. ‑ Merci de m'offrir l'opportunité d'apporter ma contribution à ce débat sensible. Je n'occupe pas la place la plus facile puisque c'est la dernière. J'essaierai néanmoins de rester focalisée sur des points essentiels à la compréhension des problématiques actuelles autour de la levée des brevets.
Cette crise sanitaire est à la fois inédite et familière. Inédite parce que c'est une pandémie sans précédent pour les générations actuelles. Ce sont à la fois des populations, des systèmes de santé et des systèmes économiques qui sont durement impactés, et nous pouvons craindre que la situation perdure si nous entrons dans une phase de chronicisation de cette infection.
La situation est aussi relativement familière. En effet, les débats sur la difficulté de concilier les droits de propriété intellectuelle et les droits à la santé font écho à ceux qui avaient déjà lieu durant la pandémie de VIH – brièvement rappelée par mes collègues. Durant la pandémie de VIH, nous nous sommes interrogés sur le brevet qui serait un obstacle à l'accès aux soins et surtout à la montée en puissance des programmes d'accès universel et gratuit dans les pays du Sud, qui avaient vocation à administrer des traitements antirétroviraux pour lutter contre la pandémie ; le contexte de l'époque était marqué par l'introduction et la montée en puissance de l'accord sur les ADPIC qui obligeait les pays du Sud à introduire le brevet sur les procédés et les produits dans le secteur pharmaceutique.
Aujourd'hui, nous retrouvons cet enjeu déjà vu durant la pandémie de VIH, c'est-à-dire assurer un accès large et équitable aux vaccins brevetés contre la Covid-19, surtout dans les pays à ressources limitées, les pays à faibles revenus.
Sans verser dans le complotisme, j'aimerais simplement rappeler quelques évidences concernant le système de brevets et insister sur le fait que, au-delà d'un consensus qui pourrait se dégager suite aux interventions de mes collègues, c'est en réalité un dispositif juridique très controversé aujourd'hui. Il existe une large littérature théorique, notamment en sciences économiques, mettant en avant l'idée que le brevet serait un outil de promotion de l'innovation et du bien‑être général. En ce sens, du point de vue des firmes, dans le secteur pharmaceutique, le brevet est un monopole d'exploitation temporaire, valable pour 20 ans, mais surtout une incitation essentielle à la recherche, au développement et à la commercialisation d'innovations à des prix élevés, puisqu'il s'agit pour ces entreprises de fixer des prix qui leur permettent de récupérer les dépenses consenties en recherche et développement.
Du point de vue de la société, c'est un monopole qui garantit l'accès à des innovations thérapeutiques et qui vise à assurer l'amélioration des conditions sanitaires de la population. C'est heureusement un monopole temporaire, l'idée étant de permettre à ces innovations de basculer dans le domaine public au bout de 20 ans et de permettre la copie générique. Nous essayons donc de réintroduire de la concurrence sur le marché, ce qui doit permettre de baisser les prix et d'augmenter les quantités disponibles sur un territoire.
Comme je vous le disais, il s'agit plutôt d'un argument théorique. Les recherches empiriques ont tendance à montrer que le brevet est un outil stratégique au service des firmes dans le secteur pharmaceutique. Depuis la ratification de l'accord sur les ADPIC, nous avons observé un renforcement sans précédent de la propriété intellectuelle, qui a coïncidé dans le secteur pharmaceutique avec le glissement d'un modèle économique à un autre. Depuis les années 1990, il faut admettre que le modèle de développement de nouvelles molécules chimiques est en panne. Le nombre de brevets a augmenté, mais le nombre de nouvelles molécules chimiques commercialisées a baissé de manière importante.
Les brevets se multiplient parce que nous sommes dans un système qui le permet, notamment pour les brevets secondaires. Des entreprises peuvent déposer un deuxième ou un troisième brevet sur une molécule déjà connue ou commercialisée. Cela explique le glissement vers un modèle consistant davantage à repositionner des médicaments déjà connus, largement constaté lors de la recherche menée autour des traitements contre la Covid-19.
