Intervention de Cédric Villani

Réunion du jeudi 20 janvier 2022 à 9h00
Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaCédric Villani, député, président de l'Office, rapporteur :

‑ Quoiqu'elle s'inscrive dans le prolongement de travaux antérieurs de l'Office, l'idée de cette audition publique nous a été suggérée par le coordinateur même de la Stratégie nationale en matière de technologies quantiques. Ceci montre qu'il est toujours intéressant de suivre les travaux menés du côté de l'exécutif, en les soumettant à un examen exigeant et attentif.

En 2019, l'OPECST s'était intéressé aux technologies quantiques en publiant quatre notes scientifiques : introduction et enjeux ; l'ordinateur quantique ; la programmation quantique ; la cryptographie quantique et post-quantique. Je rappelle que la cryptographie quantique permet de développer des chiffrements extrêmement sûrs, tandis que la cryptographie post-quantique vise à développer des codes capables de résister même aux attaques d'un ordinateur quantique, étant entendu que celui-ci n'existe pas encore.

En 2020, Mme Paula Forteza, députée des Français établis hors de France, présentait au gouvernement les contours d'une stratégie nationale ambitieuse dans son rapport intitulé Quantique, le virage technologique que la France ne ratera pas. Ce rapport présentait l'objectif des « 3 trois » : trois axes de recherche et développement à emprunter préférentiellement, à savoir le calcul, les communications et la cryptographie, et les capteurs quantiques ; trois fois plus de budget pour la recherche, soit un budget d'au moins un milliard d'euros sur cinq ans ; la création de trois hubs ou centres régionaux spécialisés dans les technologies quantiques à Paris, Saclay et Grenoble, en parallèle d'une restructuration de l'écosystème de recherche.

Les recommandations du rapport ont été reprises par le président de la République dans son discours du 21 janvier 2021 qui annonçait un plan de 1,8 milliard d'euros d'investissement sur 5 ans, dont 1 milliard venant directement de l'État. L'audition publique du 21 octobre visait à faire le point, quelques mois après, sur la mise en place des mesures et des financements annoncés. Elle a été introduite par une présentation générale de la stratégie quantique française avec l'intervention de Neil Abroug, coordinateur national de la Stratégie quantique.

Plusieurs points sont à retenir.

L'investissement de 1,8 milliard d'euros sur 5 ans est réparti suivant 7 grands axes de financement. Il concerne toutes les technologies quantiques – ordinateur, capteurs, communication – ainsi que l'écosystème associé. Avant la mise en place de ce plan, les investissements français dans les technologies quantiques s'élevaient déjà à 60 millions d'euros, somme qui place la France en sixième position des investisseurs mondiaux dans ce domaine. L'objectif de la Stratégie est d'accélérer dans les secteurs où la France possède déjà un certain avantage. Les pépites industrielles françaises du calcul quantique rivalisent déjà avec les géants américains tels que Google.

Le budget s'articule autour de plusieurs sources, à savoir l'Agence nationale de la recherche (ANR), le Programme d'investissements d'avenir (PIA) et la direction générale de l'armement (DGA).

Plusieurs enseignements sont à retenir de ces tables rondes. La France se place en bonne position mondiale en recherche fondamentale, mais aussi dans le développement de ses start-up telles que Quandela ou Pasqal. Les grands groupes industriels, tels qu'Atos, trouvent aussi leur place dans ce paysage et se positionnent sur ces sujets hautement stratégiques qui concernent le calcul haute performance et la cybersécurité. En matière d'ordinateur quantique, la France possède les ressources pour développer à la fois la partie processeur, ou hardware, et la partie logiciel, ou software. Différentes technologies de qubits sont à l'étude et la Quantum learning machine d'Atos permet de mettre au point des langages de programmation adaptés à chaque support physique : elle émule le fonctionnement d'un ordinateur quantique pour se préparer à faire face à des attaques de type nouveau, quand un tel ordinateur verra le jour.

Il faut cependant garder à l'esprit que les annonces concernent toujours des qubits physiques et non logiques. Les qubits logiques sont ceux qui sont capables d'effectuer des calculs à coup sûr, tandis que les qubits physiques stockent l'information avec un certain degré d'incertitude, ne permettant pas d'effectuer des calculs avec sûreté sur cette base. Il faut de nombreux, voire de très nombreux qubits physiques pour réaliser l'équivalent d'un qubit logique. Cette distinction peut expliquer pourquoi certaines annonces spectaculaires peuvent exagérer les avancées en cours.

Les capteurs quantiques sont à l'étude depuis plus longtemps et ont donc atteint un stade de développement plus avancé. Leur sensibilité extrême à des champs électromagnétiques ou gravitationnels leur promet des applications dans des domaines variés, par exemple pour la détection de masses. Longtemps subventionnés par le secteur militaire, ils doivent s'ouvrir aux applications civiles pour être économiquement viables.

Les projets de communications quantiques s'articulent autour de deux axes : le segment au sol – représenté lors de l'audition par le projet Quantum@UCA porté par l'Université de Nice et la région Provence-Alpes-Côte d'Azur – et le segment satellitaire – représenté par Airbus. Ces deux axes forment les briques du futur Internet quantique européen. Voué à un marché institutionnel, il devra présenter un niveau critique de fiabilité et de robustesse. Le calendrier prévoit un démonstrateur d'ici 2024, puis un système opérationnel d'ici 2028. Un Internet quantique inviolable et complet est prévu pour 2035. D'ici-là toutes sortes d'obstacles imprévus pourraient survenir.

