Intervention de Cédric Villani

Réunion du jeudi 29 octobre 2020 à 8h00
Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaCédric Villani, député, président de l'Office :

. – Mes chers collègues, je souhaitais qu'au matin du débat parlementaire sur les modalités du reconfinement annoncé, nous fassions un point de situation sur l'état des connaissances sur la crise sanitaire, au regard de l'épidémiologie, des pistes de traitement, des mesures prises à travers le monde par les pouvoirs publics, etc. Une note a été préparée dans des délais extrêmement contraints par le secrétariat de l'Office et vous a été transmise hier soir. Quelques auditions ont pu être réalisées, en particulier celles des épidémiologistes Pascal Crépey et Samuel Alizon, ainsi que celles de François Bricaire et Éric Caumes, dans le champ de l'infectiologie. Un travail important de bibliographie a aussi été réalisé.

Même si le paysage des connaissances est plus clair qu'en mars, nous restons face à une situation pleine de surprises que François Bricaire, de l'Académie de médecine, a qualifiée de déroutante à bien des égards. Les caractéristiques de l'épidémie sont assez uniques sur un certain nombre de points.

Sur un plan épidémiologique, nous sommes dans ce qu'on peut appeler une « deuxième vague », marquée par une très forte augmentation de l'incidence dans l'ensemble de l'hémisphère nord, en particulier en Europe, mais à l'exception de l'Asie, et sur la quasi-totalité de l'Amérique du Sud. Au regard du nombre de cas quotidiens avérés, les États-Unis restent en première place dans le monde, mais la France vient en deuxième place. Le directeur général de l'OMS a souligné le 23 octobre que nous sommes à un moment charnière de la pandémie dans l'hémisphère nord. A contrario, on voit en Afrique un taux d'incidence bien inférieur à ce que l'on aurait pu craindre.

En Europe, nous pouvons faire des comparaisons relativement fiables dans la mesure où le dépistage est réalisé selon des méthodes assez homogènes. En page 2 de la note, un schéma montre les taux de positivité enregistrés en Europe : ils sont partout élevés, supérieurs à 4 % sauf en Europe du Nord ainsi qu'en Grèce, à Malte et à Chypre, et en augmentation partout. Cette augmentation s'explique à la fois par la météorologie et par les comportements : en matière de météorologie, on sait que le virus est plus stable à basse température et une recrudescence de l'épidémie s'observait déjà pendant l'hiver de l'hémisphère sud, sur les données australiennes ; les comportements jouent aussi, même s'il est difficile de séparer l'un et l'autre facteur et de toute façon l'impact de la météorologie est incontestable. En France, le nombre de cas confirmés a dépassé le million et l'on a pu dénombrer au cours des derniers jours près de 50 000 cas quotidiens.

En page 3 et en page 4 de la note, d'autres graphiques montrent la progression de l'épidémie en France et montrent aussi que, dans beaucoup de régions, les seuils d'alerte ou d'urgence ont été dépassés – ces seuils avaient été calculés par des épidémiologistes comme étant des étapes sur la voie d'un reconfinement. L'évolution du fameux nombre de reproduction est très significative. On se souvient que le nombre de reproduction « naturel », R0, est de l'ordre de 3 ; il gouverne la dynamique de l'épidémie en conditions naturelles, si l'on peut dire. Le R « effectif », celui qui tient compte du comportement et des conditions de vie, est resté sous contrôle jusqu'à la mi-juillet ; mais après la mi-juillet il est repassé au-dessus de 1 et n'est jamais redescendu au-dessous. Ainsi, en regardant les choses rétrospectivement, nous avons perdu le contrôle de l'épidémie à partir de la mi-juillet. Le R « effectif » a fluctué de façon plus importante que ce qui était attendu, montant et descendant en fonction sans doute des conditions météorologiques et des conditions sociales. On estime qu'il est aujourd'hui aux alentours de 1,3 – certains disent un peu plus, l'institut Pasteur a même annoncé 1,5, mais plusieurs équipes que nous avons consultées nous disent 1,3 ; il est en tout cas nettement, très nettement supérieur à 1. On voit également que le temps de doublement de l'épidémie raccourcit, comme le montre un graphique en page 6 de la note. On est passé en quelques mois d'un temps de doublement d'environ 20 jours à un temps de l'ordre de 10 jours. Cela est apparu de façon spectaculaire ces jours-ci : jeudi dernier, le ministre de la Santé prévoyait que si rien ne changeait, il pourrait y avoir dans une quinzaine de jours 50 000 cas quotidiens et en fait cette marque des 50 000 cas quotidiens a été franchie dès dimanche. C'est donc une accélération de 10 jours sur les prévisions de celui qui est l'homme le mieux informé de France en la matière.

