Intervention de Sylviane Agacinski

Réunion du lundi 9 septembre 2019 à 16h05
Mission d'information sur l'adaptation de la politique familiale française aux défis du xxie siècle

Sylviane Agacinski, philosophe et essayiste :

Votre invitation à participer à vos réflexions et à vos travaux m'honore et je vous en remercie. Je dois avouer que j'en ai été un peu étonnée également compte tenu de la nature exacte, que vous avez rappelée, de votre mission d'information, qui ne relève pas tout à fait de mon domaine. Néanmoins, une certaine relation s'observe entre les évolutions actuelles de la société et du droit et l'objet de vos travaux.

Qu'il s'agisse des mesures fiscales, des allocations familiales, des places en crèche ou des congés parentaux, la politique familiale s'applique aux familles telles qu'elles existent dans la société. Ainsi, cette politique s'est adaptée aux modifications comportementales des individus depuis le début du siècle dernier : augmentation des divorces et des ruptures, forte croissance du nombre de familles dites monoparentales – elles représentaient ainsi 23,3 % des familles en 2014 contre 9,4 % en 1975 –, multiplication des familles recomposées, etc. Ces évolutions comportementales ne touchent pas réellement la structure de la famille, c'est-à-dire l'établissement des liens de parenté – filiation légale – et des liens d'alliance – mariage, union conjugale – qui dépend du droit civil. Cependant, depuis les années 1970 la politique familiale a accompagné socialement l'évolution du Code civil. En effet, les mesures sociales prises dans le cadre de cette politique dans un souci d'équité et de solidarité ont renforcé les droits de la personne en général. En témoignent les mesures relatives à l'égalité des droits entre mari et femme, entre père et mère avec l'autorité parentale partagée, et à l'égalité entre les enfants, qu'ils soient nés ou non dans le mariage.

Toutes ces mesures ont contribué à aider les deux membres du couple à concilier leur vie familiale et leur vie professionnelle, donc à réduire les inégalités dites de genre, à faire progresser l'égalité réelle entre les hommes et les femmes et à faire reculer la pauvreté des enfants. En ce sens, la politique familiale s'appuie sur les mêmes principes que ceux qui inspirent nos lois de manière générale : la liberté, l'égalité, la solidarité et la dignité des personnes.

En dehors des évolutions comportementales, d'autres facteurs ont touché plus radicalement la structure familiale, à commencer par le développement des biotechnologies appliquées à la procréation dans la mesure où celles-ci peuvent affecter les modalités de la filiation légale. Elles le font surtout lorsque les méthodes d'assistance médicale à la procréation (AMP) nécessitent le recours à de tierces personnes, comme avec le don de gamètes. Ces cas sont en réalité relativement marginaux. En effet, aujourd'hui, dans 96 % des cas les couples infertiles, donc les couples mixtes, n'ont pas besoin de dons de gamètes grâce à la technique de l'injection directe des spermatozoïdes dans l'ovule. Les géniteurs sont donc les parents. Aucun changement fondamental ne survient en ce sens dans la filiation.

Dans 4 % des cas néanmoins, les couples mixtes recourent à un don de sperme ou – beaucoup plus rarement – d'ovocytes. Mais la mère reste celle qui porte l'enfant et qui accouche, et le mari de la mère est le père, comme cela se produit dans le mariage avec la présomption de paternité. Aucun bouleversement n'intervient à cet égard dans la filiation.

La structure familiale a été d'autre part transformée d'une autre façon par le pacte civil de solidarité (PACS) et par la loi du 17 mai 2013 ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe, qui ont touché à la structure de l'alliance, ainsi que par l'ouverture de l'adoption plénière aux couples homosexuels mariés (filiation adoptive). Elle le serait à nouveau, et davantage, avec la loi bioéthique de 2019 si celle-ci permet aux femmes seules et aux couples de femmes de recourir à une PMA. En effet, dans ce cas, la procréation de certains enfants serait immédiatement et dès l'origine unilatérale, c'est-à-dire homosexuée, car rattachée à deux personnes d'un seul sexe. C'est la raison pour laquelle M. Jean-Louis Touraine, rapporteur de la mission d'information sur la révision de la loi relative à la bioéthique, a parlé dans son rapport d'information de « dépasser les limites biologiques de la procréation ». Nous nous inscrivons nettement ici dans ce schéma de dépassement des limites.