La communauté de cryptographie reste, de fait, sceptique face à ces systèmes de communication quantique. Elle leur reproche de ne pas certifier l'authentification des échanges. La communication en elle-même peut être très sécurisée, mais en l'absence de garantie sur l'identité des interlocuteurs connectés, la sécurité est fragile. Pour mémoire, deux conditions sont complémentaires et indispensables pour assurer la protection des échanges : la confidentialité des données et l'authentification des personnes qui les échangent. Il est indispensable de faire travailler ensemble les différentes communautés pour éviter ce défaut de sécurité et garantir l'authentification et la confidentialité des moyens de communication destinés à un usage institutionnel. L'ajout d'une brique post-quantique à des lignes de communication quantique semble nécessaire et doit être anticipée dès aujourd'hui.

Les capacités de calcul prêtées à l'ordinateur quantique pourraient – notez bien le conditionnel – compromettre les protocoles de chiffrement actuels. Pour parer à cette évolution, la communauté mondiale de cryptographie propose et teste de nouvelles méthodes, censées résister aux ordinateurs quantiques. Il s'agit de la cryptographie post-quantique. S'il est encore difficile d'anticiper la date d'arrivée sur le marché d'un ordinateur quantique opérationnel et en capacité d'effectuer de telles opérations, l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (ANSSI) recommande de mettre au point rapidement des protocoles post-quantiques et de déployer à court terme des solutions dites hybrides. Il s'agit d'ajouter une surcouche de protection post-quantique aux méthodes classiques. Enfin, le National Institute of Standards and Technology (NIST), l'institut américain de normalisation, a entrepris de définir la prochaine norme mondiale et a lancé un appel à projet qui a connu un grand succès. La France y est bien représentée, notamment dans les dernières phases de sélection qui se déroulent actuellement.

Voilà le compte rendu des échanges dans le cadre desquels des sujets parfois spéculatifs et parfois fort techniques ont été abordés. Les recommandations que nous pouvons tirer de ces discussions concernent aussi bien le porteur de la Stratégie nationale que les instances gouvernementales, nos collègues parlementaires et tout organisme concerné par le sujet.

La Stratégie nationale a bien identifié les enjeux des technologies quantiques et les axes sur lesquels les efforts doivent porter. Cette stratégie est associée à des moyens financiers substantiels qui rendent crédible l'atteinte des objectifs qu'elle s'est fixés. Une vigilance devra cependant être maintenue sur la formation et l'attractivité, notamment pour les acteurs de la recherche fondamentale.

Les recommandations de l'Office, dont certaines ont été émises directement par les parties prenantes, visent avant tout à renforcer le rôle de la France dans un domaine hautement stratégique et à faciliter la diffusion des technologies quantiques dans les usages présents ou futurs. Elles s'adressent tant aux pouvoirs publics qu'aux acteurs académiques et industriels concernés. L'imbrication des enjeux reste très forte parmi ces acteurs au stade actuel de développement de ces technologies. Ces recommandations s'articulent autour de trois objectifs.

Tout d'abord, il faut maintenir une veille scientifique et technologique sur ces technologies et les évolutions qui accompagneront leur développement. Ainsi, les capteurs quantiques sont encore largement financés par le monde de la défense. Il convient d'en développer les usages et les marchés civils, afin d'assurer la viabilité économique de ce secteur sur le long terme. De même, les algorithmes de cryptographie post-quantique actuellement étudiés reposent sur des hypothèses de fonctionnement et de performance d'un futur ordinateur quantique. Ces hypothèses doivent faire l'objet d'une veille rigoureuse, afin d'anticiper de potentielles failles ou difficultés en matière de sécurité.

Il faut aussi anticiper l'arrivée, même lointaine, des ordinateurs quantiques et leurs potentiels atouts. Cela passera par la maîtrise des processeurs quantiques – aux stades de la conception, du développement et de la fabrication –, qui est essentielle pour garantir la souveraineté française et européenne dans de nombreux domaines. Il faut donc conforter les efforts des acteurs impliqués dans ces activités. Cela assurera aussi un environnement propice à la communauté qui travaille sur la programmation et les développements de logiciels associés, et permettra de conserver un avantage dans les deux domaines, matériel et logiciel.

En outre, les centres de calcul à haute performance (High Performance Computing ou HPC) consomment de plus en plus d'énergie. Les processeurs quantiques actuels présentent un avantage en termes de consommation d'énergie mais restent imparfaits. À terme, lors d'un éventuel passage à l'échelle et de la mise au point d'une technologie de simulation quantique, il conviendra de prendre en compte de potentiels gains énergétiques dans les comparaisons de performance entre processeurs classiques et processeurs quantiques.

Un autre objectif consiste à favoriser la création d'écosystèmes vertueux et dynamiques – le mot important étant écosystème. L'écosystème scientifique et industriel des technologies quantiques ne peut croître que si des talents en nombre suffisant procurent à la fois à la recherche académique, aux start-up et aux grands groupes les forces vives dont ils ont besoin. Il est donc indispensable de faire émerger ces talents, par une politique de formation dynamique, appuyée sur des financements spécifiques.

Enfin, la sécurité d'une communication électronique repose à la fois sur la confidentialité des données échangées et sur l'authentification des intervenants connectés. Or, les communications quantiques, même si elles offrent intrinsèquement de fortes garanties en matière de confidentialité, n'ont pas encore d'avantage comparatif vis-à-vis des technologies classiques en matière d'authentification. Pour mettre au point des systèmes de communication offrant les meilleures garanties, il sera donc indispensable de faire travailler de concert les communautés de la cryptographie quantique et de la cryptographie post-quantique.

Voilà, mes chers collègues, les conclusions que je vous propose et que je soumets à votre discussion.

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