Si l'on essaie d'évaluer l'ensemble de la trajectoire, il y a des débats sémantiques pour savoir si c'est une deuxième vague ou un rebond – certains considèrent qu'après le confinement, l'épidémie n'a jamais été vraiment maîtrisée. D'autres affirmaient, cet été, que le virus avait muté ou qu'il s'attaquait à des personnes plus jeunes ; c'était juste une illusion liée au fait que, sans doute, les personnes plus âgées se protégeaient davantage où étaient moins exposées. Lorsqu'on revient sur les projections publiées par l'équipe de Samuel Alizon ou les alarmes formulées par le président du conseil scientifique, il était anticipé dès le mois de septembre que la période très difficile serait la charnière entre la fin octobre et le début novembre.

Si l'on écoute les épidémiologistes – qui, en dernier recours, sont ceux qui font les estimations les plus fiables, avec toutes les incertitudes que l'on sait – sur les taux d'occupation, on voit que nous avons perdu toute marge en matière de réanimation. Dans les cas favorables, c'est-à-dire si les mesures de couvre-feu ont une bonne efficacité, on devrait frôler vers mi-novembre la limite actuelle de capacité des lits de réanimation ; dans les cas défavorables, on dépasse cette limite, ce qui veut dire qu'il y aurait besoin de déployer en urgence des nouveaux lits de réanimation ; dans cette hypothèse, les facteurs limitants sont le nombre de lits qui peuvent être équipés et surtout les personnels mobilisables.

La deuxième partie de la note décrit les mesures qui ont été mises en place en Europe pour ralentir l'épidémie : on parle donc de couvre-feu, voire de reconfinement – comme cela a été le cas en Irlande notamment. Parmi les pays les plus touchés, la République tchèque a déjà annoncé un reconfinement. Le tableau présenté en page 10 compare les mesures qui ont été annoncées par différents pays. Un peu partout, les mêmes questions se posent, en particulier « confiner ou pas », « masque ou pas », selon que c'est un lieu clos ou un lieu ouvert, etc.

Les pays qui s'en tirent le mieux actuellement sont les pays qui s'en sont tirés le mieux lors de la première vague, à savoir les pays asiatiques, en raison de leur expérience de précédentes épidémies – MERS, SRAS, etc. – et grâce à une grande discipline, favorisée par le fait que la protection de la vie privée a une portée très différente de ce que l'on connaît en Occident. L'efficacité des mesures prises devient alors considérable : je pense à la Chine qui, tout récemment, a testé en 3 jours l'intégralité de la population d'une ville de 5 millions d'habitants dans laquelle un cas positif avait été détecté. L'efficacité administrative et le traçage de la population sont sans comparaison avec ce que l'on peut faire en Occident.

Vous connaissez tous désormais les différents ingrédients des politiques de lutte contre l'épidémie. Il n'y a plus aujourd'hui de débat sur le fait que le port du masque est essentiel, même si sa contribution effective au contrôle du virus est toujours sujette à débat.

Le traçage s'est avéré difficile à mettre en œuvre un peu partout. Là encore, on est en France très loin de l'efficacité coréenne. On a observé au cours des dernières semaines des retards, même s'il y a une indéniable tendance à l'amélioration. Le conseil scientifique avait dit que pour que le traçage soit efficace, il fallait que l'on puisse avoir les résultats d'un test en 48 heures au maximum. Or de nombreux cas ont été documentés d'un délai de 8 jours entre le moment où le test a été réalisé et le moment où le résultat a été délivré, ce qui est bien trop long, compte tenu de la rapidité de la contamination. Dans de telles situations, on détecte les cas positifs après qu'ils ont contaminé d'autres personnes.

