Intervention de Philippe Lamoureux

Réunion du jeudi 17 juin 2021 à 10h00
Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques

Philippe Lamoureux, directeur général du syndicat « Les Entreprises du médicament (LEEM) » :

. Qu'il me soit permis, à titre liminaire, de saluer les remarquables présentations de MM. Guerriaud et Rolland qui résument de façon très claire la situation à laquelle nous sommes aujourd'hui confrontés. Autour de cette table, quel que soit notre point de vue, nous poursuivons tous le même objectif : vacciner rapidement la plus grande population possible à l'échelle planétaire, dans les meilleures conditions d'efficacité et de sécurité possibles. J'y ajouterai, puisque cela nous concerne plus particulièrement en tant qu'entreprises du médicament, l'objectif de maintenir une capacité de recherche nous permettant de faire face à l'émergence récurrente de nouveaux variants depuis le début de la pandémie.

Autrement dit, nous sommes confrontés à une problématique unique, qui n'est ni économique, ni morale, ni idéologique, ni juridique, mais bien sanitaire. Notre objectif partagé doit être celui de l'efficacité.

Ce débat ne doit pas nous faire oublier l'exploit qu'a constitué la mise au point en un an d'un vaccin pour faire face à un virus inconnu jusqu'alors. Il s'écoule habituellement dix ans entre l'invention d'un vaccin et sa diffusion dans le monde. S'agissant des vaccins qui sont aujourd'hui en phase 4, il s'est écoulé moins de douze mois. Je ne vais pas distribuer les bons et les mauvais points. Ce résultat a été obtenu grâce à la mobilisation de tous face à la menace : la recherche académique, les sociétés de biotechnologie, les entreprises pharmaceutiques. Cette mobilisation a entraîné des partenariats publics-privés, mais aussi des partenariats privés-privés sans précédent.

Certaines de ces recherches ont bénéficié de financements publics ; d'autres – parfois d'ailleurs les plus rapidement couronnées de succès – non. Ces recherches ont pu s'appuyer sur d'importantes commandes publiques d'aval, mais toutes ont représenté une prise de risque colossale pour les entreprises qui ont dû réaliser de lourds investissements simultanés compte tenu de l'urgence sanitaire. Par exemple, il a fallu augmenter les capacités de production sans certitude d'aboutir à l'autorisation de mise sur le marché (AMM) pour les candidats vaccins.

Ces résultats sont d'autant plus remarquables qu'ils ont été atteints en respectant les trois fondamentaux que doit réunir tout produit de santé mis sur le marché : qualité, efficacité et sécurité. Ne nous berçons pas d'illusions, le succès n'a pas toujours été au rendez-vous. À l'heure où nous parlons, seuls quatre vaccins ont obtenu une AMM conditionnelle en Europe. Cela reste une bonne nouvelle, et nous avons bon espoir de voir arriver prochainement de nouvelles solutions vaccinales.

Les chiffres, trop souvent négligés, donnent un peu le vertige. Actuellement, dans le monde, nous comptons 318 candidats en essais précliniques, 33 en phase 1, 25 en phase 1 ‑ 2, 10 en phase 2, 4 en phase 2-3, 16 en phase 3, et 5 en phase 4. La pandémie a généré un très important effort de recherche : 411 tentatives d'innovation, sans tenir compte de celles qui ont été stoppées faute de preuves ou de démonstrations d'efficacité, de qualité ou de sécurité. La mobilisation de cette industrie a été extraordinaire et a démontré que l'innovation, assise sur de nombreuses collaborations, a servi l'intérêt planétaire.

J'en viens aux problématiques de production – sans reprendre ce que M. Guerriaud a parfaitement expliqué. Dès le début de la crise, notre industrie était consciente qu'il serait nécessaire d'augmenter en un temps record ses capacités de fabrication. Pour vous donner un ordre de grandeur – nous avons parfois l'impression dans nos discussions que tout cela est un peu magique –, nous devions tripler la capacité mondiale de production de vaccins sûrs et efficaces.

En somme, les industriels, dès le lancement du projet de recherche, ont engagé deux types d'actions : d'une part le partage des capacités de production, ce qui est un phénomène sans précédent dans notre industrie ; d'autre part, la multiplication des partenariats chaque fois que cela s'avérait possible pour augmenter ou accélérer la production de vaccins.

Je reviens sur les accords de licence volontaire. Aujourd'hui, près de 300 accords de partenariat, incluant, dans plus de deux tiers des cas, des transferts de technologie ont été mis en place par l'industrie pharmaceutique depuis le début de la pandémie. M. Rolland l'a bien expliqué : paradoxalement, peut-être, au regard du raisonnement majoritaire et de leur nature inédite, ces accords n'auraient pas été rendus possibles sans un solide dispositif de défense de la propriété intellectuelle. Les partenariats ont été très variés : partenariats entre concurrents mobilisant des moyens pour développer ou produire des vaccins ensemble ; partenariats entre entreprises et organismes publics de recherche. Nous avons beaucoup parlé d'AstraZeneca et de l'université d'Oxford ; Takeda travaille aujourd'hui avec Novavax et le ministère de la Santé japonais. Les partenariats existent aussi au sein des grandes puissances vaccinales : Novartis et CureVac ; Sanofi travaille avec Pfizer, Moderna et Johnson & Johnson (J&J). Soulignons aussi les partenariats avec les continents en développement : J&J a passé des accords avec Aspen en Afrique du Sud ; AstraZeneca avec le Serum Institute en Inde.

C'est ainsi qu'à la fin du mois de mai 2021, 2,2 milliards de doses avaient déjà été produites dans le monde. Nous sommes aujourd'hui raisonnablement optimistes pour penser que nous arriverons à produire 10 milliards de doses d'ici à la fin de l'année 2021. Ce qui permettra, théoriquement, à répartition équitable, de vacciner toute la population adulte mondiale.

