Voici la présentation des conclusions de l'audition publique du 23 janvier 2020 sur les inhibiteurs de succinate déshydrogénase (SDHI).
L'Office a été saisi par la commission du développement durable et de l'aménagement du territoire de l'Assemblée nationale, elle-même interpellée par notre collègue Loïc Prud'homme, pour étudier la question posée par certains fongicides utilisés en agriculture, suspectés de constituer un danger sanitaire : les SDHI.
L'alerte vient d'un groupe de chercheurs mené par Pierre Rustin, directeur de recherche au CNRS, que j'ai eu l'occasion de rencontrer à l'hôpital Robert Debré. Il étudie l'enzyme succinate déshydrogénase (SDH) et les maladies génétiques et neurologiques rares ainsi que les cancers induits par une déficience de cette enzyme. Les chercheurs se sont rendu compte que les substances actives de ces fongicides étaient capables d'inhiber l'enzyme d'espèces non-cibles en plus de celle du champignon cible : les enzymes de l'abeille, du ver de terre et de l'homme sont également inhibées. Ils ont craint que l'exposition à ces fongicides puisse entraîner des effets similaires aux maladies génétiques étudiées, à savoir des cancers et des maladies neurologiques.
Ils ont lancé des alertes par voie de presse et l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES) a mis en place un groupe d'expertise collective d'urgence (GECU) pour étudier l'alerte et en estimer la pertinence au regard de la littérature scientifique disponible et des données dont dispose l'Agence dans le cadre du dossier d'autorisation de mise sur le marché et de la phytopharmacovigilance. Le groupe de travail a conclu que les éléments apportés par les travaux du groupe de chercheurs mené par Pierre Rustin ne remettent pas en cause l'évaluation du risque inhérent à la classe de molécules. Cette évaluation a été réalisée dans le cadre réglementaire de l'autorisation de mise sur le marché : risque sur la santé humaine et risque sur l'environnement, la santé humaine comprenant aussi bien le consommateur que l'exploitant agricole.
Une partie des chercheurs auteurs de ces travaux conteste les conclusions de l'ANSES et continue à alerter sur le sujet. Ils ont notamment sollicité la Commission nationale de la déontologie et des alertes en matière de santé publique et d'environnement (CNDASPE).
L'objectif de l'audition publique n'était pas de conclure sur le caractère dangereux ou non des SDHI pour la santé humaine ou pour l'environnement, mais de comprendre d'où vient le désaccord entre le groupe de chercheurs et l'ANSES : est-ce au niveau de la procédure, des processus, de la façon dont le débat était engagé, de règles non respectées ? Nous étions aidés par une toxicologue indépendante en la personne du Pr. Francelyne Marano.
Les travaux publiés par le groupe de chercheurs de Pierre Rustin dans une revue à comité de lecture, que personne ne conteste, montrent la non-spécificité de l'action des SDHI, in vitro, sur extrait enzymatique. Ceci s'explique par le fait que les mitochondries sont des structures très stables à travers l'évolution et sont donc très proches dans toutes les espèces. Les travaux montrent aussi l'absence d'effet des SDHI sur la viabilité de cellules humaines en culture lorsque les conditions expérimentales sont classiques, mais un effet délétère des SDHI sur la viabilité lorsque les conditions expérimentales rendent les cellules exclusivement dépendantes de cette enzyme mitochondriale pour leur survie. Ils montrent également un effet plus important sur les cellules issues de patients présentant une déficience mitochondriale génétique ou ayant une maladie associée à une fragilité mitochondriale. Enfin, ils démontrent la production de stress oxydant par les cellules exposées aux SDHI. Ces deux derniers points inquiètent tout particulièrement les chercheurs, car une partie des hypothèses pour expliquer la survenue d'une maladie neurologique multifactorielle comme celle d'Alzheimer ou de Parkinson, est le dysfonctionnement mitochondrial et la production de stress oxydant. Les chercheurs estiment donc probable que l'exposition aux SDHI soit délétère et qu'elle puisse favoriser l'apparition de telles maladies. Ils réclament que les tests réglementaires évoluent pour prendre en compte la toxicité mitochondriale dont ils estiment qu'elle est masquée par les conditions expérimentales.
Jean-Ulrich Mullot, chercheur indépendant des deux parties, qui a conduit l'expertise collective de l'ANSES, a indiqué avoir revu toute la littérature scientifique disponible sur le sujet. Il a considéré que les informations et hypothèses scientifiques apportées par les lanceurs de l'alerte n'apportent pas d'éléments en faveur d'une exposition qui n'aurait pas été prise en compte dans l'évaluation des substances actives concernées. Il a également indiqué que certaines des hypothèses formulées dans l'alerte relevaient de considérations plus larges liées aux produits phytopharmaceutiques, voire à toutes les substances chimiques, à savoir « l'effet cocktail » et la cancérogénicité sans génotoxicité, à savoir la capacité d'une substance à être cancérogène sans provoquer de mutations de l'ADN. Selon lui, il n'y a pas encore de consensus scientifique sur ces effets, ni de méthode rigoureuse validée pour les mesurer.
