Intervention de Pierre Ouzoulias

Réunion du jeudi 2 juillet 2020 à 9h30
Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques

Pierre Ouzoulias, sénateur, rapporteur :

Je ne suis pas nécessairement la personne la plus appropriée pour traiter ce sujet, mais j'ai usé de ma formation d'historien pour tenter de l'aborder avec le plus de détachement possible. Sur de telles questions, les réflexes des historiens sont souvent les bons : ne jamais juger, toujours essayer de comprendre, et mettre des faits en interactions, pour dégager de grandes lignes directrices.

Ce que nous avons qualifié de « mort de masse », terme utilisé par les sociologues pour désigner une surmortalité exceptionnelle sur une période de temps relativement limitée, s'est déjà produit dans le passé. Ainsi, la canicule d'août 2003 avait conduit à découvrir un certain nombre de problématiques. S'ajoute cette fois le caractère très particulier de la pandémie, résultant d'un virus dont on ne connaissait rien, et sur lequel on essaye de découvrir le plus de choses possibles en avançant. De ce fait, pour le statut des corps humains, la question de l'infectiosité s'est tout de suite posée, avec la nécessité pour les vivants, à l'hôpital ou aux pompes funèbres, de prendre le maximum de précautions pour se protéger eux-mêmes et les autres, ce qui a complexifié énormément les choses.

La mission visait à comprendre, dans la chaîne allant de la personne admise à l'hôpital ou qui meurt à domicile, jusqu'à la célébration des rites funéraires, en quoi la pandémie avait pu entraîner des modifications importantes, ou entraver les processus habituels, et si ces évolutions vont enclencher des processus historiques, lourds de transformations de nos façons de faire, et de notre relation à quelque chose qui est au cœur de l'humain : la mort, les morts et le deuil.

Ce n'est pas la première fois qu'un tel événement survient dans l'histoire de l'humanité, même si un virus ne s'est jamais diffusé ainsi en seulement trois ou quatre mois, en raison de l'interconnexion des humains sur la planète, par les voies commerciales et aériennes. Comme les anthropologues l'ont souligné, depuis le Néolithique, nous sommes dans un processus de coévolution avec les bactéries et les virus. Les premières pandémies arrivent avec la néolithisation, les humains vivant en permanence au côté du règne animal, avec les animaux domestiques. Cette pandémie s'inscrit dans la longue histoire des grandes pandémies, qui nous est familière de par notre culture occidentale, et renvoie notamment aux épisodes de peste. Je reprends l'image de mon collègue Pascal Picq, anthropologue, qui compare l'espèce humaine à la reine rouge d'Alice au pays des merveilles. Elle court en permanence pour que le paysage ne bouge pas. Comme elle, nous sommes obligés de nous mouvoir en permanence pour essayer de rester stables. Nous sommes dans une relation très particulière de course et de concurrence avec les virus.

Ce qui nous est apparu très tôt, c'est que cette crise a mis en évidence quelque chose de connu des sociologues et de certains de nos collègues parlementaires, mais largement ignoré de la société en général : la situation très particulière des personnes associées au secteur funéraire, qu'on ne voit jamais, sauf dans des moments terribles, comme les cérémonies funéraires.

Or, le secteur funéraire a joué un rôle capital dans la pandémie, puisqu'il a eu à gérer ce surplus de mort. Sa capacité à prendre en charge ces corps infectés, à leur donner les traitements adéquats, imposés notamment par les règlements sanitaires, ainsi qu'à associer, autant que faire se peut, les familles à l'accompagnement du mort pour l'inhumation ou la crémation, a été déterminante dans la gestion de la pandémie. Vous vous souvenez de ce qui s'était passé en août 2003, alors que les pouvoirs publics avaient été pris de court par un très grand nombre de corps à traiter. Cette fois-ci, les pompes funèbres ont tenu. Nous leur devons que des événements beaucoup plus dramatiques et psychologiquement difficiles ne se soient pas produits.

