Merci, monsieur le président, madame la rapporteure, de me donner l'occasion de présenter mes travaux devant la mission d'information. J'ai reçu de votre part neuf questions, au fil desquelles je répondrai en insérant dans mes réponses les éléments que j'avais préparés.
La première question portait sur les grandes évolutions qui ont marqué la structure familiale depuis le début du XXe siècle, plus particulièrement après 1945.
Je relèverai cinq points principaux. Le premier est l'avènement du travail féminin, qui constitue le bouleversement majeur. Le modèle séculaire du père travaillant à l'extérieur pendant que la mère reste au foyer a vécu.
Deuxièmement, depuis l'après-guerre, nous sommes passés du plein-emploi à une précarité, ou à tout le moins à une incertitude professionnelle assez générale, source de tensions diverses entre les familles.
Troisièmement, du fait de l'allongement de la vie, les actifs ont le souci de quatre générations : les enfants, puis les petits-enfants, les grands-parents, puis les parents, ce qui représente une charge importante.
Quatrièmement, les familles nombreuses sont devenues l'exception : non seulement on n'a plus besoin de faire des soldats pour la prochaine guerre, mais la conscience écologique de la finitude de la planète dégrade l'image autrefois valorisée des parents qui accueillent une progéniture nombreuse. Par ailleurs, expliquer qu'il faut les enfants pour payer les retraites de la génération suivante ne constitue pas un argument motivant.
Cinquièmement, l'instabilité des couples, les diverses lois sociétales qui y faisaient référence, fragilise le trio père, mère, enfant. La conséquence de cela est que l'on ne sait plus très bien si l'aide de l'État doit être dirigée vers l'enfant, vers la mère, vers le couple ou vers une réalité plus abstraite comme la parentalité.
La deuxième question portait sur les évolutions que le modèle français de politique familiale a connues.
Depuis l'ordonnance du 4 octobre 1945 portant organisation de la sécurité sociale, le cœur de la politique familiale est constitué par les caisses d'allocations familiales, avec une intention clairement universelle. Je cite : « Des ordonnances ultérieures procéderont à l'harmonisation desdites législations et pourront étendre le champ d'application de l'organisation de la sécurité sociale à des catégories nouvelles de bénéficiaires et à des risques ou prestations non prévues par les textes en vigueur. » C'était vraiment une intention universelle.
Ce système bismarckien à l'origine ne concernait pas les non-salariés, ce qui a justifié la création quelques semaines plus tard, du système du quotient familial au bénéfice de ceux qui payaient l'impôt sur le revenu. La loi du 22 août 1946 a étendu très largement le périmètre d'application des allocations familiales, le système devenant plus beveridgien, bien que toujours financé par les cotisations sociales, mais sans remettre en cause le quotient familial, assez largement redondant.
La principale prestation, les allocations universelles, est longtemps restée un socle stable universel indépendant des ressources des parents. Mais à défaut de leur indexation sur le niveau de salaires, leur poids dans le budget des ménages n'a cessé de diminuer. Ceci explique probablement la création continue de diverses prestations complémentaires conditionnelles, souvent taillées en fonction des capacités budgétaires.
Le plafonnement de l'effet du quotient familial en 1998, qui a baissé en 2013 et 2014, a fortement rogné le bénéfice de la réduction d'impôts pour les plus riches. La modulation des allocations familiales par François Hollande a permis de générer des gains budgétaires rapidement, mais c'est le dernier épisode majeur qui a abouti à créer un tableau assez impressionniste de l'ensemble des prestations et avantages.
On constate que les aides sociales, qui sont dégressives en fonction des revenus, diminuent, alors que des prestations nature fiscale, les avantages fiscaux qui, eux, progressent, sont ensuite plafonnées.
Sur le plan social, comme au niveau fiscal, on commence dès le premier enfant, avec une accélération au troisième enfant. Sur le plan fiscal, le niveau maximum va aux parents isolés. De leur côté, les prestations familiales dégressives commencent au deuxième enfant seulement, alors que les prestations spécifiques sont indépendantes des revenus, ce qui est typiquement le cas de l'ASF (Allocation de soutien familial). Au milieu de cet ensemble, on trouve quelques curiosités ; des choses bizarres et dispersées que je ne détaillerai pas, car nous risquerions de nous y perdre très rapidement.
Ainsi, si j'évoque un tableau impressionniste, c'est que l'ensemble que je viens de retracer est effectivement assez compliqué à expliquer à qui que ce soit.
Toutefois, ce dont il faut avoir conscience et qui est extrêmement important est que la politique familiale aujourd'hui est la conjugaison des quatre dimensions du social, du fiscal, du familial et du spécifique. On ne peut pas analyser la politique familiale actuelle, si on ne fait pas la démarche d'observer comment ces quatre dimensions s'articulent les unes avec les autres ; en oublier une revient à passer à côté du chemin.