En effet, le principe de l'asymétrie des deux sexes dans la filiation serait abandonné. De plus, dans la mesure où la PMA s'effectue par don anonyme, la participation de l'autre sexe à la procréation serait tout simplement effacée. Il s'agit là d'un changement structural important. Comme le rappelait Lévi-Strauss de manière générale et même universelle : « Les liens biologiques sont le modèle sur lequel sont conçues les relations de parenté ». Il en va toujours ainsi, c'est pourquoi ces relations sont bilatérales et asymétriques : géniteur/génitrice, père/mère. Or c'est ce modèle asymétrique et bilatéral qui se trouve ici abandonné, ce qui constitue un changement anthropologique profond.

Comme je le rappelais plus haut, la politique familiale s'occupe des enfants qui sont déjà là : leur bien-être, leurs droits, leur santé, leur éducation. Or dans le contexte du développement des biotechnologies appliquées à la procréation, le législateur chargé à la fois de la politique de la famille et du droit civil en général doit à mon sens s'interroger sur les conditions dans lesquelles les enfants viennent au monde et acquièrent un état civil, ce dernier adjectif ayant quelque rapport avec la civilisation. Dans ce domaine, il pourrait, voire devrait s'inquiéter de la condition qui sera celle des futurs enfants. Je pense ici à la formule du philosophe Hans Jonas qui parlait d'une « éthique du futur » et à cette question que nous répétons souvent : quel monde laisserons-nous à nos enfants ? En l'occurrence, quel statut, quel état civil allons-nous décréter pour les enfants à venir ?

La notion d'intérêt de l'enfant et le souci de cet intérêt devraient à cet égard être repensés pour évaluer la légitimité de ce que l'on appelle des techniques, mais qui sont en réalité des pratiques sociales. À ce propos, il me paraît intellectuellement honteux de voir la PMA avec tiers donneur et même la gestation pour autrui (GPA) présentées comme des « techniques de procréation ». Cela revient en effet à éliminer complètement le rapport à la tierce personne à laquelle on a recours comme ressource biologique. En réalité, il y a là une forme tout à fait inédite d'usage du corps humain.

Par ailleurs, nous ne pouvons comprendre le développement des demandes sociétales en matière de procréation de nos jours si nous occultons une certaine réalité mondiale : celle de l'existence d'une industrie de la reproduction et du commerce des moyens de produire des enfants et des enfants eux-mêmes. Mon hypothèse est la suivante : l'inflation de la demande des moyens de procréer ne tient pas seulement au désir naturel d'avoir des enfants, qui est bien évident, mais aussi à l'offre commerciale qui existe aujourd'hui dans de très nombreux pays.

Le modèle idéologique qui tend à dominer à partir de l'imaginaire moderne relève d'une idéologie progressiste de la production généralisée de toute chose, de tout être vivant, de tout animal, de tout être humain. Il existe à titre d'exemple de grandes entreprises de clonage des animaux familiers (chat, chien, cheval). L'une des plus connues s'appelle « My friend again ». Vous avez perdu votre animal familier que vous aimiez beaucoup, l'industrie vous permettra, grâce aux cellules de cet animal, de le reproduire à l'identique comme si elle pouvait également reproduire à l'identique le lien d'amitié qui existait avec lui, dans sa singularité unique. Cet exemple témoigne de façon assez hallucinante de l'imaginaire moderne que je viens de mentionner. Nous pouvons nous demander si demain l'on ne suggérera pas aux parents qui ont eu le malheur tragique de perdre un enfant de se consoler en procédant au clonage de ce dernier.

Cette idéologie s'exprime notamment dans l'ultralibéralisme qui nous dit en substance que l'industrie et le marché permettent de réaliser tous nos désirs, tous nos fantasmes, y compris le désir d'enfant. L'archétype de la réalisation technique de cet idéal se trouve aujourd'hui en Californie, sous la forme des « instituts de reproduction humaine ». Là, tout est possible. Nous pouvons tout acheter, tout vendre : les cellules, les grossesses, les embryons, etc.