Je parle bien d'un modèle de repositionnement, car des firmes sont aujourd'hui très investies dans l'évaluation de l'efficacité de molécules déjà connues et commercialisées, qui auraient vocation à être testées pour de nouvelles indications thérapeutiques. Ce modèle présente plusieurs avantages pour l'industrie : la réduction du risque, du temps et du coût de développement d'un médicament. Cela permet à l'industrie d'assurer un niveau de rentabilité élevé. Précisons que l'industrie pharmaceutique figure parmi les secteurs où les taux de rentabilité sont élevés. C'est un secteur qui se caractérise par l'obtention de brevets successifs, autorisant artificiellement une extension de monopole sur une molécule, ce qui garantit des rentes pour les acteurs du secteur.
Le système de brevets est un peu éloigné de ses objectifs initiaux. Les décennies passent, le système de brevets se renforce tout en ne garantissant plus la commercialisation d'innovations majeures, mais plutôt mineures. En contrepartie, pour la société, les prix ne cessent d'augmenter. L'inflation est importante dans le secteur. Par ailleurs, par définition, un monopole signifie qu'un acteur privé a la main sur les quantités disponibles sur le marché. C'est typiquement la situation dans laquelle nous sommes.
Lever les brevets pour couvrir les besoins sanitaires ? Aujourd'hui, à peu près sept vaccins sont disponibles. Beaucoup sont en phase de développement. Cet exploit est dû pour une grande part au fait que les États ont injecté des milliards de fonds publics pour soutenir la recherche et développement et la production via le financement du développement des vaccins. Des fonds publics et des fondations financent les essais cliniques. Le mécanisme de garantie de marché consiste à précommander des vaccins qui ne sont pas encore en phase de commercialisation, mais en phase de développement. Par ces deux mécanismes, des milliards d'euros ont été injectés, et nous disposons de vaccins pouvant ensuite être dispensés plus ou moins largement.
J'aimerais insister sur la nécessité sanitaire, qui fait écho à la pandémie de VIH, avec ces chiffres : dans les pays à hauts revenus, un quart des personnes se sont fait vacciner ; dans les pays à faibles revenus, 1 personne sur 500 s'est faite vacciner. Aussi les besoins sanitaires sont importants dans les pays du Sud, et doivent absolument être satisfaits, car c'est de ces zones qu'émergent des variants. Là réside la menace d'une chronicisation de ce virus.
Quels sont les mécanismes qui permettront d'assouplir les brevets ? J'insiste bien sur les monopoles d'exploitation, avec l'idée qu'il faut pouvoir analyser les mécanismes permettant d'augmenter les quantités et de réduire les prix. J'ai beaucoup entendu mes collègues parler de licences volontaires ou de licences obligatoires. S'agissant des licences volontaires, le Costa Rica a fait une proposition en ce sens dès les premiers mois de l'épidémie via un Covid‑19 Technology Access Pool qui, de fait, est basé sur le modèle Medicines Patent Pool, invitant les entreprises détenant les brevets à les céder dans ce pool qui aurait ensuite la charge de les rétrocéder à des génériqueurs. Nous disposions donc d'un outil et d'une proposition. Mais l'industrie pharmaceutique n'a pas répondu, préférant sans doute des licences volontaires de façon bilatérale, avec des clauses commerciales et confidentielles.
L'OMS avait porté le dispositif COVAX, qui est aujourd'hui en panne. La France, entend exporter massivement une partie de sa production. Les pays promettent des financements à la facilité COVAX. Mais la réalité est que ce dispositif est en panne. Nous sommes loin des 2 milliards de doses qui devraient arriver d'ici à la fin de l'année. Comme l'a rappelé l'un des intervenants, nous sommes face à des stratégies de nationalisme qui bloquent le fonctionnement de COVAX. Faute de financement et d'implication des États autour d'une idée qui consistait simplement à grouper les commandes, les adresser à divers fournisseurs en vue de répartir équitablement les doses dans le monde, ce système ne fonctionne pas.