La troisième question portait sur le fait de savoir si ces évolutions sont intervenues de manière cohérente et si le modèle de politique familiale s'est suffisamment adapté aux évolutions des structures familiales.
Je répondrai par une expression bien connue : « Pour qui ne dispose que d'un marteau, tous les problèmes ont des têtes de clou. » On a parfois l'impression que l'outil principal de la politique familiale est le rabot avec lequel on fabrique des copeaux, et, qu'avec un peu de colle, on rafistole par-ci, par-là. Il manque une vision d'ensemble claire, consensuelle, et compréhensible par toute la population, ce qui est la moindre des choses en démocratie.
Si un enjeu des prestations monétaires et de rassurer les couples sur le soutien de l'État à leurs projets parentaux, la simplicité des dispositifs légaux est nécessaire ; or ce n'est plus le cas.
La quatrième question consiste à rechercher si la politique familiale, notamment dans sa traduction financière par les prestations diverses et l'allocation familiale, forme aujourd'hui un ensemble cohérent.
La réponse est négative, car les incohérences sont nombreuses et massives. Les aides dont bénéficient les familles monoparentales avec un enfant sont en forte croissance ; il y a toutefois deux niveaux : lorsque les revenus du ménage sont bas, le niveau d'aide est relativement faible, lorsqu'ils sont élevés, l'aide est beaucoup plus forte.
Les foyers monoparentaux aisés sont donc plus aidés que les pauvres, cela est flagrant ; dû au quotient familial et au fait que le plafond du quotient familial pour les ménages monoparentaux est nettement plus élevé que pour les couples.
S'agissant des couples avec un seul enfant, il y a deux mondes : celui des personnes qui bénéficient d'aides sociales comme le RSA (Revenu de solidarité active) et le complément du RSA pour leur enfant, et celui des personnes qui bénéficient d'aides sous forme fiscale avec le quotient familial parce qu'ils ont un enfant lorsqu'ils disposent de revenus élevés. Entre les deux, existe un fossé, car il y a peu ou pas d'aide. Aujourd'hui, avec la revalorisation assez forte de la prime d'activité, ce fossé est un petit peu moins marqué du fait du versement de la prime d'activité, mais demeure tout de même un fossé.
Le deuxième message est que les couples avec un seul enfant sont très peu aidés, particulièrement ceux dont le niveau de revenu est modeste à moyen.
Par ailleurs, les familles nombreuses bénéficient d'un certain nombre d'aides parmi dix dispositifs de soutien monétaire. Ces aides sont de plusieurs sortes : sociales, familiales et dégressives ou fiscales. Quels que soient les dispositifs mis en œuvre, le montant moyen de l'aide servie s'élève en moyenne à 900 euros pour quatre enfants.
Pourquoi faut-il dix dispositifs pour servir 900 euros ? La chose est assez compliquée à comprendre. Ce résultat s'explique par la sédimentation des mesures prises au fil du temps.
Les projections, outre la complexité de l'enchevêtrement des aides mises en œuvre, montrent que selon les cas l'aide à l'enfant varie de 0 à 400 euros. L'évolution du niveau de l'aide par enfant en fonction de la composition des familles est erratique et parfaitement irrationnelle ; ce qui est très choquant. J'espère que ma démonstration vous convainc de l'incohérence de ce système.
La cinquième question était ainsi libellée : « Les prestations familiales sont-elles aujourd'hui adaptées ? Ce mode de redistribution vous semble-t-il encore pertinent ? ».
La politique familiale constitue aujourd'hui une composition compliquée d'éléments sociaux, familiaux et spécifiques ; il faudra pourtant faire un choix.
La préconisation la plus évidente me paraît être la juxtaposition des quatre catégories de dispositifs indépendants.
L'objet de la politique fiscale est de prélever en fonction d'une assiette, la TVA (Taxe sur la valeur ajoutée) est un prélèvement sur la consommation, la CSG (Contribution sociale généralisée) pèse sur tous les revenus et l'IS (Impôt sur le revenu) sur les bénéfices des sociétés. Tous ces impôts ont une cohérence et une efficacité, rapportant respectivement 156 milliards d'euros, 100 milliards d'euros ou 26 milliards d'euros.
L'impôt sur le revenu plafonne à 73 milliards d'euros, c'est un impôt extrêmement compliqué, car calculer un impôt en fonction de la composition des familles va à l'encontre de la recherche de la performance fiscale comme de celle de l'équité. Il s'agit donc d'une erreur flagrante.
