Tous ces efforts de suivi de l'océan en tant que régulateur du climat doivent être poursuivis pour comprendre les processus, évaluer l'amplitude des changements et en prévoir les impacts.
Les océans polaires entretiennent également un lien intime avec la circulation océanique globale. On évoque communément le « tapis roulant » de la circulation océanique, qui est une circulation globale ayant tendance à transformer des eaux de surface chaudes en une circulation profonde beaucoup plus lente et plus froide. Ces circulations ont lieu essentiellement aux pôles, qui sont le siège de la transformation de masses d'eau chaude en masses d'eau froide. Les pôles sont donc considérés comme les moteurs de cette circulation océanique globale. Puisqu'ils en sont les moteurs, la vulnérabilité des pôles aux changements climatiques aura des impacts globaux. Dans le rapport spécial du GIEC sur la cryosphère et l'océan, un scénario montre l'évolution jusqu'en 2300 de l'intensité du « tapis roulant » et indique que le ralentissement de cette circulation serait amplifié dans un scénario qui comprendrait la fonte du Groenland. La fonte des glaces polaires a donc un impact très fort sur les mécanismes de transformation qui entretiennent la circulaire océanique globale.
La Terre Adélie peut nous offrir des opportunités en termes d'observation. En effet, le plateau antarctique au large de la Terre Adélie abrite une des zones de transformation des eaux de fond les plus importantes de la planète, en particulier à l'abri du glacier du Mertz. En 2010, nous avons assisté à un événement exceptionnel : le vêlage du glacier. Ce vêlage a fortement perturbé le paysage glaciaire de cette région. Nous avons cependant pu suivre en temps réel les impacts de ces bouleversements sur la formation des eaux profondes (avec une baisse de la salinité pendant quatre ans) et sur la transformation des écosystèmes. À partir de l'observatoire à ciel ouvert qu'est la Terre Adélie, il est donc possible de tester la vulnérabilité de ces régions à des transformations climatiques, comme la distribution de la banquise et des glaciers à proximité d'un site de formation d'eaux profondes.
À une échelle plus large, nous constatons que l'augmentation de la température de l'Océan est plus importante dans l'ouest de l'Antarctique. Pour l'instant, la Terre Adélie semble relativement épargnée mais nous savons que c'est dans ce secteur de l'Antarctique de l'Est qu'il existe des possibilités futures d'instabilité de la calotte. Il est donc important de savoir s'il existe des effets potentiels de l'océan qui pourraient éroder les glaciers et déstabiliser la calotte en amont. Cependant, il existe très peu d'observations océaniques autour du continent antarctique. Par conséquent, il n'est pas possible de dire que les zones ne se réchauffent pas autour de la Terre Adélie et à l'Est où se trouvent des glaciers majeurs. Il faut donc mettre en place des projets ambitieux dans ce secteur pour mesurer et anticiper les changements.
Pour conclure, nos défis scientifiques sont d'abord de caractériser les états de base largement méconnus. Il nous revient aussi d'évaluer les changements et les vulnérabilités. Enfin, il convient d'étudier les couplages aux interfaces (côte/large, glacier/océan, océan/banquise/atmosphère) car ces interfaces mettent en jeu des processus qui intéressent toutes les disciplines, des sciences de la terre aux sciences de la vie, et nécessitent donc une approche multidisciplinaire.
La stratégie d'observation est réellement un enjeu dans les régions polaires. L'océan est globalement moins bien exploré compte tenu de difficultés d'accès mais c'est encore plus vrai dans les régions polaires. De plus, les observations systématiques sont très récentes. Nous pouvons affirmer qu'il existe un besoin urgent d'observations étendues dans cet espace mais aussi d'observations pérennes pour suivre la variabilité. Ces travaux doivent être multidisciplinaires.
Pour réaliser ces observations, des verrous technologiques restent à lever car ces régions sont difficiles d'accès et le recours à des instrumentations sous‑marines nécessaire. Les principaux verrous sont la disponibilité en énergie, l'automatisation, l'autonomie des capteurs, les technologies de communication (GPS sous‑marin, télécommande d'instruments sous‑marins, collecte de données sous la glace). La question de la maîtrise des coûts est aussi à relever car les technologies doivent rester relativement peu coûteuses afin de pouvoir être déployées en grand nombre.
L'observatoire idéal des années futures pourrait être un système multi‑plates‑formes, pouvant récupérer des informations de différents capteurs et les relayer par satellite à terre ou via des bouées ancrées sur la glace. Il pourrait être équipé d'un hydrophone acoustique permettant d'enregistrer le bruit ambiant et plusieurs paramètres environnementaux.
J'espère vous avoir convaincus que les équipes de recherche polaire françaises en sciences de l'océan ont une notoriété internationale incontestée tant en Arctique qu'en Antarctique. Nous avons de forts leaderships dans des projets européens et des participations très actives dans la coordination d'instances internationales. Je mettrai toutefois un bémol sur l'accès aux zones d'activité russes en Arctique. Par ailleurs, notre potentiel de recherche est freiné par l'accès extrêmement restreint aux brise‑glaces de recherche. Nous avons peu de moyens pour accéder à l'océan côtier comme à l'océan hauturier. Les campagnes océanographiques sont pourtant de formidables catalyseurs d'idées. Elles sont aussi un tremplin efficace au leadership international. Parmi les pays non possessionnés en Arctique, l'Allemagne dispose de capacités logistiques suffisamment fortes pour offrir de nombreuses opportunités de recherche. Il faut donc aller au‑delà de solutions d'opportunités et d'accès transnationaux épisodiques afin de mieux planifier notre participation et avoir une ambition en termes de recherche océanique. Au chapitre des points positifs, rappelons que la base Dumont d'Urville en Antarctique constitue un outil très précieux pour les océanographes pour explorer la partie littorale et côtière du plateau antarctique. Cette base est aussi un atout pour le suivi à long terme des conditions environnementales régionales.