Comme vous vous en souvenez, ou comme vous le voyez à la lecture de ces débats, on a connu des séances plus simples à l'OPECST. Pourquoi les avis divergent‑t‑ils ? De l'avis des toxicologues interrogés, une extrapolation des résultats de l'équipe de chercheurs de Pierre Rustin à l'exposition réelle d'un organisme entier est actuellement impossible, ou au moins nécessiterait de plus amples investigations. On ne peut pas assimiler des résultats obtenus dans le cadre d'une recherche fondamentale in vitro et les résultats des tests toxicologiques effectués dans le but d'évaluer le risque associé à des substances. Ces tests, réalisés dans des conditions réglementées, sous l'égide de la Commission européenne et de l'OCDE, étudient la toxicité des substances de manière intégrée, sur l'organisme entier, tout au long de sa durée de vie. L'appréciation du risque est conduite de manière à ce que les conditions réelles d'exposition soient simulées et examine plusieurs paramètres tels que la cinétique d'absorption ou d'élimination de la substance. Cela a été rappelé dans le rapport établi par les députés Philippe Bolo et Anne Genetet, et les sénateurs Pierre Médevielle et Pierre Ouzoulias.
Que pouvons-nous retenir de tout cela ?
D'abord l'extraordinaire difficulté de déterminer quels sont les dangers, quels sont les risques, et comment les évaluer. Une partie du débat et de l'incompréhension venait de la distinction entre les expériences menées in vitro, les expériences menées en laboratoire pour simuler une exposition, et les expériences menées en conditions naturelles que peuvent constituer les études épidémiologiques, avec des différences considérables dans l'ampleur, la durée et le coût qu'elles représentent.
D'autre part, des points soulevés par l'étude sont incontestablement de nature à faire évoluer les textes réglementaires, en incluant à l'avenir la recherche spécifique de la toxicité mitochondriale dans des conditions expérimentales qui la révèle, pour les autorisations de mise sur le marché. Il peut aussi être intéressant d'identifier des sous-populations à risque pour chaque catégorie de substances phytopharmaceutiques, ou chaque catégorie de substances chimiques, pour adapter les seuils réglementaires à des populations plus fragiles. C'est déjà le cas pour certains critères, par exemple les enfants et les femmes enceintes sont plus sensibles au plomb ou aux perturbateurs endocriniens. Cette étude et ce débat suggèrent qu'il est légitime de considérer aussi les populations les plus fragiles pour ces questions de toxicité mitochondriale.
Le débat a aussi porté sur des questions de procédure : pour protéger l'environnement et la santé humaine, quelle est précisément la question scientifique à laquelle il faut répondre ? Les uns et les autres n'étaient pas d'accord. Des questions ont également été posées quant à la publicité des débats, puisqu'une partie de celui-ci a été transformé en polémique par voie de presse ; c'est la raison pour laquelle l'audition s'est faite de façon séparée et non pas de façon simultanée et contradictoire, comme c'est notre habitude.
Tous ces points doivent être pris en compte. Certains peuvent s'inscrire dans le cadre donné par le rapport de l'Office sur l'évaluation des risques sanitaires et environnementaux par les agences, publié au printemps dernier, tandis que d'autres sont plus de nature à entrer dans le cadre du rapport sur l'intégrité scientifique que préparent Pierre Ouzoulias et Pierre Henriet. En toile de fond, se trouve la dimension pédagogique avec laquelle doit être effectuée l'évaluation des dangers et des risques.
Le groupe d'experts sollicité par l'ANSES a conclu qu'il n'était pas légitime de retirer de façon préventive l'autorisation de mise sur le marché des fongicides SDHI, estimant qu'il n'y avait pas de signal qui n'aurait pas été pris en compte dans l'évaluation du rapport bénéfice-risque des substances actives.
Les travaux du groupe de chercheurs soulèvent des points intéressants à valider et à approfondir. La science doit avancer sur « l'effet cocktail » et les mécanismes cancérigènes non mutagènes.
L'Office recommande que les toxicologues, responsables de l'établissement de lignes directrices à l'échelle internationale se saisissent pleinement des potentiels effets mitotoxiques des substances phytopharmaceutiques, ceci pour mieux protéger les populations qui pourraient y être sensibles.
L'ANSES a bien rappelé que son travail consiste à répondre, en fonction des procédures, de la méthodologie et de la déontologie qui sont les siennes, à des questions spécifiques sur tel ou tel produit. L'Agence a aussi précisé que, si l'on souhaite interdire ou réduire les quantités de fongicides, la discussion ne doit pas reposer sur l'évaluation qu'elle réalise, mais sur une décision politique assumée de renforcement de la protection de l'environnement. Le politique ne doit pas remettre la décision dans les mains de l'expert technique qui conduit l'évaluation scientifique, même si elle doit être prise en compte.