Intervention de Amiral Christophe Prazuck

Réunion du mardi 24 juillet 2018 à 14h00
Mission d'information relative à la prochaine génération de missiles anti-navires

Amiral Christophe Prazuck, chef d'état-major de la marine :

Permettez-moi à présent de m'exprimer en français pour parler de missiles et d'autres questions complexes. De quoi parle-t-on ? Nous sommes entrés dans l'ère du missile en 1967, lorsqu'un missile Styx égyptien a frappé la corvette israélienne Eilat. Par la suite, durant la guerre des Malouines en 1982, un missile Exocet a touché le bâtiment britannique Sheffield tandis qu'en 1987, un autre missile Exocet a frappé le bâtiment américain USS Stark dans le Golfe Arabo-Persique. En 1991, les Sea Skuas britanniques ont touché un certain nombre de vedettes irakiennes. Enfin, en 2003, le bâtiment HMS Gloucester a intercepté un missile Silkworm tiré depuis les côtes irakiennes. Si l'histoire de l'emploi opérationnel des missiles a débuté en 1967, une première inflexion a eu lieu en 2006 lorsque, pour la première fois, un acteur non-étatique – probablement le Hezbollah – a tiré un missile anti-navire lourd contre le Hanit, une corvette israélienne. Nous nous sommes récemment trouvés dans une situation similaire dans la mesure où, selon toute vraisemblance, un cargo turc a été touché par un missile du même type dans le sud de la mer Rouge.

Parallèlement au développement de missiles anti-navires, des systèmes de défense ont été conçus, qu'il s'agisse de systèmes anti-aériens ou anti-missiles. En France, nous avons ainsi développé le Masurca tandis que les Américains ont conçu une famille de missiles : les SM-1, SM-2 et SM-3. La France a également développé le Crotale, un système de courte portée, ainsi que l'Aster, conçu par MBDA. Pour résumer, deux grandes familles de missiles défensifs existent aujourd'hui : des armes de longue portée comme l'Aster ou le SM‑3 et des armes de courte portée comme le Crotale.

Comme Mme Pouzyreff l'a indiqué, les missiles anti-navires sont avant tout des armes offensives, tandis que les missiles anti-missiles sont plutôt défensifs. Toutefois, au-delà de cette distinction, essayez de vous imaginer à la mer, sous le feu d'un missile tiré depuis un autre bâtiment. Une telle situation est tout à fait plausible aujourd'hui, notamment en Méditerranée orientale. Or, en l'espèce, il vous faudrait détruire le bâtiment qui vous a pris pour cible au moyen d'un missile anti-navires. Dans ce cas, une arme offensive serait donc employée comme moyen de défense. La survenance d'un tel scénario n'est pas simplement plausible, elle est selon moi plus que probable.

La marine française a toujours disposé de missiles offensifs construits de manière nationale – les Exocet. En revanche, elle a parfois eu recours à des missiles défensifs américains, comme le SM-1 avant son remplacement par l'Aster produit par MBDA.

En complément des missiles anti-navires et des missiles anti-missiles, on trouve également les missiles de croisières, dont l'histoire est différente. D'abord, le Tomahawk, né dans les années 1970 et qui équipe les sous-marins britanniques depuis 1995. Les premiers tirs opérationnels de la Royal Navy datent d'ailleurs de la guerre du Kosovo. Le programme SCALP/Storm Shadow, qui lie nos deux pays, a quant à lui abouti en 2002, le premier tir opérationnel datant de 2003, en Irak. La France dispose également de la version navale de ce missile – le missile de croisière navale (MdCN) – mis en œuvre depuis un bâtiment de surface et dont le baptême du feu a eu lieu en avril dernier, lors de l'opération ayant conduit à la destruction de cibles chimiques en Syrie. Ce missile pourra également être tiré depuis les sous-marins de la classe Barracuda, qui entreront en service à compter de 2020.

Par ailleurs, comme vous le savez, la revue stratégique conduite à l'initiative du président de la République, il y a près d'un an, a mis l'accent sur la résurgence de compétiteurs stratégiques étatiques. Elle a également pointé la recrudescence des postures de contestations, notamment en milieu maritime, tant dans les zones littorales qu'en haute mer. Les perturbateurs stratégiques ont par ailleurs massivement investi dans des missiles hyper‑véloces de longue portée et des systèmes de défense surface-air performants, qui prolifèrent déjà. Il en ressort un bouleversement de l'environnement stratégique.

L'essor des systèmes A2/AD se double d'une contestation du spectre électromagnétique au travers de brouillages des radars comme d'autres systèmes. C'est pourquoi, comme l'affirme d'ailleurs la revue stratégique, il y a un réel besoin de maintenir notre capacité à entrer en premier dans des environnements contestés – à ce sujet, l'opération conduite en Syrie en avril dernier est riche d'enseignements – tout comme il est nécessaire de conserver la supériorité aéromaritime grâce à une portée et une capacité de pénétration suffisantes. Enfin, il est tout aussi nécessaire de maintenir notre autonomie industrielle dans le domaine de la conception des missiles. Tels sont les constats de la revue stratégique.

En ce qui me concerne, j'estime que le missile Exocet, qui a connu de grands succès à l'export tout au long de sa longue vie, sera une arme dépassée en termes de vitesse, de portée et d'agilité dans les dix à quinze ans. L'Exocet est aujourd'hui en fin de cycle et nous avons atteint les limites des améliorations incrémentales. Le MM40 Block 3C ne deviendra jamais un missile hyper-véloce supersonique.