Au final, les représentants du secteur estiment avoir été, comme les médecins, en première ligne, mais avoir été ignorés. Par exemple, ils regrettent de n'avoir pas eu accès facilement aux équipements sanitaires individuels. Pour les soignants, l'accès aux masques a été difficile, pour les personnels des pompes funèbres encore plus. Certains avaient fait l'effort de les acheter en Chine, mais les pouvoirs publics s'en sont aussitôt emparés. Souvent dans des conditions très difficiles, ces personnels ont été obligés de continuer à travailler. Une autre chose qui m'a personnellement révolté est que, contrairement à d'autres, la plupart n'ont pu faire accueillir leurs enfants dans les écoles. Certains nous ont dit que même leurs déplacements avaient été entravés et qu'ils avaient reçu des amendes parce qu'ils ne respectaient pas, comme tout un chacun, les règles de la circulation.

Tout cela montre que, bien que les personnels des pompes funèbres soient absolument indispensables à la gestion de la crise, ils sont invisibles. Ils se comparent aux intouchables, que personne ne veut voir. Je pense sincèrement qu'il faudra envisager, sur le plan politique, une meilleure prise en compte de leur travail.

Mais la crise n'a pas eu les mêmes effets sur le secteur partout en France. Alors que certaines régions ont connu une surmortalité conséquente, d'autres, notamment le Sud-Ouest de la France, ont vu leur mortalité baisser considérablement, du fait du confinement, du report des opérations chirurgicales à risque, de la baisse des accidents de la route, etc. Cette sous-mortalité a entraîné une baisse du chiffre d'affaires de 30 à 40 %. Ces problèmes économiques ont contribué aux difficultés de la crise.

En tant qu'élu, j'ai été sollicité par des citoyens empêchés dans leurs rituels funéraires, qui ont considéré qu'ils n'avaient pas pu accompagner leurs proches défunts dans des conditions décentes et satisfaisantes. Tous les rituels funéraires n'ont cependant pas été empêchés dans la même mesure. En effet, il existe une certaine diversité des rituels funéraires en France. De surcroît, une partie des familles a su s'adapter à la crise, et mettre en œuvre des solutions pour pratiquer un rituel dans ces conditions exceptionnelles.

Les premières analyses sociologiques indiquent que si la pandémie a accéléré des processus de transformation des rites funéraires, qui sont des processus de long terme, elle n'en a pas fait émerger de nouveaux. D'ailleurs, aucune des grandes épidémies du dernier millénaire n'a favorisé un rite funéraire plus que les autres. Ainsi, la crémation n'a pas supplanté l'inhumation lors des grandes pestes médiévales, contrairement à ce que l'on pourrait penser. Le recours au numérique, offert ou vendu par certains prestataires de pompes funèbres, c'est-à-dire la possibilité de suivre les cérémonies sur Internet, n'aurait pas forcément vocation à perdurer.

Les agents des pompes funèbres ont regretté le manque de concertation de la part des autorités sanitaires. Les normes demandées se sont parfois avérées éloignées des pratiques. Il semble qu'un comité éthique, rassemblant l'ensemble de la profession, soit nécessaire. Il devrait travailler à l'encadrement législatif, réglementaire et sanitaire des pratiques, notamment pour les traitements apportés aux défunts, qui peuvent être réalisés par tous, alors qu'ils revêtent un risque, notamment au travers du contact avec le sang.

Comme lors de la canicule de 2003, la Préfecture de police a réquisitionné des entrepôts frigorifiques du marché d'intérêt national de Rungis, de façon à entreposer les corps ne pouvant être inhumés ou incinérés à court terme. La presse a mis l'accent sur le coût de cette mesure. Les sociologues et les professionnels des pompes funèbres s'accordent sur son impact psychologique catastrophique, qui renvoie à un traitement des défunts uniquement hygiéniste, et omet la dimension humaine du rite funéraire. Les pompes funèbres regrettent cette mesure, d'autant qu'elles estiment que leurs capacités leur auraient permis de faire face à la crise. Mais elles n'ont pas été mobilisées.

La question de savoir si la crémation a été privilégiée pendant la crise nécessite une analyse plus fine, mais les données relatives aux pratiques funéraires n'étant pas centralisées par un organisme dédié, il n'est pas possible de les connaître de façon certaine. Les sociologues dans ce domaine de compétence sont justement demandeurs de statistiques fiables.