Abordons maintenant le sujet économique. Je m'interroge pour relancer nos débats : personne n'a jamais soulevé la problématique de la gratuité des masques de protection, de la gratuité des tests de dépistage ni même de celle des traitements destinés aux personnes malades. Le vaccin est soumis à beaucoup de critiques, de fantasmes et de représentations idéologiques. Je constate que les plus ardents à demander la levée des brevets ont souvent été ceux ayant donné du crédit aux thèses complotistes sur les vaccins.

Les chiffres parlent. Au plan économique, le coût de la crise Covid-19 en France est évalué à 158 milliards d'euros, à mettre en perspective avec le coût global de la vaccination, publié récemment par le comité d'alerte de l'Objectif national de dépenses d'assurance maladie (Ondam), qui serait de 4,6 milliards d'euros pour 70 % de la population nationale. Tous les préventologues sérieux diront que la vaccination est sans doute l'une des approches les plus « coût-efficaces » en santé. Pour revenir à la problématique des licences d'office dont parlait très bien M. Guerriaud, je rappelle que les vaccins conventionnels sont vendus à prix coûtant et que les vaccins à ARN le sont à prix différenciés. Nous ne notons pas de problématique de prix dans l'accès à ces vaccins. Nous sommes face à des contraintes technologiques.

Devons-nous lever les brevets pour régler la crise sanitaire ? Pour répondre à cette question, il faut dépasser les présupposés idéologiques. Il faut se poser les bonnes questions : existe-t-il des réserves infinies de matières premières pour répondre à une explosion de la demande, dans une hypothèse que nous considérons comme n'étant pas réaliste d'une augmentation drastique des capacités de production ? La réponse est non. Les matières premières requièrent un temps de fabrication et un savoir-faire de haut niveau pour être incorporées dans le produit fini, et ce ne sera pas le cas.

La levée des brevets permet-elle d'augmenter la production ? Non, parce que l'accélération de la production passe au contraire par des partenariats volontaires et collaboratifs entre innovateurs à l'origine des vaccins et fabricants qui, il est vrai, apportent une expertise propre et des capacités de production. C'est justement la garantie des droits de propriété intellectuelle qui permet ce type d'accord.

Avons-nous la garantie que la levée des brevets n'entraîne pas un risque majeur de contrefaçon ? Non. La globalisation multiplie les risques de contrefaçons et accroît d'ailleurs la nécessité d'une protection juridique des inventions. Par exemple, en 1993, une campagne de vaccination au Niger avec des vaccins antiméningococciques contrefaits en provenance d'un pays voisin avait provoqué 3 000 décès.

Existe-t-il des capacités dormantes de production que nous pourrions mobiliser en levant les brevets ? Non. Le savoir-faire et les compétences de haut niveau sont nécessaires, et les ressources humaines, au-delà des capacités de production, sont aussi limitées.

Les projets actuellement en phase d'essais précliniques pourraient-ils être poursuivis en cas de levée des brevets ? Probablement non. Sans perspectives économiques juridiques stables, tout porteur de projet verrait sa prise de risques non récompensée. Nous tuerions donc dans l'œuf de nombreuses innovations prometteuses, qui nous feraient défaut en cas de survenue de nouveaux variants.

La levée des brevets est‑elle une bonne solution dans la situation actuelle ? Non. Les pays en développement ont besoin d'un soutien. Ce soutien passe par une politique de dons de vaccins, par la multiplication de partenariats qui sont beaucoup plus vertueux, de notre point de vue, que la disparition des mécanismes de protection juridique de l'innovation. La question de l'industrialisation des pays en développement est réelle. Cette industrialisation prendra du temps. Je ne pense pas que nous soyons dans les délais pour pouvoir répondre en temps utile à la menace pandémique.

La levée des brevets prépare-t-elle l'avenir ? Non. C'est justement la garantie des droits de propriété intellectuelle qui nous a permis de réagir rapidement à la menace pandémique. Sa remise en cause fragiliserait l'ensemble du système de santé face aux menaces futures. La levée des brevets est à tous points de vue une très mauvaise réponse à un très grand problème.

Bien sûr, des solutions existent. Nous proposons cinq recommandations :

- l'intensification du partage des doses. Aujourd'hui, ce partage est nécessaire. Les doses sont inégalement réparties. Certains pays ont des surcapacités de vaccination par rapport aux besoins des populations ;

- continuer à optimiser les capacités de production, avec malgré tout deux préoccupations majeures : maintenir la qualité des produits partout où ils sont fabriqués, ce qui n'est pas simple, et desserrer, par la mobilisation des gouvernements, les contraintes sur les approvisionnements en matières premières ;

- éliminer, sous l'égide de l'OMC, toutes les barrières commerciales et réglementaires à l'exportation, notamment s'agissant des matières premières clés, des matériaux de fabrication, des vaccins ; et, probablement, tout faire pour faciliter la mobilité internationale de la main-d'œuvre qualifiée ;

- soutenir sur un plan sanitaire et sur un plan logistique le déploiement de la vaccination dans les pays les plus défavorisés, parce que quand bien même les vaccins seront à disposition, il faut pouvoir organiser cette campagne de vaccination sur le terrain, ce qui n'est pas simple ;

- développer l'écosystème d'innovation pour permettre la mise au point de vaccins efficaces contre les variants les plus préoccupants. Pour ce faire, il faut garantir un accès sans entrave aux agents pathogènes de tous les variants du Covid-19. C'est évidemment un enjeu majeur pour l'avenir. Je vous remercie de votre attention.

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