Cette agence, située à Bruxelles, compte actuellement 500 personnes. La partie évaluation est extrêmement importante, tout comme la partie gestion. Une autre dimension essentielle concerne la communication.
Comme je vous l'ai expliqué, les projets sont soumis à l'ERC par des chercheurs ou chercheuses individuels. Le pari était d'obtenir qu'ils soumettent leurs projets les plus ambitieux. Notre ambition est en effet de soutenir des projets à hauts risques et hauts gains. L'une de mes plus grandes satisfactions, en tant que président de l'ERC, était de m'entendre dire par des chercheurs que leur projet, finalement accepté et financé par l'ERC, avait d'abord été soumis à leur instance nationale, qui l'avait refusé car jugé trop risqué.
L'un des éléments essentiels souhaité par le conseil scientifique depuis le début consistait en une durée de contrat de 5 ans, permettant d'initier des projets ambitieux et de les réajuster éventuellement si besoin. Par exemple, dans le cadre de la pandémie, l'ERC a immédiatement demandé aux personnes qu'il soutenait de soumettre sans tarder leurs propositions si elles avaient durant cette période le souhait d'adapter leur projet, avec l'idée que ceci pourrait contribuer à l'effort global de recherche. Ces propositions ont évidemment été évaluées, et largement acceptées. On a ainsi assisté à une augmentation considérable du nombre d'amendements des projets, au motif que les chercheurs et chercheuses avaient le sentiment qu'ils pouvaient agir en réponse aux demandes reçues.
Comment se déroulent les évaluations ? Le champ de la connaissance a été organisé en 25 domaines, soit un total de 75 puisque les appels s'effectuent à trois niveaux, afin de pouvoir comparer les porteurs de projets à des moments comparables de leur carrière. Il est en effet très difficile de comparer le travail de deux chercheurs dont l'un a terminé sa thèse quelques années auparavant, tandis que l'autre a 40 ans de carrière derrière lui. Les évaluateurs viennent du monde entier : 15 % ne sont pas européens. Les équipes d'évaluation ont une taille moyenne d'une quinzaine de personnes. Les discussions concernent véritablement les dossiers et les évaluations s'effectuent en deux temps : le premier permet de classifier les projets, avec des notations qui ne sont pas des accumulations de notes mais le fruit d'un débat collectif, avec trois niveaux de reconnaissance : A permet de passer au deuxième niveau de sélection, B indique que le projet a été jugé intéressant mais pas suffisant pour passer à la deuxième phase d'évaluation et C signifie que le projet est à revoir. Ces notes ont des conséquences pratiques sur la possibilité de se représenter : lorsque le projet est noté C il faut attendre deux ans avant de se représenter, et un an lorsqu'il a obtenu un B. Dans le cas d'une notation A, il est possible de se représenter immédiatement dans le cas où le projet ne serait pas financé.
Un autre élément s'est avéré essentiel : lors de la deuxième évaluation, des avis extérieurs, émis par des remote referees, sont demandés. Chaque année, le nombre de personnes sollicitées dans ce cadre est de l'ordre de 25 000, et nous récupérons annuellement 9 000 rapports en moyenne. Cette deuxième phase comporte également des auditions : tous les candidats sont entendus pendant une demi-heure.
Ces évaluations donnent lieu à des débats très intenses. La décision d'attribuer les grants ne relève pas d'une notation arithmétique résultant d'un calcul de moyenne de notes obtenues, mais d'une discussion. Le monde académique ayant tendance à être conservateur, l'une de mes fonctions, en tant que président, consistait à convaincre les membres des panels d'évaluation qu'ils devaient prendre des risques.
