir les possibilités de visioconférence.
Ces mesures ont contribué, à leur niveau, à l'application des décisions prises par le bureau, les questeurs et la conférence des présidents pour donner à l'Assemblée les moyens, dans une situation inédite, de continuer à assurer ses fonctions constitutionnelles, au premier rang desquelles le contrôle de l'action gouvernementale et la discussion des textes requis par l'urgence. Mais il est vrai que l'Assemblée nationale, dans la crise que nous traversons, et qui porte des défis inédits, n'a pu – et ne peut plus – se reposer sur ces seules avancées.
Je n'ignore pas non plus que certains de nos collègues souhaitent légitimement que l'Assemblée aille plus loin, plus vite et plus fort. Plusieurs m'ont ainsi fait part de leurs réflexions et, parfois, de leurs propositions, appelant, par exemple, à la généralisation des visioconférences pour les travaux parlementaires, qu'il s'agisse des réunions de commission ou même des séances publiques, ou à l'instauration d'une procédure de vote à distance. Je comprends l'intérêt suscité par de telles évolutions mais ces sujets, pour passionnants qu'ils soient, sont aussi éminemment complexes, en raison de la pluralité des enjeux qu'ils recouvrent. Ils ne tolèrent donc ni improvisation, ni précipitation.
À cet égard, je suis avec une attention toute particulière, depuis plusieurs semaines, ce qui se passe dans de nombreux parlements nationaux, notamment ceux des États membres de l'Union européenne. La plupart ont adopté des modalités d'organisation similaires aux nôtres, en recentrant le Parlement sur ses fonctions essentielles et en développant les visioconférences ainsi que le travail à distance, sans pour autant faire le grand saut vers un parlement entièrement dématérialisé. D'autres, minoritaires, ont été plus loin, en instaurant des procédures un peu plus innovantes ; je pense notamment au Parlement européen. Je prends note de ces exemples stimulants, mais j'observe que, le plus souvent, ils s'inscrivent dans des contextes politiques, institutionnels et procéduraux radicalement différents des nôtres, ne serait-ce qu'en raison de la fréquence et de la nature des votes qui s'y déroulent. J'observe aussi que des assemblées emblématiques comme le Bundestag, la Chambre des représentants aux États-Unis ou encore la Chambre des communes du Canada n'ont pas retenu le vote à distance, par exemple, et ce pour de multiples raisons.
En somme, si l'Assemblée n'a pas à rougir de la gestion de la crise au regard de son fonctionnement et de ses méthodes de travail, ce constat ne saurait nous exonérer de nos responsabilités face à l'avenir.
Oui, nous devons nous doter des moyens d'anticiper les conséquences que pourrait produire un nouveau choc qui frapperait notre pays, l'Europe et le monde.
C'est pourquoi je souhaite que vous puissiez travailler en adoptant une double focale. D'abord, celle du court terme : la crise que nous vivons actuellement n'est pas terminée et recèle bien des inconnues. Comment travaillerons-nous en cas de nouveau pic épidémique ? À l'inverse, comment nous adapterions-nous si la situation sanitaire actuelle nous conduisait à maintenir pendant de longs mois une situation présentielle dégradée ?
Ensuite, celle du long terme. De nouvelles crises sanitaires ne sont naturellement pas à exclure. Nous sommes, hélas, trop conscients désormais que ce scénario ne relève pas de la science-fiction. Mais je pense que nous devons voir large et je souhaiterais que vous ne restreigniez pas vos travaux à la seule crise sanitaire. Il faut également penser aux conséquences de catastrophes naturelles de grande ampleur, à des crises environnementales, énergétiques ou technologiques qui mettraient en péril nos systèmes de fonctionnement courant. Je pense, par exemple, à une crue de la Seine analogue à celle de 1910, qui rendrait nos locaux inaccessibles, ou à une attaque informatique qui ferait « tomber » nos réseaux. L'enjeu, si un tel événement survenait, ne serait pas très différent de celui auquel nous sommes confrontés : permettre la poursuite de la vie démocratique, ce qui signifie, pour l'Assemblée nationale, assurer la continuité de l'exercice de ses missions constitutionnelles.
Pour mener à bien ce travail de réflexion, d'anticipation, mais aussi de propositions concrètes, la conférence des présidents a créé le groupe de travail pour lequel nous sommes aujourd'hui rassemblés. Je tiens à insister sur un point. L'idée n'est pas de réfléchir à la mutation complète de nos règles de fonctionnement en temps normal, c'est-à-dire d'imaginer un Parlement virtuel, même si vos travaux pourront naturellement alimenter certaines évolutions de nos méthodes habituelles de travail. J'ai conscience que nous ne reviendrons pas sur des acquis comme l'utilisation fréquente des visioconférences ou le recours accru au télétravail.