L'un des problèmes de fond qui se posent à nous est que ce modèle est radicalement incompatible avec notre droit. Ainsi, la convention de maternité de substitution ( surrogacy agreement ) fonde la filiation sur l'appropriation du corps de la femme et de la vie de la femme pendant neuf mois (tout le temps de la grossesse jusqu'à l'accouchement) et sur l'appropriation de l'enfant et de la filiation maternelle de l'enfant. C'est cette dernière qu'on achète, en définitive : la filiation qui lie l'enfant à sa mère de naissance dans presque toutes les cultures. Il y a là une confusion extrêmement grave entre les liens familiaux, qui sont pour nous essentiellement inaliénables, et les droits de propriété, qui portent sur des biens. On touche ici à la différence fondamentale en droit entre les personnes et les biens, et on traite des personnes comme des biens. Or la mère n'est en aucun cas la propriétaire de son enfant, l'enfant n'est pas un bien et par conséquent il ne devrait pas pouvoir faire l'objet non d'un don, comme on le dit trop souvent, mais d'une donation (il existe en effet des dons – d'organe ou de sang – qui sont d'un tout autre ordre) ni d'une vente. L'enfant ne peut pas non plus, comme en témoignent toutes les lois internationales relatives à l'adoption, faire l'objet d'une commande. Une règle très stricte dispose ainsi l'impossibilité d'adopter un enfant avant sa naissance. Un enfant ne peut être adopté qu'après sa naissance, avec le consentement de sa mère.

Or le projet de loi bioéthique porte en lui une logique tout à fait comparable à celle que suivent les instituts de reproduction californiens dans le contexte du marché. En effet, la filiation, dans un cas comme dans l'autre, est fondée uniquement sur la volonté et le consentement des parents, appelés « parents intentionnels » (intended parents). Cette notion découle directement d'une décision de la Cour de justice de Californie survenue lors d'un des nombreux procès opposant une mère porteuse aux parents commanditaires. La Cour a en effet décidé d'appeler ces derniers « parents intentionnels ». C'est donc de cette pratique même qu'est née la conception de parenté volontaire par consentement, c'est-à-dire de parenté par décision a priori et par commande d'un enfant qui naîtra d'une convention passée avec une surrogate mother (mère porteuse).

L'adoption de cette logique de la parenté intentionnelle explique naturellement la présence dans le projet de loi bioéthique de la proposition de transcription directe dans l'état civil de l'acte de naissance des enfants nés à l'étranger d'une convention de GPA. On prétend le faire pour « sécuriser les contrats ». Dans le même temps, le rapport d'information de la mission d'information sur la révision de la loi relative à la bioéthique souligne que la GPA représente « une sérieuse entorse au principe d'indisponibilité du corps humain » et implique « l'exploitation des femmes à un niveau international, la mise en liberté surveillée d'une femme et la remise d'un enfant […] réduisant cet enfant à l'état de chose ». Nous nous réjouissons de cette lucidité. Mais comment peut-on en même temps vouloir cautionner et même sécuriser des contrats que l'on décrit de cette façon ? En voulant sécuriser ces contrats, l'on accepte bon an mal an l'insécurité des enfants, c'est-à-dire la situation dans laquelle ils sont plongés en naissant dans ces conditions à l'étranger.

L'application de cette transcription automatique reviendrait à encourager le tourisme procréatif et rendrait tout à fait impossible la cohérence du droit qui veut que cette pratique soit interdite en France. Il est impossible en effet de dire à la fois que la GPA à l'étranger n'existe pas et que l'état civil des enfants nés de cette pratique doit être automatiquement transcrit dans l'état civil français, et interdire l'usage de cette même pratique sur le territoire national. Une telle incohérence ne saurait tenir sur le long terme. Les partisans de la légalisation de la GPA en France utiliseraient d'ailleurs immédiatement le fait accompli de la reconnaissance des enfants nés de GPA à l'étranger pour demander son autorisation en France.

