Intervention de Cédric Villani

Réunion du jeudi 23 avril 2020 à 9h30
Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaCédric Villani, député, premier vice-président de l'Office :

, s'est réjoui que l'IRSN, bien que touché par le coronavirus, continue à assurer ses missions avec autant de détermination. Il est réconfortant de voir une administration aussi motivée.

Venons-en à notre second point à l'ordre du jour : le suivi de l'épidémie de Covid-19. Chaque jour, de nouvelles informations surgissent, de nouveaux événements doivent être pris en compte, et des auditions doivent être mises en place, dans des délais extrêmement courts. Les travaux sur l'épidémie de coronavirus ont donné lieu à des entretiens avec Éric Caumes, qui exerce à la Pitié-Salpêtrière, et des équipes de modélisateurs, autour de Pascal Crépey, Pierre-Yves Boëlle, Vittoria Colizza et Samuel Alizon. Il faut aussi saluer les excellents échanges avec le Gouvernement, en particulier le cabinet du ministre de la Santé, avec lequel les contacts sont très fluides.

Globalement, au cours des entretiens, des informations se précisent mais une certaine inquiétude se fait jour chez les professionnels entendus, en raison de la complexité des opérations de sortie progressive du confinement.

Les entretiens se sont tout d'abord concentrés sur la modélisation des épidémies. Les scientifiques ont évoqué leurs études, notamment les modélisations fondées sur les modèles à compartiments. Ceux-ci répartissent la population en plusieurs compartiments : les sujets susceptibles d'être infectés, exposés à l'infection, hospitalisés, guéris, décédés, etc. ; des équations décrivent les flux passant d'un compartiment à l'autre, qui dépendent des modes de contamination, des interactions sociales, des effets des mesures de distanciation, etc. Le modèle le plus simple, datant d'environ un siècle, comporte trois compartiments : les individus susceptibles d'être infectés, les individus infectés et les individus guéris. Les modèles récents sont beaucoup plus complexes : les équipes de recherche reconnues utilisent couramment une dizaine de catégories différentes. Une note est en cours d'élaboration et devrait être présentée à l'Office prochainement.

La modélisation de l'épidémie est une activité à la fois complexe et cruciale, car un objectif majeur de la réponse sanitaire à la crise est d'éviter que le nombre de malades nécessitant une hospitalisation dépasse le nombre de lits disponibles. Comme on ne pourra pas arrêter l'épidémie ou éradiquer le virus avant longtemps, l'enjeu consiste à maintenir le nombre de personnes nécessitant des soins intensifs en-dessous de nos capacités. C'est pourquoi, dans sa dernière intervention devant la presse, le Premier ministre a commencé par évoquer ce sujet.

Les chercheurs ont décrit en détail leurs expériences et modélisations. L'équipe de Samuel Alizon propose des simulations en ligne très intéressantes, qui permettent de modifier les paramètres du modèle sous-jacent et de constater les effets de ces modifications sur le développement de l'épidémie. Ils ont ainsi « exploré » les deux stratégies évoquées le 16 avril par l'Académie nationale de médecine : limiter au maximum et dans la durée la diffusion du virus, ou laisser celui-ci se répandre dans la population « sans risque ». Les modélisateurs ont clairement exprimé leur préférence pour la première stratégie, la seconde conduisant à des conséquences majeures au regard du nombre de victimes.

L'enjeu du confinement et des mesures qui le prolongeront consiste à réduire le « nombre de reproduction » de l'épidémie. Il s'agit du nombre de personnes susceptibles d'être contaminées, en moyenne, par une personne infectée. Pour le virus SARS-CoV-2, le nombre de reproduction est environ 3 en conditions naturelles, sans mesures prophylactiques. Le confinement vise à l'amener au-dessous de 1 : en effet, même s'il n'est que très légèrement supérieur à 1, la capacité du système hospitalier est saturée en quelques mois. Les estimations diffèrent suivant les équipes, mais le nombre de reproduction est aujourd'hui sans doute proche de 0,7 : il est donc inférieur à 1, mais pas de beaucoup, et cette estimation est cohérente avec la décrue très lente du nombre de cas. À ce jour la maîtrise du virus reste très fragile.