Le seul critère utilisé pour choisir les projets est celui de leur qualité scientifique. Évidemment, l'on ne se situe pas là dans une logique de juste retour. La distribution des contrats ERC en fonction des pays est extrêmement variable, ce qui constitue, politiquement, un sujet. J'en ai absolument conscience. J'ai indiqué que les Pays-Bas sont le pays qui connaît le plus de succès à l'ERC par million d'habitants, avec 45 contrats. La France est à 16 contrats. L'écart est donc considérable. Cette disparité résulte tout d'abord du fait que les candidats néerlandais sont beaucoup plus nombreux en moyenne que les candidats français. Ces derniers s'avèrent plutôt prudents dans leurs candidatures, ce qui se traduit d'ailleurs par l'un des meilleurs taux de succès de tous les États membres. Cet écart dans le nombre de contrats émanant de chaque pays n'est pas sans poser de problèmes. Israël et la Suisse, pays associés qui s'acquittent d'une certaine somme d'argent auprès de l'Union européenne, sont parmi les États ayant les taux de succès les plus élevés. Maintenant que la Grande-Bretagne a quitté l'Union européenne, l'un des problèmes rencontrés dans le cadre du programme Horizon Europe est de savoir si elle va être pays associé ou pas. Ainsi, dans le cadre de l'ERC, la contribution budgétaire britannique était de l'ordre de 15 % du budget européen, alors que les contrats récupérés par la Grande-Bretagne représentaient environ 22 % de l'ensemble. L'ERC constitue donc une aubaine pour ce pays, puisque la somme récupérée est supérieur d'environ 50 % au montant payé. Dans d'autres secteurs évidemment, la Grande-Bretagne contribuait plus qu'elle ne recevait, mais dans le domaine de la recherche, la situation lui était particulièrement favorable.
Le rapport Lamy couvrait aussi bien la recherche que l'innovation et concernait par conséquent l'ensemble du programme cadre qui est devenu Horizon Europe. Pascal Lamy était entouré de personnes aux profils très différents. L'élément le plus innovant du rapport produit était d'introduire un Conseil européen de l'innovation calqué sur l'ERC, avec l'idée d'utiliser une approche complètement bottom up pour les projets d'innovation. L'ERC fonctionne exactement ainsi : les chercheurs arrivent avec leurs projets et sont totalement libres de proposer toutes les thématiques qu'ils souhaitent.
J'aimerais également vous dire quelques mots du programme Synergy, introduit par le conseil scientifique de l'ERC voici deux ans, qui se développe avec un succès exceptionnel. L'un des aspects ne nous apportant pas entière satisfaction jusqu'alors était l'interdisciplinarité. Beaucoup de nos projets sont interdisciplinaires, mais nous avions le sentiment de ne pas être totalement adéquats pour un certain nombre de sujets. Grâce au programme Synergy, nous avons donc ouvert la possibilité à des groupes de deux à quatre chercheurs de proposer ensemble des projets, de façon synergique, avec l'espoir que beaucoup viendraient d'horizons très différents et que ce travail en commun représenterait une nouveauté pour eux. Ces projets, financés sur six ans, avec un plafond de 10 millions d'euros, éventuellement 14 millions dans le cas où des achats d'équipements sont nécessaires, sont encore plus ambitieux que les projets ERC ordinaires. La qualité des projets soumis est absolument incroyable.
Notre objectif visant à privilégier l'interdisciplinarité, le défi a consisté à faire en sorte que l'évaluation, à laquelle nous portons toujours une attention extrêmement forte, soit adaptée à ce contexte nouveau. Nous avons ainsi imaginé un dispositif innovant, comportant un niveau de filtrage supplémentaire, sans panel constitué. Les panels d'évaluation ne sont formés qu'ensuite, en fonction des projets retenus – globalement la moitié des projets proposés – lors de la phase préliminaire. Cette étape permet de s'assurer de disposer dans les panels d'une variété de compétences de nature à juger de la meilleure façon possible les projets soumis, ce qui est particulièrement important pour ces projets, souvent extrêmement complexes. La bonne nouvelle est que nous sommes parvenus à relever ce défi. L'adaptation des panels aux projets reçus et la façon dont Synergy fonctionne nous apportent entière satisfaction. Nous avons reçu dans ce cadre environ 300 projets la première année, dont 17 ont été financés. Le nombre de rapports extérieurs reçus, en plus de ceux émanant des membres des panels, est de l'ordre d'une douzaine supplémentaire. J'ai examiné les rapports relatifs à l'ensemble des projets finalistes et ai trouvé cet exercice passionnant, car il met en lumière la diversité des opinions et la manière dont les panels parviennent à prendre leurs décisions.