Le nombre de cas qu'il est possible de contrôler grâce au traçage fait débat parmi les experts. Arnaud Fontanet, qui est l'un de nos épidémiologistes les plus respectés et les plus éminents, estime à environ 5 000 le nombre de cas quotidiens qu'il faudrait ne pas dépasser ; certains estiment que 5 000 est trop optimiste et qu'il faudrait en fait viser un ordre de grandeur en dessous pour être capable de contrôler les choses. Il est très difficile d'évaluer le « bon » nombre car il dépend de facteurs, tels que l'efficacité du traçage, qui reposent sur un mélange d'informations administratives et d'informations scientifiques.

L'application de traçage par smartphone a été très peu téléchargée ; même dans les pays occidentaux où une application similaire a été très téléchargée, le dispositif n'a guère fonctionné. On peut l'observer en Allemagne et en Irlande : dans ces deux pays, le taux d'adoption de l'application de traçage était bien supérieur à celui de la France, mais cela ne les a pas empêchés de devoir se confiner selon des modalités qui leur sont propres. Les seuls pays qui parviennent à tirer parti de leurs applications sont ceux dans lesquels la mise en œuvre est systématique, voire imposée, et où le traçage est beaucoup plus précis, avec le GPS. La Nouvelle-Zélande est un cas intéressant car c'est un pays incontestablement démocratique qui, pendant son deuxième confinement, a imposé à toutes les entreprises, tous les magasins ou restaurants, de mettre en œuvre des QR codes pour renforcer le traçage. Le conseil scientifique a proposé plusieurs pistes d'amélioration et a dit qu'il faudrait peut-être rendre obligatoire l'utilisation de l'application dans des lieux à hauts risques.

La note, en page 14, présente une liste des nombreux facteurs sociologiques liés à l'épidémie qui pourront faire l'objet d'études ultérieures ; on y trouve la communication politique, l'analyse des effets psychologiques du confinement, ou un facteur extrêmement difficile à apprécier qui est le moral des personnels hospitaliers – c'est un élément qu'Éric Caumes a particulièrement mis en avant, en soulignant par exemple le sentiment d'injustice ressenti par les personnels permanents à l'endroit des personnels intérimaires qui sont mieux payés qu'eux. On sait que ces phénomènes ont eu un rôle majeur dans l'évolution du système de santé pendant la première vague ; il en sera de même face à la seconde vague. Il n'est pas certain que le Ségur de la santé ait eu des effets psychologiques positifs aussi importants que ce qui était souhaité – vous voyez que je cherche à m'exprimer de façon diplomatique.

Une autre question extrêmement importante, sociologiquement parlant, est la communication scientifique. Elle a été extrêmement chaotique. On a vu des experts s'exprimer très au-delà de leur domaine de compétence ; on a vu apparaître une tendance appelée « rassuriste », qui est aujourd'hui pointée du doigt par les scientifiques pour son discours rassurant sur l'absence de seconde vague ; on a vu la multiplication des structures scientifiques chargées de conseiller les autorités politiques. Ce dernier point suscite d'ailleurs des interrogations : le Haut conseil pour la santé publique (HCSP), le Comité analyse, recherche et expertise Covid-19 (CARE), le Conseil scientifique, la Haute autorité de santé, l'Académie de médecine ont tous leur mot à dire, sans qu'il soit facile de démêler qui fait autorité par rapport aux autres. Le Conseil scientifique présidé par le Pr. Jean-François Delfraissy était sur une ligne plus alarmiste ces derniers temps et l'on ne sait pas très bien dans quelle mesure ses avertissements ont été pris en compte.

La troisième section de la note présente l'état des connaissances sur le virus et la maladie.

L'origine du virus n'est toujours pas claire et l'idée selon laquelle l'épidémie pourrait résulter d'une faille de sécurité dans le laboratoire de virologie de Wuhan n'est pas écartée. Certes, l'hypothèse d'une chimère – selon laquelle le virus aurait été créé à dessein – est écartée, mais il est possible qu'un accident soit survenu à l'occasion d'une expérience – il y a eu par le passé des cas documentés d'un virus s'échappant de tels laboratoires. Ce n'est cependant pas le scénario le plus probable. On a longtemps privilégié l'hypothèse selon laquelle le virus serait passé d'un réservoir animal à l'homme via la chauve-souris et le pangolin, mais la vraisemblance d'un tel processus n'est en fait pas facile à établir.