Nous avons atteint certaines limites et le programme FMAN/FMC s'intègre donc parfaitement dans ce contexte général.

Le 13 juillet dernier à l'Hôtel de Brienne, le président de la République évoquait la relation privilégiée entre la France et le Royaume-Uni en matière de défense, et ce quelle que soit l'issue du Brexit. À ses yeux, il s'agit d'une relation stratégique et profonde, qui continuera de s'approfondir. Le chef de l'État a précisé que l'opération en Syrie avait été conduite avec nos alliés américain et britannique à un niveau de technicité et d'intégration inédit. Au fond, les militaires ont montré que, malgré les commentaires ou les doutes qui surgissent ici ou là, la réalité opérationnelle était robuste et que nous avions agi avec une réactivité inédite et une intégration opérationnelle hors du commun.

Ainsi, malgré le contexte du Brexit, la coopération franco-britannique reste forte grâce à la nature bilatérale des accords de Lancaster House, rappelée au Sommet d'Amiens en 2016. À présent, il s'agit de conforter la coordination opérationnelle, tant avec les Américains qu'avec les Britanniques, notamment dans l'Atlantique nord et en Méditerranée orientale. Depuis plus de dix ans, des bâtiments britanniques accompagnent systématiquement ou presque le groupe aéronaval français et, demain, nous mettrons en place des accompagnements croisés autour de nos porte-avions respectifs afin de renforcer notre intégration.

De fait, nous partageons la même culture stratégique. Nos processus de décision politique sont semblables. Notre histoire est commune. Les missiles anti-navires et les missiles de croisière sont des armes expéditionnaires, des armes de suprématie qui offrent une capacité d'entrée en premier dans des environnements contestés, et permettent de supprimer les défenses ennemies. L'interopérabilité constitue donc l'un des défis principaux, davantage que si nous conduisions un tel programme avec un autre pays. Voilà pour les enjeux opérationnels et militaires. Il existe aussi d'autres enjeux, et en premier lieu un enjeu industriel, qui se traduit par le soutien à un acteur industriel que nous avons en partage : MBDA. On ne saurait méconnaître l'enjeu de souveraineté et le maintien de notre expertise industrielle. Enfin, il y a un enjeu financier à ce programme, dans la mesure où nous souhaitons pouvoir partager les coûts de développement et de possession, ainsi que conforter notre force de frappe à l'export.

Alors qu'est-ce que j'attends, en tant que chef d'état-major de la marine, du programme FMAN/FMC ?

D'abord, répondre au besoin opérationnel : une fois le missile entré en service, les marins français et britanniques devront pouvoir disposer de l'allonge et de capacités de pénétration suffisantes face à des forces ennemies dotées de capacités de plus grande qualité et dont les performances croissent chaque jour. Ce besoin opérationnel se traduit notamment par la nécessité de remplacer l'AM39 au plus tard en 2030, en intégrant son successeur d'abord sous Rafale, puis sous les nouvelles plateformes SCAF et le futur avion de patrouille maritime. Il s'agit aussi de remplacer le MM40. Au terme du processus d'amélioration en cours, le MM40 restera en effet un missile subsonique. Pour cette capacité, je vise une intégration sur les quinze frégates de premier rang de la marine française à l'horizon 2030. Enfin, à compter de 2032, je compte sur le remplacement des missiles SCALP qui équipent les Rafale mis en œuvre à partir du porte-avions Charles‑de-Gaulle. Telles sont les échéances et les objectifs que nous poursuivons.

Deuxièmement, nous souhaitons soutenir notre missilier, MBDA.

Troisièmement, ce programme doit être l'occasion de développer des interdépendances entre nos deux pays en ce domaine. Mme Florence Parly, ministre des Armées, considère d'ailleurs ce point comme une condition de la constitution de l'Europe de la défense. Je note à ce sujet que le Royaume-Uni est partie à l'initiative européenne d'intervention (IEI).

En conclusion, je dirais que cette coopération est l'alliance d'un pays pionnier dans le développement des missiles anti-navires – la France, avec la génération Exocet, largement exportée et copiée, par exemple par les C-801 et les C-802 chinois – et d'un pays qui a la plus grande expérience au monde des missiles anti-navires, aussi bien pour leur emploi que comme menace – le Royaume‑Uni. Je pense à la guerre des Malouines en 1982, ainsi qu'aux interventions en Irak en 1991 et en 2003. De plus, il s'agit d'une alliance entre deux pays ayant déjà remporté des succès techniques et opérationnels avec les missiles de croisière SCALP/Storm shadow.

Nos exigences calendaires convergent, notamment parce que les dates de fin de vie de nos missiles de croisière coïncident. Alors que nous avons déjà conduit plusieurs programmes en coopération, il s'agit à présent de poursuivre une nouvelle coopération qui permettra de bâtir des capacités déterminantes pour peser dans les alliances et les coalitions. À ce titre, la capacité d'entrée en premier et la capacité de missile de croisière naval sont différenciantes par rapport à d'autres marines. Le missile anti-navires de nouvelle génération, grâce à sa capacité de pénétration en environnement contesté, a le potentiel pour devenir une capacité différenciante en Europe. Le programme FMAN/FMC porte donc un double enjeu de souveraineté, nationale et européenne. Voilà en quelques mots mon appréciation de ce programme ambitieux et nécessaire.

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