Emmanuelle Charpentier, qui a joué avec Jennifer Doudna un rôle majeur dans la mise au point de CRISPR-Cas9, est française, originaire de Clermont-Ferrand. Elle a développé sa recherche majoritairement hors de France, notamment dans la petite université suédoise d'Umeå, qui a constitué un lieu décisif et essentiel dans son parcours, car elle a pu s'y consacrer totalement à la recherche. Elle est aujourd'hui directrice de l'institut Max Planck d'infectiologie à Berlin. Ses découvertes essentielles ont donc été effectuées dans un contexte européen. Le premier chercheur à avoir découvert CRISPR-Cas9 est un japonais, qui n'a pas su comment l'utiliser. Jennifer Doudna raconte toujours qu'elle s'est ensuite intéressée à ce sujet car elle trouvait qu'il s'agissait de « chimie amusante ». Or, cette découverte est devenue l'outil absolument extraordinaire de génie génétique que nous connaissons, alors que ce n'était la motivation première ni d'Emmanuelle Charpentier, ni de Jennifer Doudna. Voici donc un exemple spectaculaire d'un élément de recherche fondamentale qui est devenu un outil générique, avec un impact gigantesque sur le développement de la biologie et de la biomédecine.
Je souhaiterais revenir à présent sur la question de l'attitude des chercheurs. Comme vous le savez, disposer de moyens est un élément crucial pour les chercheurs. J'aimerais vous donner un exemple très important à mes yeux, intervenu dans le cadre de l'ERC : à un moment, l'agence qui gère l'ERC voulait savoir ce que les chercheurs pensaient du service apporté, c'est-à-dire de la façon dont ils pouvaient soumettre leurs projets, de l'accueil qui leur était réservé, etc. J'ai insisté pour que l'on pose la question notamment aux personnes dont les projets n'avaient pas été financés. Or, il est apparu que la moitié environ des personnes non financées trouvaient que l'exercice qui avait consisté à soumettre leur projet à l'ERC leur avait apporté quelque chose. Ceci provient entre autres du fait que les dossiers ERC sont, d'un point de vue technique, bureaucratique, très limités ; en revanche, le volet scientifique doit être extrêmement soigné et requiert parfois plusieurs mois de travail. Ainsi, même si le projet n'est au final pas retenu, cet effort de réflexion, qui pour certains jeunes chercheurs constitue le premier exercice de ce type dans leur carrière, constitue un point de repère pour le développement ultérieur de leurs recherches. Ce positionnement, à l'écoute des chercheurs, est pour nous une dimension absolument essentielle.
L'attitude du public en général vis-à-vis de la recherche est également un sujet important. Comment faire comprendre que ces investissements de long terme sont productifs ? Je pense que la seule véritable manière de procéder est que les chercheurs acceptent de consacrer une partie de leur énergie à mieux faire connaître leurs travaux, les ressorts de leurs recherches, et montrent à quel point la sérendipité, c'est-à-dire le fait que des événements auxquels on ne s'attendait pas se produisent, peut permettre des avancées scientifiques considérables.
