Intervention de Sabine Lavorel

Réunion du jeudi 6 mai 2021 à 9h00
Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques

Sabine Lavorel, maître de conférences, université Grenoble Alpes :

. – Je souhaite pour ma part revenir sur les enjeux qui caractérisent la recherche française sur les pôles en sciences juridiques et en sciences politiques. Rappelons aussi que les recherches stratégiques qui ont émergé au cours des dernières années portent certes sur les pôles mais emportent des enjeux qui dépassent très largement le cadre polaire. En sciences politiques comme en droit, ces recherches revêtent un caractère stratégique, notamment pour analyser et renforcer le positionnement de la France dans les instances décisionnelles et dans les instances normatives multilatérales.

Le nombre de publications dans le domaine des enjeux géopolitiques et de relations internationales connaît une augmentation sensible. Cette augmentation est tirée par deux événements : d'une part, le réchauffement climatique qui facilite l'accès aux pôles et à leurs ressources mais qui fait apparaître aussi les pôles comme des zones vulnérables à protéger ; d'autre part, l'émergence de la rhétorique sur l'axe indopacifique. Cette rhétorique est développée par plusieurs États dont la France et remet l'Antarctique au cœur des préoccupations géostratégiques. Ces deux facteurs ont contribué à placer les pôles dans un contexte nouveau qui lui‑même a suscité un regain d'intérêt de la part des chercheurs.

Quatre grandes questions sont abordées sous l'angle des enjeux géopolitiques. La première couvre les coopérations internationales qui se traduisent par l'existence d'organisations régionales, de conseils, de forums, de comités spécifiques dans lesquels la France est souvent impliquée. L'analyse de ces coopérations internationales se double de l'analyse du positionnement des acteurs dans ces coopérations, de leur influence, des jeux d'alliance entre les États mais aussi avec des acteurs non étatiques comme les ONG. Sur ces questions, les recherches portent sur la manière dont le positionnement diplomatique de tel ou tel acteur va évoluer. Elles portent aussi sur l'analyse des moyens que cet acteur va mettre en œuvre pour faire prévaloir sa position. Ces recherches montrent que les États développent une diplomatie polaire, mais aussi des diplomaties sectorielles que l'on retrouve dans d'autres parties du globe en dehors des pôles. Par exemple, la diplomatie environnementale devient un outil de plus en plus prévalent du soft power. C'est le cas également de la diplomatie scientifique.

La deuxième question abordée dans ces recherches concerne la gouvernance des pôles afin de savoir comment ces espaces, hors souveraineté, sont gérés internationalement. Ces questions rejoignent d'autres préoccupations très actuelles, notamment autour de la gestion des biens communs, c'est‑à‑dire ces espaces non appropriés qu'il faut gérer collectivement dans le but de les préserver et de les pérenniser (forêts, rivières, atmosphère, etc.). Ces questions rejoignent également celles ayant trait à la gouvernance des espaces qui vont constituer de nouvelles frontières, l'espace extra‑atmosphérique notamment. De manière sous‑jacente, la question est de savoir si le régime juridique de l'Antarctique pourrait constituer un modèle de gestion et de gouvernance de l'espace extra‑atmosphérique.

La troisième question concerne les enjeux de puissance. Ces dernières années ont été marquées par une résurgence des tensions internationales autour des pôles. On a beaucoup parlé de coopérations mais il faut malheureusement aussi parler de tensions liées à l'ouverture de nouvelles voies maritimes dans l'océan Arctique et à un accès facilité aux ressources minérales du Grand Nord. Ces tensions sont liées également, en Antarctique, à l'émergence de nouvelles puissances qui n'étaient pas traditionnellement des puissances polaires, comme la Chine. Ces nouvelles puissances renforcent significativement leur présence en Antarctique et vont progressivement remettre en cause le fonctionnement multilatéral des traités sur l'Antarctique. Il existe une opposition dans la doctrine entre les chercheurs qui voient dans ces tensions de nouveaux risques sécuritaires et ceux qui relativisent les risques de conflit car ces tensions restent pour l'instant circonscrites dans le cadre du droit, c'est‑à‑dire que les États essaient de régler leurs litiges par le biais des instruments juridiques existants ou de profiter des vides juridiques pour faire prévaloir leurs intérêts.

La quatrième question géostratégique concerne les enjeux de défense et de coopération militaire. Le traité de 1959 protège la zone antarctique de toute présence militaire mais l'Antarctique redevient une zone d'intérêt de défense et d'intérêt stratégique car la résurgence de la rhétorique sur l'axe indopacifique conduit à mettre en avant l'ensemble de nos territoires ultramarins, et donc aussi les coopérations militaires et de défense. La mise en avant de l'axe indopacifique remet aussi en avant l'intérêt des TAAF.