On en connaît maintenant bien davantage sur les modes de transmission du virus (par gouttelettes ou par aérosol), qui étaient pendant longtemps un sujet de débat. Désormais, un consensus s'est établi sur la très grande hétérogénéité des modes de transmission ; on sait aussi que celle-ci est beaucoup plus efficace en milieu confiné qu'en milieu ouvert. La durée de contagion est variable et peut aller jusqu'à une dizaine de jours – avec une grande variété entre patients asymptomatiques, non contaminants et super contaminants.

L'implication des enfants dans la transmission du virus est un sujet sensible, et l'on peut prévoir qu'il donnera lieu à controverse. L'opinion dominante en France, chez les épidémiologistes, reste que les enfants sont peu sujets à la maladie et peu contaminants, ce qui est une incitation à l'ouverture des écoles. Certaines études, notamment une étude récemment parue dans The Lancet Infectious Diseases, basée sur l'analyse des mesures prises dans 130 pays, conclut au contraire que les écoles sont un facteur important de contamination. Nous avons interrogé les épidémiologistes français qui nous disent avoir pointé des failles méthodologiques dans cet article et s'en tiennent à la conclusion selon laquelle les écoles sont un lieu peu contaminant. Leurs objections sont sérieuses, mais il est probable qu'il y aura des controverses entre experts et que cela va faire l'objet de débats un peu partout dans le monde.

La note fait également le point sur l'influence des conditions climatiques et météorologiques sur la transmission du virus.

Pour ce qui concerne la maladie, il convient de distinguer trois phases. La première est la phase virale, durant laquelle on a affaire à un syndrome essentiellement grippal avec anosmie et agueusie ; elle est maintenant bien décrite. La deuxième phase est inflammatoire – on a parlé un temps d'« orage » ou de « tempête » ; elle peut être très sévère, avec des défaillances multi-organes, et les caractéristiques génétiques peuvent être un facteur de risque important. Enfin, on observe de plus en plus souvent une troisième phase, marquée par un syndrome « post-Covid » ; il s'agit d'un ensemble très varié de symptômes de longue durée – une fatigue importante, une difficulté à respirer, des douleurs articulaires, des conséquences psychologiques – qui sont plus importants que ce à quoi l'on s'attendait au début de l'épidémie.

L'immunité suscite encore des débats scientifiques sur les différentes formes qu'elle peut prendre et sur sa portée effective. Quelques cas de recontamination sont avérés mais ils sont rares à ce stade.

Le diagnostic reste délicat : les tests par PCR, qui sont les meilleurs, ont une fiabilité d'environ 70 % nous a dit Éric Caumes, ce qui n'est pas fameux ; les tests sérologiques semblent à peu près au point maintenant.

En matière de traitements, la situation est très mitigée. Le tableau présenté en page 21 fait le point : les antiviraux ne présentent aucune efficacité avérée, ni l'hydroxychloroquine, ni le remdesivir, ni le lopinavir, ni le ritonavir ; l'effet des anticorps monoclonaux n'est pas encore démontré – des essais cliniques sont en cours, et le président Trump fait partie des personnes qui ont eu accès à cette thérapie ; les études sont en cours en matière de sérothérapie ; en revanche, l'efficacité est avérée pour le traitement de la phase inflammatoire, notamment par la dexaméthasone, un corticostéroïde, ce qui a permis de réduire de façon significative la mortalité des formes graves.

La recherche d'un traitement préventif est encore à ses débuts. La piste de la nicotine est notamment explorée, car il a été observé partout que les fumeurs sont globalement moins touchés que les non-fumeurs.

En matière de vaccins, 90 à 160 candidats sont aujourd'hui au stade des études précliniques, et 40 à 50 candidats sont en phase d'essais cliniques. Il ne faut pas attendre de vaccins avant le premier semestre 2021. Il subsiste en effet beaucoup de d'incertitudes : il n'y a pas d'obstacles clairement identifiés qui empêcheraient la mise au point d'un vaccin, mais il n'y a pas non plus de bonnes surprises particulières. La note rappelle également que le calendrier est sous contrainte, puisqu'il y a aussi dans la course au vaccin des jeux d'annonces politico-médiatiques. La question de la stratégie vaccinale est, bien sûr, à venir, avec notamment la nécessaire définition d'une politique d'accès au vaccin, qui fait déjà l'objet de débats au niveau national et au niveau international.

Voilà, mes chers collègues, l'état des lieux concernant la Covid-19 à la veille du reconfinement de notre pays. J'ouvre maintenant notre discussion.

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