Dans cette hypothèse, nous renoncerions donc à respecter les personnes de l'enfant et de la mère et leurs droits fondamentaux. Nous renoncerions même à défendre l'intérêt des enfants en général. Je me réfère ici aux travaux de Muriel Fabre-Magnan sur les différentes interprétations de l'intérêt de l'enfant. Nous sommes confrontés à la nécessité de nous soucier de l'intérêt des enfants nés de GPA, qui sont nés dans des conditions très difficiles puisque d'une femme qui ne les attendait pas et qui s'est engagée à les remettre à d'autres, au risque, fréquent d'ailleurs, de les voir refusés par leurs parents d'intention. Les tribunaux sont pleins d'histoires de cette sorte dont certaines ont défrayé la chronique. La France doit donc considérer l'intérêt des enfants nés dans ces conditions. Mais ces enfants ne se trouvent pas, comme la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) l'a reconnu, dans une situation différente de celle des enfants nés dans d'autres familles : l'autorité des parents n'est pas contestée, l'obligation de transcription d'un état civil étranger n'existe pas en France pour les enfants, etc. En réalité, ils jouissent des mêmes droits que les autres enfants. La transcription automatique de leur acte de naissance dans l'état civil français constitue donc un cheval de Troie de l'introduction de la GPA en France.

Le problème qui se pose aujourd'hui au législateur et au système médical français tient au fait que nous attendons de la médecine d'un côté et du droit civil de l'autre qu'ils offrent aux particuliers, hommes et femmes, les mêmes prestations que celles qui sont proposées à leurs clients par des entreprises commerciales privées. Or ces mêmes prestations ne doivent pas être délivrées dans le cadre d'un commerce, mais prises en charge par la sécurité sociale. À ce propos, pointant le manque de sperme qui se manifeste aujourd'hui en France, les médecins font remarquer que l'ouverture de la PMA aux femmes seules et aux couples de femmes se heurterait à cette difficulté. Or l'une des pistes avancées par certains pour y remédier serait d'indemniser les donneurs, ce qui entrouvrirait la porte à une commercialisation des gamètes.

Par ailleurs, comme je le soulignais dans L'Homme désincarné. Du corps charnel au corps fabriqué, nous assistons à un dessaisissement du législateur au profit de décisions prises par des juridictions judiciaires nationales ou internationales (CEDH, Cours d'appel, Cour de cassation). Or ces juridictions statuent sur l'intérêt des enfants après coup, le fait étant accompli. Elles statuent sur l'intérêt des enfants déjà nés dans des conditions illicites. Mais le législateur quant à lui doit défendre plus généralement l'intérêt fondamental de tout enfant. Il doit donc s'efforcer non de réparer des dégâts, comme le font les tribunaux, mais d'empêcher de porter atteinte aux droits des enfants en les faisant naître dans certaines conditions. D'aucuns pourraient objecter que nous n'avons jamais statué sur le droit des enfants relatif à leur mode de procréation. Cependant, la juridiction internationale sur le clonage considère qu'il est contraire au droit de l'enfant de le faire naître par le biais d'un clonage reproductif. Il est donc bien possible et légitime, en vue du statut futur des enfants et de leur insertion dans le droit civil et la loi commune, d'interdire ce mode de reproduction et de lutter contre cette pratique.

Parmi les juridictions judiciaires récentes, nous pouvons citer notamment l'arrêt Mennesson et Labassée de la CEDH du 26 juin 2014, contre lequel malheureusement la France n'a pas osé faire appel. Nous pouvons citer aussi l'arrêt de la Cour de cassation du 3 juillet 2015 par lequel la Cour a reconnu la paternité d'un homme qui avait fourni son sperme dans le cadre d'une PMA commerciale. La Cour savait très bien que la mère qui figurait sur l'acte de naissance était une mère porteuse qui abandonnerait son enfant. Elle a néanmoins fermé les yeux en considérant que le père était le père biologique et la mère celle qui avait accouché, et en faisant fi de la rémunération que celle-ci avait perçue. La Cour a donc jugé qu'il était légitime de devenir père en utilisant une femme de cette façon. La Cour d'appel de Paris a autorisé quant à elle le 18 septembre 2018 l'adoption plénière par l'époux du père biologique de jumelles nées en 2011 d'une GPA au Canada. Maître Caroline Mecary, l'avocate du couple, a déclaré à ce propos : « La mère porteuse ne figure pas sur l'acte de naissance, donc en droit elle n'existe pas. » Une telle phrase a de quoi susciter des interrogations. Enfin, dans son avis du 10 avril 2019, la CEDH a recommandé à la France d'accélérer le processus d'adoption des enfants nés de GPA par les conjoints de leurs parents biologiques, en décidant d'ignorer totalement le commerce de ces enfants. Le législateur peut-il quant à lui fermer les yeux à ce point ? C'est une question qu'il me semble important de poser.

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