Dans mon esprit, l'objectif est à la fois plus précis, plus complexe et plus sensible. Nous devons impérativement nous doter d'un « corpus d'urgence » – que d'aucuns pourraient qualifier d'« état d'urgence parlementaire » – permettant de faire face, dans des délais extrêmement brefs – bien plus, en tout cas, que ceux expérimentés lors de la crise actuelle – aux situations exceptionnelles. Certes, des modalités héritées de l'histoire et toujours en vigueur existent pour tenir séance en cas de circonstances exceptionnelles ; je pense, par exemple, aux comités secrets ou au régime de la loi Tréveneuc, du nom d'un parlementaire des Côtes-d'Armor. Mais ces modalités d'exception, qui requièrent la présence physique des parlementaires, ne sont guère opérationnelles en période de pandémie, par exemple ; elles peuvent néanmoins présenter un certain intérêt en cas de conflit armé ou de troubles politiques. C'est pourquoi elles doivent être prises en compte dans le débat.
En somme, quel processus pourrait être « dégainé » en temps de crise pour être immédiatement mis en œuvre ?
Qu'on me comprenne bien : il ne s'agit pas seulement de disposer d'une boîte à outils technologiques mais aussi, dans des circonstances exceptionnelles, de permettre à notre assemblée de continuer à œuvrer pleinement au service de nos concitoyens, conformément à ses missions constitutionnelles. C'est, en effet, à ce moment que l'exigence démocratique devient encore plus prégnante.
Derrière cette question essentielle pour le bon fonctionnement de notre démocratie, les défis sont nombreux. Ils sont d'abord juridiques, car toute évolution des pratiques en temps de crise ne saurait ignorer les exigences organiques et constitutionnelles qui s'imposent à nous. Dans ces conditions, il sera impératif d'identifier l'ensemble des modifications précises devant être apportées aux textes qui nous régissent et qui ne peuvent être précipitées.
Ces défis sont aussi techniques. S'agissant des outils numériques, ils portent notamment sur la sécurité absolue des modes de fonctionnement à distance, qui est une condition indispensable pour préserver le caractère incontestable de la loi et la confiance des citoyens dans leurs institutions. Nous avons tous à l'esprit le récent piratage dans le cadre des primaires démocrates aux États-Unis d'Amérique.
Ces défis sont également d'ordre organisationnel, car ils concernent nos conditions de travail au jour le jour et la préservation du travail collectif. Ils portent, en outre, sur l'organisation de notre administration, qui doit pouvoir faire preuve de toute l'agilité nécessaire.
Ces défis sont enfin, et peut-être surtout, d'ordre philosophique, donc politique. Comment préserver les spécificités de notre démocratie parlementaire, compte tenu – vous le savez mieux que quiconque – des multiples échanges que favorise notre présence commune au palais Bourbon ? En d'autres termes, comment entretenir la délibération, le compromis, l'expression de la conviction, voire de la passion, qui sont le sel et la richesse du travail parlementaire ? Voudrions-nous, par exemple, dissocier débats et votes, comme le fait le Parlement européen ? Accepterions-nous de voir voter des collègues qui ne participeraient pas au débat ? Autant de questions auxquelles il faudra pouvoir apporter des réponses complètes et opérationnelles.
Car si ce groupe de travail a toute latitude pour effectuer toutes les recommandations qu'il jugera pertinentes, il devra aussi – permettez-moi d'insister – partager et prendre en compte toutes les complexités. L'objectif n'est pas de dresser une liste des « y'a qu'à-faut qu'on » : chaque solution proposée devra apporter des réponses exhaustives aux différents enjeux juridiques, constitutionnels, organiques, réglementaires, technologiques et politiques.
Je tenais à vous faire part de ces éléments qui, dans l'esprit de la décision de la conférence des présidents, permettront de définir la feuille de route de ce groupe de travail qu'il vous appartiendra d'arrêter. Il me semble que le début de la session ordinaire pourrait constituer une échéance pour l'établissement de ses conclusions. Ce calendrier, qui me paraît raisonnable, permettrait un travail approfondi.
J'émets le vœu que vous puissiez aborder sans préjugés la question de la continuité parlementaire face aux crises, dans une démarche volontariste et transpartisane, ouverte aux meilleures pratiques, tant en France qu'à l'étranger. C'est dans cet esprit que notre collègue Sylvain Waserman, vice-président de l'Assemblée, a accepté de présider le groupe de travail ; il saura, j'en suis certain, se montrer à l'écoute de l'ensemble des préoccupations et des sensibilités.
Pour conclure, je tiens à saluer la composition du groupe de travail, qui reflète la diversité politique de notre assemblée et la richesse des profils et des expériences de ses membres, et à remercier les présidents de groupe, les questeurs et les deux vice-présidents associés pour leur participation.