Les spécialistes en modélisation n'ignorent pas les incertitudes importantes qui affectent leurs modèles, notamment en raison de la difficulté à estimer les probabilités de contamination. Par exemple, ils ne s'engagent pas sur le taux de protection effectif des masques qui seraient utilisés par la population. Le nombre élevé de paramètres et le fait que certains ne peuvent être fixés que de façon un peu arbitraire font que l'on peut parler de « choix de modélisation » et que les résultats peuvent être très différents d'une équipe à l'autre. Cependant, malgré ces incertitudes importantes, les modèles joueront un rôle majeur dans l'évaluation de la situation et la prise de décision.

Au regard d'une éventuelle différenciation du confinement selon des catégories de population, les équipes entendues ont toutes basé leurs calculs sur deux hypothèses : la non réouverture des écoles et le confinement prolongé des seniors et des populations dites « à risque ». Ces hypothèses ont été contestées dans les débats publics de la semaine écoulée, mais les chercheurs ne disposent pas, à ce jour, de simulation permettant d'éclairer les choix. Faute de mieux, ils vont retourner à leur copie… avec un degré élevé d'incertitude, en particulier pour les écoles. En effet, il se pourrait que la contamination au sein des écoles soit globalement bien moins importante pour le coronavirus que pour la grippe, notamment parce que les enfants sont très peu symptomatiques. La question est néanmoins sérieuse, puisque les conséquences sur la santé d'une infection au coronavirus peuvent être plus graves que celles de la grippe.

Les entretiens ont également porté sur la situation sur le terrain, dans les hôpitaux. Le professeur Éric Caumes n'a pas la langue dans sa poche ; or, initialement très critique vis-à-vis de l'action du gouvernement, il s'est dit satisfait des orientations qui ont été prises au plan sanitaire, de la bonne compréhension des phénomènes et de l'attention portée au monde médical par le ministre de la santé et le Premier ministre. Il s'inquiète cependant d'une situation qui reste très fragile : des hôpitaux et des services restent saturés et accueillent un nombre de patients supérieur à leur capacité nominale, celle d'avant la crise. On observe aussi une baisse des consultations et des hospitalisations pour les affections autres que le Covid-19, ce qui suggère que les malades concernés ne se font plus soigner, soit parce que le système les en empêche, soit parce qu'ils se limitent eux-mêmes. Des conséquences inquiétantes apparaissent, certaines personnes ayant laissé se prolonger un état médical insatisfaisant, d'autres étant entrées dans un état psychologique très dégradé.

Ces constats ont conduit Eric Caumes à changer d'avis sur le confinement des seniors. Voici encore une ou deux semaines, il était partisan d'une approche stricte, consistant à maintenir quelque temps les seniors confinés. Mais, estimant que le débat public sur ce sujet s'est mal engagé et qu'apparaît désormais aussi un tableau clinique de personnes « malades du confinement » plutôt que du Covid-19, il estime qu'il faut maintenant chercher un nouvel équilibre. Pour lui, les seniors devront prendre durablement des précautions dans un contexte de risque sans pour autant être soumis à une contrainte pesante.

Il faut souligner qu'Éric Caumes n'évoque pas la crainte d'une deuxième « vague », mais d'un deuxième « col », car il estime que la France reste sur un haut plateau sans être véritablement redescendue aux niveaux antérieurs à la crise. Le système de santé n'est pas sorti de la saturation et n'a pas eu le temps de reprendre son souffle. De plus, les signaux internationaux ne sont guère encourageants : des pays asiatiques qui semblaient pourtant bien contrôler la situation, comme Singapour, connaissent de nouveaux départs épidémiques.

Pour Éric Caumes, la clef du déconfinement sera la prévention et non les traitements. Or la France n'a pas cette culture de la prévention. Cela aura un impact négatif sur la détermination des personnes à tester, qui a donné lieu à des prises de position différenciées dans le débat public, y compris de la part des plus hautes autorités de l'État.

La capacité du système à retracer les chaînes de contamination sera déterminante pour la sortie du confinement. Or, Éric Caumes a expliqué que même au sein de l'AP-HP, ce traçage n'est pas réalisé correctement. Le service de santé au travail avait identifié des personnels contaminés au sein d'un service et avait demandé qu'ils rentrent à leur domicile ; mais aucun dépistage systématique au sein de ce service n'avait été entrepris. Éric Caumes a insisté pour que ce soit fait et cela a permis d'identifier deux clusters au sein de son hôpital. Il souligne donc que le système de santé doit être plus efficace pour détecter les chaînes de contamination et isoler les personnes contaminées. Dans les pays qui ont réussi à juguler l'épidémie, la clef du succès a été l'efficacité du dépistage « manuel », plus que celle du traçage automatique ; l'Allemagne vient d'ailleurs d'annoncer 20 000 recrutements pour réaliser un tel dépistage. La France doit parvenir à mettre en place l'organisation administrative et humaine nécessaire.

