Intervention de Jean-Luc Fugit

Réunion du jeudi 20 février 2020 à 9h30
Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Luc Fugit, député :

‑ Je n'ai pas eu la possibilité, et je m'en excuse, de participer à cette audition, mais je connais bien les participants et j'ai un regard un peu averti puisque j'étais docteur-ingénieur chimiste et je préside le Conseil national de l'air. Je connais donc bien la thématique des mesures de la qualité de l'air. Naturellement, à l'Assemblée nationale, je fais partie de la mission parlementaire sur l'accident de Lubrizol. Le Sénat est allé plus loin avec une commission d'enquête. Je voulais attirer votre attention sur quelques points.

Sans remettre en cause l'action des directions régionales de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DREAL), je me demande s'il ne serait pas intéressant d'avoir une autorité qui contrôlerait de façon un peu plus poussée qu'aujourd'hui l'ensemble des sites Seveso, notamment les sites Seveso « seuil haut ». Je crois que nous devons tirer les enseignements des malheureux accidents que nous avons vécus.

On se nourrit toujours de l'histoire et je voudrais faire remarquer que ce n'était pas la première fois qu'un accident est arrivé sur ce site-là. En 2013, de mémoire, un événement – beaucoup moins important – s'y était déjà déroulé. C'est d'ailleurs grâce au retour d'expérience de 2013, notamment des associations agréées de surveillance de la qualité de l'air (AASQA), qui travaillent en lien étroit avec l'INERIS, qu'il a été décidé de stocker en permanence sur ce site des canisters, dont les pompiers ont pu disposer rapidement pendant l'incendie et qui ont permis d'effectuer des mesures utiles pour les modélisations de l'INERIS.

Les choses auraient pu être bien pires sans le professionnalisme extraordinaire du corps des sapeurs-pompiers. C'est aussi notre rôle de le rappeler.

Cet événement a été une fois de plus – vous allez me dire que cela n'a rien de surprenant – l'occasion de montrer qu'aujourd'hui, nous sommes très rapidement dans un rapport de défiance par rapport à la donnée scientifique. Je vais vous expliquer ce qu'il s'est passé le lendemain de l'accident. J'ai été contacté, non pas en tant que parlementaire, mais en tant que président du Conseil national de l'air, par le directeur adjoint d'ATMO Normandie, avec qui j'ai travaillé pendant une quinzaine d'années. Il faut d'abord savoir qu'aujourd'hui, tous les jours, la surveillance réglementaire de la qualité de l'air en France mesure les oxydes d'azote, le SO2, l'ozone et les particules fines – les PM 10 et, à partir de 2020, les PM 2,5 aussi. La mesure s'effectue à deux ou trois mètres de hauteur par rapport au sol. L'idéal serait de mesurer un peu plus bas, à hauteur de respiration ; malheureusement, si les capteurs sont posés trop bas, ils sont vandalisés – or une station de mesure d'entrée de gamme coûte 150 000 euros et il s'agit d'argent public.

Mes collègues d'ATMO Normandie me font part de leur problème : le panache est trop haut par rapport aux capteurs et les composés mesurés au sol ne correspondent pas forcément à la composition du panache. Ce dernier étant le fruit de la combustion de produits chimiques stockés chez Lubrizol, il contenait notamment des hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP), que nous ne mesurons pas dans le cadre de la veille réglementaire quotidienne ; par ailleurs, les oxydes d'azote, que l'on mesure, n'ont pas été émis lors de l'accident. En définitive, les capteurs au sol, qui mesurent la qualité de l'air de tous les jours et les polluants de proximité qui nous importent le plus, indiquaient qu'il n'y avait rien de particulier ! Deux raisons : d'une part, ils mesurent seulement certaines substances – j'y reviendrai dans les conclusions –, d'autre part, les composés qui formaient le panache n'étaient pas encore présents à hauteur humaine, à hauteur de capteur, car ils n'étaient pas encore en phase de retombée.

Il y avait donc un réel dilemme, ce jour-là, pour savoir s'il fallait communiquer nos indices de qualité de l'air qui indiquaient que la qualité de l'air était bonne. Pendant ce temps-là, les populations locales étaient stressées, enfermées, et ne pouvaient pas penser une seule seconde que la qualité de l'air était bonne. En même temps, ne pas communiquer semblait signifier cacher quelque chose. Nous avons finalement choisi, en accord avec le préfet, de ne pas diffuser l'information. Il s'avère que le préfet de Normandie est le seul préfet qui siège au Conseil national de l'air, nous nous connaissons donc bien.

On parle souvent de la défiance par rapport aux acteurs publics ; je pense malheureusement qu'elle se tourne progressivement vers la science. Tout ce que l'on a entendu, à l'automne dernier, sur l'hésitation vaccinale l'a très bien illustré.

Pour conclure, vous écrivez dans les recommandations « acquérir […] une connaissance précise des substances émises au cours de l'accident industriel [ via ], par exemple, l'emploi de drônes équipés de capteurs » ; c'est très bien, mais je suggère d'ajouter « les plus spécifiques possible », car aucun capteur ne pourra jamais mesurer toutes les substances susceptibles d'être émises lors d'un accident.

Une autre recommandation dit d'« impliquer plus fortement et activement les citoyens » ; je suis d'accord, c'est parfait. Cependant, cela interroge sur la manière de sensibiliser les citoyens au sujet des accidents. En matière de pollution de l'air, le vrai problème est la pollution de fond et pas les pics de pollution qui durent quelques heures ou une demi-journée et qui font le buzz médiatique. Au mieux, ils participent à la prise de conscience. Le problème, c'est la constance et l'ampleur de la pollution de fond : c'est elle qui impacte la santé, et non le pic de pollution. A titre personnel, je préconise une véritable démarche d'éducation au développement durable, au sens éclairé et sérieux du terme, en milieu scolaire. J'en ai parlé avec Jean-Michel Blanquer, ministre de l'Éducation nationale. Pour l'instant, cela fait partie des sujets qui émergent difficilement, mais je pense que c'est dans ce cadre-là qu'il faudrait aussi apprendre la notion de risque et de danger. Au Costa-Rica c'est obligatoire à l'école comme les maths et la langue maternelle.

Dernier point : les assureurs ont une bonne vision des risques industriels et il serait très intéressant que l'on prenne mieux en compte leurs travaux – que ce soit les assemblées parlementaires, dans l'organisation de leurs auditions, ou les services publics, dans leur politique de prévention des accidents. A cet égard, le rapport que les assureurs ont écrit sur l'incident survenu à Lubrizol en 2013 était riche d'enseignements, et il aurait peut-être fallu le lire un peu plus en détail… Je l'ai récemment expliqué à la ministre de la Transition écologique, Mme Élisabeth Borne, qui s'est engagée à tenir compte à la fois des conclusions de la commission d'enquête du Sénat et de celles de la mission d'information de l'Assemblée nationale. Même si nos conclusions reflètent un travail plus succinct, je suggère de les transmettre quand même à la ministre.

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