Il existe la possibilité de licence obligatoire. Chaque État pourrait dans son coin lever les brevets et autoriser un tiers à produire et commercialiser un générique contre royalties, c'est-à-dire une juste compensation pour le détenteur du brevet. C'est une licence obligatoire possible en cas d'urgence sanitaire, et nous sommes donc dans ce cadre ; possible si les prix sont prohibitifs ou les quantités insuffisantes, et nous sommes dans cette configuration, les quantités étant insuffisantes, sans parler des prix qui, certes, sont différentiels, mais qui peuvent heurter le pouvoir d'achat des pays du Sud.
Je soulignerai l'absence de production locale. Le breveté a des droits mais aussi des obligations. L'une d'elles, figurant dans l'accord sur les ADPIC et reconnue par les instances nationales, est l'obligation pour les détenteurs du brevet de procéder à des productions nationales. Il existe des lourdeurs administratives autour de l'utilisation des licences obligatoires. Ce qui posera définitivement problème à l'usage de ces licences est la protection des données cliniques, ne permettant pas aux génériqueurs de proposer une copie du vaccin dans des délais courts. Il faudrait en réalité lever les brevets et toutes les protections qui portent sur les données cliniques.
Ceci explique la proposition indienne et sud-africaine. Certains pourraient la juger excessive. En l'occurrence, elle ne l'est pas, elle est pragmatique. Il ne s'agit pas simplement de lever les brevets. Il faut aussi lever la protection des données cliniques, les dessins sous ADPIC, ce qui permettrait à ces pays, notamment à l'Inde et à l'Afrique du Sud, non pas seulement de copier les vaccins mais aussi de copier les produits de diagnostic, les produits thérapeutiques, etc., ce qui assurerait la prévention, le traitement et la maîtrise de la Covid-19.
À ceux qui disaient tout à l'heure que c'était large et sans horizon, je répondrai que l'Inde et l'Afrique du Sud ont demandé que ce soit trois ans au minimum, cette durée pouvant être prolongée si la vaccination généralisée au niveau mondial n'était pas atteinte et si nous n'avions pas d'immunité pour une majorité de la population mondiale. Il est temps de discuter sérieusement de cette proposition pour obtenir un consensus ou un vote à la majorité qualifiée au sein de l'OMC.
Il est difficile d'assurer la promotion de la santé publique sous gouvernance globale de la propriété intellectuelle. C'est un système qui aujourd'hui ne remplit pas certains objectifs fixés par la société. Le contrat était la commercialisation de molécules chimiques. Or le système est en panne. La pharmacie a beaucoup de mal à commercialiser de nouvelles molécules chimiques. C'est un système qui ne permet pas l'exploitation effective et non abusive d'une invention, c'est-à-dire l'obligation pour un breveté d'assurer la production locale, de commercialiser dans des quantités suffisantes et à des prix abordables. Nous sommes actuellement loin du compte, puisque nous assistons à une concentration forte de la production de vaccins dans les pays du Nord. Aussi les pays du Sud sont-ils soit en demande de dons, soit, comme le font l'Inde et l'Afrique du Sud, en demande d'une dérogation qui leur permettrait d'absorber ces connaissances scientifiques et techniques et de développer des capacités industrielles. Cela constituerait pour eux une réponse durable à la pandémie, et c'est ce qu'ils réclament, pour ne plus dépendre des pays du Nord qui leur expliquent que les dons et les transferts de technologie vont arriver.
De fait, un transfert technologique est rare. Contrairement à ce qui avait été prévu lors de la signature de l'accord ADPIC, le brevet n'a pas été l'outil permettant un transfert de technologie massif vers les pays du Sud. Cela explique cette importante offensive de la part de l'Inde et de l'Afrique du Sud. En réalité, ces pays sont très méfiants quant aux effets monopolistiques de la propriété intellectuelle sur le développement de l'innovation pharmaceutique et l'accès à cette innovation.