Le troisième sujet abordé était celui des sondages visant à évaluer la prévalence du virus, c'est-à-dire la proportion de personnes ayant été infectées. Des études récentes réalisées sous l'égide de l'Inserm ou d'autres organismes ont fait quelque bruit car elles concluaient qu'un faible pourcentage de personnes (5 % à 6 % seulement) avaient été infectées à travers la France, des disparités géographiques étant néanmoins relevées. Ces estimations se fondent essentiellement sur des extrapolations à partir du nombre de cas graves et du nombre de morts.

Tout autre est l'approche qui consiste à effectuer des tests sérologiques sur un échantillon représentatif de la population. L'Inserm coordonne une étude nationale sur ce sujet en coopération avec plusieurs régions. En parallèle, Paris pilote une expérience ambitieuse, qui s'appuie sur une méthodologie rigoureuse pour la détermination de l'échantillon représentatif et la façon de prendre contact avec les personnes sélectionnées dans cet échantillon – il est prévu qu'elles se rendent dans un laboratoire agréé pour s'y faire tester, sous le contrôle d'un médecin, et non qu'elles envoient aux investigateurs un échantillon contenant une goutte de sang obtenue par autoprélèvement au domicile. L'entreprise est en cours. Elle s'avère étonnamment complexe.

Au-delà des difficultés propres à la constitution de l'échantillon aléatoire, des incertitudes subsistent sur la qualité des tests sérologiques. Le Centre National de Référence des virus des infections respiratoires, hébergé par l'Institut Pasteur, devait rendre en début de semaine le résultat des « évaluations de performance » des tests qui lui ont été soumis, mais cette restitution a été repoussée de quelques jours. Le déploiement à grande échelle des kits de test correspondants est donc lui aussi repoussé.

La mise en place de campagnes de tests sérologiques doit également surmonter une très classique complexité administrative même si, dans le contexte actuel, des procédures accélérées ont été décidées. Pour monter des études, il faut nommer des référents et obtenir toutes les autorisations de la part des organismes agréés. Le déploiement des tests se ressent de la lourdeur de la machine institutionnelle.

Le dernier sujet est celui du traçage automatique. La portée du vote qui aura lieu à l'issue du débat parlementaire prévu le 28 avril est incertaine puisque l'application dont il sera question n'existe pas encore : le vote portera-t-il sur le principe du recours à une application ou sur la mise en œuvre de celle-ci ? Cela n'est pas clair. Or il est possible d'avoir une position de principe positive sur l'application tout en nourrissant des réserves sur sa mise en œuvre, par exemple en raison d'éventuelles failles de sécurité.

Si le débat s'est engagé de façon confuse, c'est aussi dû au fait que plusieurs projets sont sur la table, construits sur des options techniques (ou « protocoles ») différentes. Les institutions françaises promeuvent le protocole Robert, qui implique l'Inria (Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique), Orange et d'autres acteurs. Un protocole dénommé DP3T est promu par les Écoles polytechniques fédérales de Lausanne (EPFL) et de Zurich (ETHZ). Les principales craintes auxquelles doivent obvier les divers protocoles envisagés sont le dévoiement de l'outil par l'autorité centrale et son piratage par des acteurs extérieurs.

Le débat est devenu encore plus confus quand un collectif incluant des chercheurs de l'Inria a publié tout récemment un document extrêmement critique sur le principe même du recours à une application de traçage. Les auteurs y font la liste détaillée des scénarios, plus ou moins réalistes, dans lesquels l'outil pourrait être détourné de son but.

On sait également que le projet français est confronté à l'épineuse question de l'accès de l'application à la fonctionnalité Bluetooth en tâche de fond. Apple n'a jamais laissé faire cela à un opérateur extérieur. Or sans un tel accès, l'efficacité réelle de l'application Stop Covid risque d'être très limitée.

Pour conclure sur ce point, la note que l'Office a récemment consacrée au sujet reste tout à fait pertinente. En revanche, une certaine confusion s'est instaurée lorsque le débat a commencé d'entremêler des questions politico-éthiques et des questions purement techniques.

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