Il en existe de nombreux exemples. J'ai eu l'occasion d'enseigner la relativité générale à l'école polytechnique pendant une quinzaine d'années et cite souvent l'exemple d'Einstein. Lorsque ce dernier a introduit la théorie de la relativité générale, il voulait simplement corriger un élément que l'on ne parvenait pas à comprendre, à savoir que le périhélie – c'est-à-dire le moment où une planète est la plus proche du soleil – de Mercure calculé par la théorie de Newton était décalé de quelques secondes d'arc par rapport aux mesures. L'un des premiers apports de la théorie de la relativité générale, qui est une théorie complexe, a donc été de donner une estimation correcte de la variation du périhélie de Mercure. Le fait que les GPS soient aujourd'hui suffisamment précis pour que l'on puisse envisager de faire du pilotage à distance est rendu possible par l'inclusion de corrections issues de la théorie d'Einstein dans l'algorithme qui détermine la position d'un mobile. Le fait que la Terre soit massive change en effet la façon dont l'espace est organisé : la vertu fondamentale de la théorie de la relativité générale est ainsi de tenir compte de la courbure de l'espace provoquée par la présence de masses.
Il s'agit là d'un exemple d'application à un siècle de distance, mais il en existe à beaucoup plus court terme. J'ai cité CRISPR-Cas9, mais on pourrait en trouver de nombreux autres. Je vous suggère à ce propos de consulter l'excellent entretien donné aux services de communication de l'ERC par Sir Peter Ratcliffe, prix Nobel de médecine 2019 pour avoir montré, avec ses co-lauréats, le rôle de la présence d'oxygène dans les cellules dans leur capacité à se développer. Cette découverte est issue de travaux de recherche fondamentale. Or, dans le contexte de la pandémie actuelle, ces informations sont essentielles.
Cet objectif de communication est une tâche de long terme, qu'il faudrait développer davantage dans la culture des chercheurs. Je suis très heureux que l'ERC ait décidé, pendant ma présidence, de lancer trois prix récompensant des démarches de mise en relation des chercheurs avec le public et les médias. Les lauréats, dévoilés voici quelques jours et choisis parmi près de 150 candidats et candidates, ont développé des actions très intéressantes de mise en contact avec la société, sur des sujets extrêmement variés. Il n'y a pas d'argent à la clé : il s'agit simplement d'une valorisation de l'effort, et de la reconnaissance de l'importance à accorder à cette dimension de communication.
La question de la liberté des chercheurs est également un élément absolument essentiel, toujours difficile à mettre en exergue. Comment faire pour que les chercheurs qui arrivent avec des idées parfois dérangeantes soient reconnus ? En tant que président de l'ERC, je bénéficiais du privilège de pouvoir m'asseoir dans les salles où les panels débattaient, sans bien entendu intervenir de quelque façon que ce soit. Il était très intéressant d'observer l'intensité des échanges autour de positions parfois contradictoires, dans le but d'aboutir à une décision commune sur les projets à financer. Ayant été en lien très suivi avec des membres de ces panels, je suis toujours frappé de constater à quel point la qualité des discussions qui s'y déroulent constituent pour eux un élément extrêmement important. Je dois dire, pour m'être rendu dans le monde entier pour promouvoir l'ERC, que nos meilleurs ambassadeurs étaient des personnes recrutées dans les panels, qui venaient raconter que les meilleures évaluations qu'elles aient vues étaient celles qu'elles avaient connues à l'ERC.
Ces témoignages sont extraordinaires et montrent que l'Europe est capable de développer des méthodologies considérées comme des références dans le monde entier. Ceci est rendu possible par la qualité des dossiers que nous recevons, des personnes que nous convainquons de participer aux panels, mais aussi du soutien apporté par le staff de l'ERC, qui se montre absolument exemplaire. Lors de la pandémie, il a ainsi fallu discuter pendant une semaine entière de centaines de dossiers à distance, certains se connectant la nuit depuis l'autre bout du monde pour participer aux discussions. Le processus a été plus long et compliqué qu'à l'accoutumée, mais l'ERC a continué à fonctionner et n'a pas pris une minute de retard dans l'attribution de ses contrats, grâce au dévouement des membres des panels et du staff. Je trouve ce résultat vraiment remarquable. Cette situation de travail à distance ne saurait toutefois perdurer, car elle est épuisante pour les équipes impliquées.