Intervention de Patrick Hetzel

Réunion du jeudi 20 janvier 2022 à 9h00
Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaPatrick Hetzel, député, rapporteur :

- Cette note scientifique est la conclusion d'un travail passionnant, qui porte sur un sujet d'intérêt scientifique mais aussi politique. En effet, les neurotechnologies peuvent avoir un impact fort sur l'avenir de nos sociétés et sont un sujet de préoccupation, car leur développement s'accompagne de certains aspects négatifs.

Définissons d'abord les neurotechnologies. Il s'agit de technologies d'exploration ou de modulation du système nerveux, qui est un système biologique bien plus large que le seul cerveau. Ce dernier est la principale composante du système nerveux central alors que certains dispositifs neurotechnologiques sont connectés au système nerveux périphérique. Une note de référence présente de manière synthétique le fonctionnement du système nerveux central, ou névraxe, ainsi que celui du système nerveux périphérique.

Les neurotechnologies connaissent depuis quelques années un regain d'intérêt, notamment sous l'effet d'initiatives émanant tant des pouvoirs publics que d'entreprises privées, ainsi que des avancées permises par les progrès du numérique. Elles restent cependant tributaires de connaissances encore incomplètes sur le fonctionnement du cerveau et de ses 100 milliards de neurones et, plus globalement, sur le fonctionnement du système nerveux. Les neurosciences, dont les progrès sont en étroite interaction avec ceux des neurotechnologies, butent en effet sur la complexité du cerveau, qui demeure, de loin, l'organe humain le moins bien compris par la science, en dépit d'avancées réelles.

Différentes technologies permettent l'exploration de l'activité cérébrale. L'électroencéphalographie (EEG) est la plus utilisée, car non invasive et relativement peu coûteuse par rapport aux autres techniques. Elle mesure l'activité électrique du cerveau grâce à des électrodes placées sur le crâne. Elle sert depuis les années 1950 à diagnostiquer et suivre de très nombreuses pathologies. L'électrocorticogramme (ECoG) et l'EEG intracrânienne ou stéréotaxique (SEEG) en sont des variantes plus performantes, mais invasives. La magnétoencéphalographie (MEG) mesure de façon non invasive les champs magnétiques produits par l'activité électrique cérébrale.

Ces techniques, qui reposent sur l'analyse de l'activité électrique, délivrent des informations moins précises que celles qui sont fondées sur l'analyse de l'activité métabolique, comme l'imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf), qui permet de visualiser les variations hémodynamiques et d'oxygénation du sang liées à l'activité neuronale. De même, la tomographie par émission de positons (PET) et la scintigraphie ou tomographie par émission monophotonique (SPECT ou TEMP) permettent d'étudier le métabolisme des cellules, grâce au suivi de la concentration et de la cinétique tissulaire de radiotraceurs.

Les technologies d'exploration, largement utilisées à des fins médicales, sont complétées par des technologies de modulation, utilisées encore plus exclusivement pour des soins médicaux.

La neuromodulation, ou neurostimulation, consiste à stimuler les circuits neuronaux à l'aide de courant électrique, de lumière, d'ultrasons ou de champs magnétiques. Les méthodes non-invasives, comme la stimulation transcrânienne, magnétique (TMS) ou électrique (tDCS), ont des effets qui restent débattus. Elles sont moins précises que la stimulation invasive implantée car le courant administré ou induit est peu ciblé. À l'inverse, la stimulation cérébrale profonde ou Deep Brain Stimulation (DBS) montre des résultats incontestables dans le cas de certaines pathologies, notamment la maladie de Parkinson. Elle consiste à implanter dans le cerveau, au niveau des noyaux sous-thalamiques, deux électrodes reliées à deux piles électriques placées dans la zone sous-claviculaire ou abdominale. Cependant, la corrosion et la formation de tissus autour des électrodes affaiblissent peu à peu le signal délivré.