Le deuxième axe de recherche qui émerge dans les sciences politiques et juridiques est lié à la protection de l'environnement et à la sécurité environnementale. Ces recherches ne sont pas nouvelles. Les juristes se sont déjà intéressés aux mécanismes de protection de l'environnement polaire à la fin des années 1980 et au début des années 1990, au moment de l'adoption du Protocole de Madrid. Cependant, les risques environnementaux qui ont émergé au cours des dernières décennies ont entraîné un renouvellement de ces recherches sur la protection de l'environnement, recherches qui concluent très souvent à l'insuffisance des dispositifs juridiques actuels face aux nouveaux risques. Par exemple, le risque climatique n'est absolument pas couvert par le système du Traité sur l'Antarctique, ce qui pose la question de la protection de l'Antarctique contre le réchauffement climatique et du forum pertinent pour soulever ces questions. Ces questions doivent‑elles être traitées dans le cadre de la RCTA ? Doivent‑elles être traitées dans les COP Climat ?

Ces recherches portent aussi sur l'évolution des régimes de protection des environnements polaires, notamment des mécanismes qui permettraient d'engager la responsabilité des États comme des opérateurs privés qui seraient à l'origine de graves destructions de l'environnement polaire. On se souvient tous de la marée noire qui a eu lieu il y a un an, à la suite de l'accident du réservoir de l'entreprise russe Norilsk Nickel dont les infrastructures n'avaient pas été suffisamment entretenues. Cet accident a soulevé aussi la question du réchauffement climatique et de la responsabilité de l'État russe et de l'entreprise puisque ces infrastructures se trouvaient sur du permafrost devenu fragile sous l'effet du réchauffement. Plus généralement, l'un des enjeux centraux pour les juristes est de s'interroger sur les possibles voies de régulation de toutes les activités humaines qui se développent aux pôles et dont l'impact sur l'environnement pourrait être dramatique si ces activités ne sont pas réglementées. L'exemple que je souhaite mettre en avant ici est celui du tourisme, qui n'est pas réglementé en Antarctique en dépit d'une augmentation significative du nombre de touristes, notamment chinois. Il faut savoir que le gouvernement chinois incite les croisiéristes chinois à développer ce marché. On pourrait citer aussi la bio‑prospection ou encore la géo‑ingénierie, activités qui évoluent dans un vide juridique.

Le troisième axe de recherche est lié à la sécurité humaine et à la protection des peuples de l'Arctique. Les questions qui animent les recherches des juristes résultent notamment de la dégradation des conditions de vie des peuples de l'Arctique du fait des bouleversements environnementaux actuels. Face à ces nouveaux risques, la question est de protéger les droits et les modes de vie spécifiques de ces populations. Ici encore, ces questionnements vont dépasser les seuls peuples de l'Arctique car, au‑delà de leur protection spécifique, c'est la protection des droits de l'ensemble des peuples autochtones qui est au cœur des réflexions.

Cet état des lieux ne serait pas complet sans un point sur la manière dont la recherche française a investi ces thématiques. Sur la part de la recherche française dans l'ensemble des recherches menées en droit et en sciences politiques sur les pôles, le constat que nous pouvons faire est nuancé. Nous avons quelques chercheurs spécialistes dans ces disciplines mais ils sont très peu nombreux. La recherche française sur ces thématiques est donc très peu visible. Les questions polaires sont souvent investies par des chercheurs qui ont développé d'autres thématiques de recherche et qui, à un moment donné de leur carrière, vont s'intéresser aux pôles car il y a, à ce moment‑là, une intersection entre leur thématique de recherche principale et les questions polaires.

Sur le plan des ressources humaines, cette situation se traduit par une absence de chercheurs véritablement spécialisés, à l'exception de quelques‑uns. Cette situation a aussi une traduction sur le plan institutionnel car il n'y a pas, à ma connaissance, de structure de recherche dédiée. Or qui dit absence de structure de recherche, dit absence de financement. La plupart des recherches menées actuellement sont financées par des financements récurrents des laboratoires de recherche et des universités sans lesquels il n'y aurait pas de recherches dans ces disciplines sur les pôles. Quant aux thèses qui ont été récemment soutenues en la matière, elles sont pour la plupart non financées, et donc très rares.

On ne peut que noter le décalage entre les enjeux que représente la recherche sur les pôles en sciences politiques et juridiques et les moyens dont elle dispose actuellement. Une relance de la recherche sur ces thématiques pourrait passer par l'ouverture d'appels à projets biennaux ou triennaux qui permettraient de former de véritables spécialistes, notamment par le financement de thèses, et qui faciliteraient la conduite de projets de recherche collectifs pour structurer la recherche autour de ces thématiques.

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