Les seules données dont nous ayons eu connaissance sont issues du travail des experts, du CNRS par exemple. Elles indiquent qu'il n'y a, globalement, pas eu de recours plus important à la crémation. Plus précisément, la hausse concerne les deux régions, l'Île-de-France et le Grand Est, ayant connu une surmortalité, qui sont aussi celles où la population a plus recours à la crémation que la moyenne, du fait d'un mode de vie principalement urbain pour la première, et de l'héritage protestant pour la seconde. Le reste de la France, qui pratique moins la crémation, a plutôt été en situation de sous-mortalité. Ce décalage a conduit à une impression de hausse de la crémation, mais la pandémie n'a pas favorisé le recours à cette pratique funéraire.

Nous avons entendu parler d'entreprises de pompes funèbres qui auraient incité, voire obligé les familles à recourir à la crémation sous prétexte d'un gain de temps et d'un traitement facilité des corps. En réalité, il n'en est rien. Le secteur nous a assuré que la crémation n'est ni plus rapide ni plus facile à mettre en œuvre qu'une inhumation. L'imaginaire collectif associé à la crémation est souvent trompeur : on pense à la purification par le feu.

Par ailleurs, la crise a mis en exergue la nécessité, pour certaines familles, de disposer d'une salle communale pour réaliser des cérémonies funéraires, notamment pour rendre un hommage au défunt, après une célébration qui se serait déroulée en tout petit comité.

Concernant les services numériques, on peut regretter qu'ils ne soient pas plus utilisés dans les contextes de fin de vie. Un chercheur spécialiste des rites funéraires au CNRS, lui-même touché par la Covid-19 et passé par les soins intensifs, a témoigné de la solitude extrême dans laquelle il s'est trouvé, alors qu'il pensait vivre ses derniers moments. Il est souhaitable que des moyens informatiques soient mis en œuvre pour que les malades graves puissent communiquer avec leur famille. Ce genre de témoignage est précieux, d'autant qu'il vient d'un spécialiste qui a un certain recul sur le sujet, et s'inscrit à l'intersection des missions de l'Office : relation entre la technique médicale, la science et l'humain. L'humain doit primer, à la fois pour les vivants et pour les morts. C'est le cœur de notre problématique.

Avant de conclure, un dernier point porte sur la nécessité de rendre un hommage national aux morts, à celles et ceux qui ont été à leurs côtés à l'hôpital, tous ces soignants admirables – dont quelques-uns d'ailleurs sont morts de la maladie, à ces acteurs invisibles que sont les agents des pompes funèbres, oubliés de tous, ainsi qu'à tous ceux qui n'ont pu accéder à leurs proches, alors qu'ils étaient dans les derniers jours de leur existence, et qui ont souffert de n'avoir pu leur rendre un hommage. Il s'agirait d'un hommage national de substitution, un rite collectif, auquel je suis personnellement assez attaché.

Par ailleurs, en tant qu'historien, j'ai été très surpris de constater que la jeune génération avait eu l'impression de vivre un épisode historique exceptionnel et inédit. Ce sentiment s'explique par l'absence, sur le plan matériel, de trace des grandes pandémies du passé, notamment la plus récente, la grippe de Hong-Kong, qui a fait à peu près autant de morts, environ 30 000, sans même évoquer la grippe espagnole. Dans la mémoire de mes parents, qui ont vécu la grippe de Hong-Kong, cet événement n'existe quasiment pas.

La jeune génération se retrouve face à la Covid-19 sans trop savoir qu'en faire. À mon avis, il serait utile, pour cette génération, d'expliquer que cette épidémie s'inscrit dans la grande histoire des liens de l'humain avec les maladies, et que ce qu'ils ont vécu n'est absolument pas hors du commun, même si les conditions historiques sont très particulières.

Faut-il une cérémonie nationale ou un monument ? Nous avons beaucoup hésité, les acteurs auditionnés aussi, mais cette question me semble importante.

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