Les techniques d'imagerie peuvent s'insérer dans des boucles de rétroaction, ou rétrocontrôle, entre le système nerveux et des ordinateurs, qui visent à utiliser les informations relatives à une fonction pour contrôler et modifier cette fonction, le plus souvent grâce à l'EEG – on parle de neurofeedback.

Proches mais souvent distinguées du neurofeedback, les interfaces cerveau-machine – ICM ou BCI selon l'acronyme anglais Brain-Computer Interfaces – ont enrichi le champ des neurotechnologies. Un exemple spectaculaire est celui des neuroprothèses, développées par des instituts spécialisés, en particulier ceux qui prennent en charge des blessés de guerre. On distingue les dispositifs unidirectionnels ou bidirectionnels, les dispositifs invasifs ou non invasifs. En dépit d'un bilan clinique nuancé, des résultats probants ont été obtenus en termes de communication, par exemple pour déplacer un curseur ou utiliser un système de clavier virtuel, ou encore pour les jeux vidéo.

Les ICM peuvent avoir des usages militaires ou intervenir pour la compensation du handicap. Les applications militaires concernent les exosquelettes et les prothèses, mais aussi l'analyse de l'activité cérébrale, par exemple pour déclencher une arme plus rapidement ou contrôler la vigilance des soldats.

Les neurotechnologies offrent aussi des solutions pour compenser certains handicaps sensoriels ou moteurs. Les neuroprothèses sensorielles se composent de capteurs, qui jouent le rôle d'organe sensoriel, et d'un processeur ; celui-ci génère des stimuli électriques qui vont transmettre l'information sensorielle au cerveau par des électrodes, lorsque l'organe ou la chaîne de transmission normale sont défaillants. Par exemple, lorsque le nerf optique est intact mais que les cellules photo-réceptrices ont subi une dégénérescence, ce qui est le cas dans les rétinopathies pigmentaires et les dégénérescences maculaires liées à l'âge (DMLA), des rétines artificielles peuvent restaurer une vision de base grâce à l'implantation d'une puce sur la rétine à partir de laquelle un courant électrique stimulera les cellules menant au nerf optique. De même, lorsque le nerf auditif est intact, un implant cochléaire peut, en seconde intention, redonner l'audition grâce à un microphone qui convertit les sons en signaux électriques appliqués à différents endroits dans la structure hélicoïdale de l'oreille interne.

Plusieurs technologies permettent également de compenser un handicap moteur, mais elles restent à ce stade limitées au laboratoire, la seule exception étant la rééducation post-AVC. Causées par une blessure à la moelle épinière qui empêche l'influx nerveux de circuler entre le cerveau et la partie du corps située sous la blessure, la paraplégie et la tétraplégie sont des paralysies qu'il est possible de surmonter en redonnant au patient le contrôle de ses membres, grâce à un dispositif développé à cet effet. La stimulation électrique fonctionnelle consiste à appliquer sur les nerfs contrôlant les muscles des stimuli électriques pour assister ou remplacer les contractions volontaires. Cependant l'implantation est une opération très longue, les actions sont lentes, les muscles se fatiguent vite et généralement, le patient a besoin de l'aide d'une personne ou d'un déambulateur. Les avancées restent donc insuffisantes.

Pour leur part, les neuroprothèses motrices lisent les informations générées dans le cerveau tendant à stimuler un muscle moteur, les interprètent et les transmettent à un exosquelette ou à un membre, artificiel ou non.

Enfin, les neuroprothèses bidirectionnelles se composent d'une prothèse motrice, de capteurs et de propriocepteurs. Ces derniers permettent d'envoyer vers le cerveau ou le contrôleur un retour d'information sur l'action effectuée par la prothèse. Ceci permet d'adapter la commande du mouvement, de retrouver le sens du toucher et de ressentir des signaux proches de la douleur.

Les neurotechnologies sont donc de plus en plus utilisées pour soigner et pour réparer les handicaps. C'est incontestable et cette direction mérite d'être mise en valeur.

