. – Pourquoi les nouvelles technologies seraient‑elles réservées à l'exploration de l'espace ou à la recherche de la vie dans l'espace ? Ces technologies peuvent en effet aussi servir à la connaissance de la biodiversité.
Dès 1991, nous avons suivi les déplacements des manchots empereurs sur la banquise. Comme l'a montré Yan Ropert‑Coudert, le succès des recherches françaises sur la biodiversité tient au fait que ce sont des investissements de long terme. Cet effort sur la durée a été possible grâce aux postes CNRS permanents. Ce succès tient aussi au fait que nous n'avons jamais cessé d'investir dans des innovations qui, à chaque fois, ont constitué des premières. Par exemple, le premier suivi Argos, avant d'être généralisé à d'autres espèces, a démarré dans les Terres australes et antarctiques françaises.
Ces recherches ne se sont pas contentées de suivre les populations à long terme mais nous avons aussi cherché à comprendre ce que nous observions. Pendant très longtemps et jusqu'aux années 1980, nous utilisions des bagues puisque l'étude d'un animal dans son milieu naturel repose d'abord sur le suivi individuel des oiseaux pour connaître leurs succès reproducteurs, leur longévité et l'évolution de leurs traits d'histoire de vie. Il a fallu attendre le début des années 1990 pour adopter l'innovation de la société Texas Instruments, qui a été la première entreprise à proposer la puce RFID pour suivre les populations. Depuis quelques années, nous avions en effet le sentiment que la bague à aileron pouvait produire une gêne dynamique lors des vols en mer. Grâce à un partenariat avec Texas Instruments, nous avons pu tester la RFID sur les manchots et améliorer nos suivis.
La RFID est une étiquette électronique qui pèse moins d'un gramme. Elle ne contient pas de batterie et peut être implantée sous la peau sans gêne hydrodynamique. L'inconvénient réside dans la distance de lecture de la puce puisqu'il faut activer l'étiquette électronique avec une radiofréquence à approcher à courte distance de l'animal (moins de 50 centimètres). Pour lire ces puces, nous avons par conséquent installé des antennes dans le sol, ce qui permet de ne pas perturber l'environnement tout en ayant une distance de lecture très courte compatible avec les étiquettes électroniques implantées sous la peau de ces animaux. Nous avons testé ces technologies grâce au soutien de la Fondation Bettencourt Schueller. Les premiers animaux suivis par RFID, avant commercialisation de cette innovation, ont été les manchots dans les terres australes françaises.
Cette technique permet de suivre les individus qui entrent et sortent de leurs colonies. Nous pouvons donc connaître indirectement leur succès reproducteur mais aussi leur longévité. Cette technologie nous a aussi permis de rendre compte des impacts de la gêne hydrodynamique qui a eu un effet désastreux conduisant à une baisse de 41 % du succès reproducteur, de 16 % de la survie adulte sur 10 ans et de 50 % de la survie du poussin à trois ans. En utilisant la RFID, on évite l'impact des bagues et on peut suivre tout ou partie d'une colonie. Nous suivons actuellement 10 000 manchots royaux. On peut également associer une pesée automatique au suivi individuel des animaux : il suffit alors d'installer une balance sur leur lieu de vie, sans aucune perturbation de leur vie en société, et le simple passage de l'animal sur cet appareil nous permet alors de connaître l'augmentation de son poids lors de son séjour en mer, ce qui est un reflet de la disponibilité des ressources marines.
Grâce au soutien de la Fondation Total, nous avons pu aller plus loin et tester l'utilisation de la robotique. La mise en place d'un robot dans une colonie de manchots royaux n'a pas causé de perturbation. Ce robot peut se déplacer parmi la colonie sans être vu comme une menace ou une gêne. De plus, lorsque le robot est immobile, les manchots l'oublient complètement, ce qui nous permet d'utiliser le robot pour collecter l'information stockée par l'animal dans des loggers. Ces informations nous permettront de savoir ce que les animaux auront fait 15 jours plus tôt en mer, à 500 ou 600 kilomètres de là.
Pour le manchot empereur, il n'y a pas d'entrées et de sorties de la colonie car ces animaux peuvent venir de partout de la glace de mer. Le robot pourrait aussi permettre de les identifier électroniquement comme il le fait pour le manchot royal. Cependant, nous avons ici rencontré davantage de difficultés car les manchots empereurs n'ont pas défense territoriale et ils se serrent les uns contre les autres en hiver. Nous avons toutefois trouvé une solution en équipant le robot d'une petite peluche qui est acceptée par les manchots. On voit d'ailleurs certains manchots essayer de communiquer avec le faux poussin. Celui‑ci peut même s'introduire dans une crèche de vrais poussins.
Dans son milieu naturel, l'animal peut être une extraordinaire source d'innovations biomédicales. Il y a quelques années, nous avons découvert ainsi que les manchots royaux mâles, qui assurent la dernière partie de l'incubation, viennent avec de la nourriture dans leur estomac. Cette nourriture est conservée intacte ‑ ils ne la digèrent pas ‑ malgré la température interne de leur corps qui est de 38°C. Ce qui permet la préservation intacte de ce poisson dans leur estomac est une petite protéine – un peptide – qui augmente au cours de l'incubation et permet la conservation des aliments. Nous en avons identifié la structure et avons demandé à notre partenaire en biotechnologie de le développer. Nous avons ensuite pu tester cette molécule sur les deux principaux agents des maladies nosocomiales : ce peptide s'est révélé efficace sur l'aspergillose ainsi que sur le staphylocoque doré.
Quel est l'intérêt d'une telle molécule ? Alors que l'on manque d'antibiotiques et qu'il existe une résistance des bactéries aux antibiotiques, les peptides sont une classe de molécules rendant beaucoup plus difficile la tolérance des bactéries à une molécule antimicrobienne. Ce peptide que nous avons appelé sphéniscine a été découvert avec le soutien de la Fondation de France. Cette molécule est d'autant plus intéressante que nous manquons d'antibiotiques en milieu salin, par exemple pour les infections oculaires, ou pour la mucoviscidose.
En France, plusieurs équipes sont en avance sur le biomimétisme, mais peinent à trouver des financements. Peut‑être pourrons‑nous en obtenir cette année de la part de l'ANR mais rappelons que cette découverte a été faite il y a 17 ans. Je serai par ailleurs interrogé tout à l'heure par le Conseil stratégique des industries de santé, qui vient d'être créé par le Gouvernement suite au fiasco des vaccins, pour redynamiser l'industrie de la santé en exploitant notamment le biomimétisme.
En conclusion, je souhaite redire que les recherches polaires sur la biodiversité sont une source d'innovations qui constituent autant de premières. Il était malheureusement impossible d'aborder en si peu de temps toutes les recherches de qualité menées en biologie dans le cadre de l'IPEV car elles sont très nombreuses mais ces quelques exemples vous montrent que l'argent investi par l'État dans les recherches françaises constitue un excellent investissement. Cependant, ces innovations n'auraient jamais vu le jour sans le soutien de fondations.