Les neurotechnologies suscitent également l'intérêt grandissant du secteur privé, en particulier pour ce qui concerne les interfaces cerveau-machine. Ceci pose la question de leurs applications non médicales. Un nombre croissant d'entreprises privées investissent le champ des neurotechnologies en faisant le pari de l'hybridation du cerveau avec l'intelligence artificielle. Je rappelle à cet égard le rapport très intéressant que nos collègues Dominique Gillot et Claude de Ganay avaient réalisé sur ce sujet pour l'Office en 2017. La note que je vous présente prolonge en quelque sorte leur travail sur l'intelligence artificielle et montre les liens entre ces deux domaines scientifiques.

Les entreprises se positionnent surtout par rapport aux usages du neurofeedback et des interfaces cerveau-machine et, en dépit d'un cadre juridique restrictif, consentent parfois des investissements massifs dans la recherche – notamment aux États-Unis – en vue de développer des applications non médicales. Il s'agit par exemple de commercialiser des produits grand public, à l'efficacité souvent incertaine, qui permettraient de contrôler des interfaces numériques par la pensée – le cas d'usage principal étant le jeu vidéo. D'autres dispositifs promettent d'aider à la concentration, à la relaxation, au sommeil et plus généralement au bien-être. Certains de ces produits grand public mobilisent parfois une communication parlant d'amélioration des performances cognitives et sportives.

On peut aussi chercher à détecter la perte d'attention en voiture, en classe ou au travail. Selon plusieurs experts que nous avons auditionnés, il semblerait qu'en Chine des expériences soient menées pour surveiller les ondes cérébrales des élèves en classe ou des ouvriers dans des usines, grâce à ces interfaces cerveau-machine, de manière à lutter contre les états émotionnels qui seraient défavorables à la concentration. On voit bien quel glissement est possible…

Quels sont les défis posés à la recherche aujourd'hui ? L'essor des neurotechnologies est porté par de grands projets de recherche, publics ou privés. Les efforts se concentrent sur l'extension à d'autres pathologies des usages des neurotechnologies déjà connus ainsi que sur l'amélioration de leur précision, tant pour l'exploration cérébrale que pour la stimulation cérébrale.

Je souhaite attirer l'attention sur les limites des neurotechnologies : leur efficacité est évidemment inégale et elles peuvent s'accompagner d'effets secondaires. L'implantation d'électrodes dans le cerveau peut causer des infections, des hémorragies ou des dysfonctionnements cérébraux. Il faut donc mettre en balance les bénéfices et les risques. Les stimulations peuvent également provoquer des crises d'épilepsie, voire modifier les capacités de plasticité du cerveau et aller jusqu'à interférer avec les pensées, les émotions et même le libre arbitre de l'individu. Tout cela pose d'importants problèmes éthiques. C'est pourquoi j'ai souhaité mettre l'accent sur les développements les plus récents en la matière dans une partie de la note. Il existe en effet un risque de dérives dans l'utilisation des neurotechnologies. Aujourd'hui, des appareils à bas coûts destinés aux particuliers sont mis sur le marché et peuvent être de mauvaise qualité, inefficaces, ou même dangereux.

Une mobilisation internationale s'est mise en place récemment pour répondre aux défis éthiques posés par ces technologies. La Convention d'Oviedo de 1997 sur les Droits de l'Homme et la biomédecine s'est révélée insuffisante, bien qu'il s'agisse du premier instrument juridique international contraignant visant à garantir le droit de l'être humain à être protégé contre toute application abusive des progrès biologiques et médicaux. C'est la raison pour laquelle l'Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) a, en décembre 2019, publié un document énumérant neuf principes pour encadrer l'innovation en matière de neurotechnologies et recommandé que ces principes soient déclinés dans chaque État membre. Le ministère de l'Enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation m'a indiqué que la France travaille à une charte nationale pour un développement responsable et éthique des neurotechnologies.

Certaines initiatives vont plus loin que les droits habituels des patients au nombre desquels il faut évidemment citer la dignité et l'intégrité du corps humain, le principe du consentement éclairé, le droit à l'information, la protection des données personnelles, la fiabilité, la sûreté et la sécurité des dispositifs, la protection contre les usages abusifs ou malveillants. Elles portent sur la protection de la personnalité et le respect du libre arbitre.

Un rapport publié en 2022 par le Comité international de bioéthique (CIB) de l'UNESCO appelle à créer un nouvel ensemble de droits, qui seraient appelés neurodroits, protégeant l'intimité mentale et le libre arbitre et qui iraient en fait plus loin que la protection traditionnelle des droits de l'Homme.

J'ai pris connaissance des évolutions très intéressantes intervenues récemment au Chili. Le parlement chilien a adopté en octobre 2021 un projet de loi qui protège les droits du cerveau des citoyens. Cette loi vise à garantir le respect des neurodroits, comprenant les droits à l'identité personnelle, au libre arbitre et à l'intimité mentale. Il existe donc aujourd'hui un pays dans lequel cette question a reçu un traitement législatif.

J'en viens aux propositions que je soumets à l'Office. Il convient tout d'abord de renforcer la coordination de la recherche française en matière de neurotechnologies, qui est aujourd'hui trop morcelée en petites équipes avec peu de financements. Ce constat était partagé par tous mes interlocuteurs et nous pouvons aujourd'hui, grâce à eux, avoir une idée plus précise des actions pratiques à mener.

Il faudrait notamment favoriser l'émergence d'un écosystème de recherche français autour d'un consortium, sur le modèle du Braingate aux États‑Unis, voire mettre en place un réseau national de recherche en neurotechnologies fédérant les acteurs concernés : instituts de recherche, hôpitaux, recherche militaire ou encore industrie. Dans les secteurs où les neurotechnologies sont appelées à tenir une place importante, comme le transport et l'automobile, nos industriels développent d'ores et déjà des solutions. La France dispose de réels atouts et se trouve souvent à la pointe de la recherche mondiale, en particulier pour la recherche clinique avec la stimulation cérébrale profonde, les implants cochléaires, les rétines artificielles, les neuroprothèses, l'optogénétique, etc. Cet effort devrait être complété par l'émergence d'un pôle d'excellence en neurotechnologies à Paris-Saclay, où se trouvent déjà des partenaires potentiels du meilleur niveau qui soit en matière de neurosciences – je pense notamment à NeuroSpin et NeuroPSI – et où il est possible de bénéficier de la présence d'écoles d'ingénieur réputées.

S'agissant du volet éthique, la note formule trois recommandations. Tout d'abord, poursuivre le travail engagé il y a quelques mois pour transposer au niveau national de la recommandation de l'OCDE. Ensuite, définir un cadre législatif protecteur, proche de celui adopté au Chili, en mettant l'accent sur la sécurité des dispositifs, le respect du droit à l'intégrité de son corps et du droit à la vie privée, la protection des données personnelles ; il conviendrait cependant d'écarter la notion un peu floue de libre arbitre ; cette transposition pourrait prendre la forme d'un nouveau volet de la loi de bioéthique, ou bien d'un texte spécifique. Enfin, il faudra trouver un juste équilibre entre la nécessaire protection des droits individuels et la possibilité pour les laboratoires de continuer leurs travaux de recherche et développement ; le cadre juridique ne doit pas conduire à décourager la recherche et réduire notre compétitivité.

Même si le projet transhumaniste relève encore largement de la science-fiction à ce stade, nous devons rester vigilants face à la tentation – j'emploie enfin le terme – de l'homme augmenté. Les neurotechnologies doivent, d'abord et avant tout, servir à guérir et à réparer. Au-delà de cette limite doivent se situer vigilance et garde-fous.

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