Le dispositif social consiste en transferts verticaux à l'attention des pauvres, liés à des conditions de ressources.
S'agissant de l'aide familiale, je préconise une allocation unique extrêmement simple : fondée sur le principe qu'un enfant c'est un enfant. La prestation peut éventuellement varier selon l'âge, mais l'idée est la constitution d'un forfait par enfant, qui ne dépende plus de son rang ni de la composition de la famille. Entre 0 et 14 ans, le montant de l'allocation pourrait être de 200 euros, et de 250 euros au-delà ; ce dispositif serait beaucoup plus efficace.
Une quatrième catégorie de prestation serait toutefois nécessaire pour prendre en compte la situation des enfants handicapés, des étudiants ou des parents isolés, par exemple. Ces divers contextes appellent une allocation sur mesure, qu'il faut adapter avec intelligence afin de répondre à la multiplicité des cas. Ces prestations seraient complémentaires, se situant au-dessus du socle de l'allocation familiale, qui devrait être beaucoup plus robuste et systématique.
L'idée principale est de généraliser le « et » à la place du « ou », aujourd'hui, lorsque l'on est pauvre on relève de prestations sociales ; il faut mettre un terme à cela et considérer qu'un enfant est un enfant, et que l'aide qui s'y attache est fixée au montant unique de 200 euros. Si vous êtes étudiant ou pauvre, alors on ajoute une prestation de façon compréhensible ; mais c'est la logique du « et » et non plus du « ou ». Chaque catégorie a ainsi une fonction précise et ne doit pas empiéter sur les autres.
La sixième question était la suivante : « Les avantages fiscaux favorisant les familles, notamment pour la garde d'enfants par exemple, sont-ils un mécanisme pertinent ? Pourraient-ils être améliorés ? »
De façon générale, l'économiste que je suis est réticent aux avantages fiscaux ciblés. Un bon impôt est un impôt productif dont les recettes sont élevées et l'assiette large, limitée par aucune exception. Je préfère la CSG créée par Michel Rocard, qui atteint 100 milliards d'euros, à un impôt sur le revenu biscornu, qui énerve tout un pays et met les gens dans la rue, et dont le produit se limite à 73 milliards d'euros.
Il est plus clair et efficace de verser des aides directes en fonction des besoins spécifiques légitimes en recourant à un processus garantissant l'équité et la traçabilité de la décision, par exemple via un service internet d'institutions telles la CAF (Caisse d'allocations familiales) ou la MSA (Mutualité sociale agricole).
Le seul inconvénient que présente le renoncement à des avantages fiscaux est de faire apparaître un taux d'imposition plus élevé ; ce qui complique la communication gouvernementale, je le conçois aisément. Cette question représente un sujet, mais ne constitue pas le premier souci de l'économiste que je suis.
La septième question était ainsi rédigée : « Faut-il faire évoluer notre modèle de prestations familiales ? Qu'en est-il selon vous plus particulièrement pour les allocations familiales ? Quelles pistes de réforme sont actuellement envisageables en la matière ? »
Je considère qu'il faut revenir au projet d'octobre 1945 : des allocations familiales universelles allouées pour chaque enfant, sans considération de son âge ou de son rang. Alors que les familles avec un seul enfant à charge sont 43 %, il est aberrant qu'elles ne soient aidées que si elles perçoivent des minima sociaux ou si leurs revenus sont élevés et soumis à l'impôt. L'exception française d'absence d'allocation familiale pour le premier enfant doit disparaître.
La prime au troisième enfant, avec le complément familial, et la part entière de quotient familial sont également d'un autre âge. Alors que la conscience de la finitude de la planète se propage, l'État n'a pas à subventionner les familles nombreuses, qui demeurent un choix légitime, mais intime. La quasi-totalité des familles nombreuses commence d'ailleurs avec un, puis deux enfants à charge, et termine de même. Sur le cycle de vie complet, la diminution de la prime au troisième enfant serait en grande partie compensée par son augmentation pour le premier et le deuxième enfant.
La modulation de la prestation en fonction du revenu compense, grosso modo, le bénéfice fiscal dont bénéficient les familles aisées grâce au quotient familial. Il faudra un jour avoir le courage politique de tirer un trait sur ces deux anomalies, et adopter un forfait unique par enfant.
L'ordre de grandeur actuel est de 200 euros par mois pour chaque enfant jusqu'à l'anniversaire de ses 14 ans, puis de 250 euros à partir de 14 ans.
La huitième question demandait si le coût économique de la politique familiale était aujourd'hui justifié compte tenu de ses objectifs, et si la politique familiale était efficace.
Pour y répondre, il conviendrait tout d'abord de s'accorder sur les critères d'efficacité : s'agit-il du taux de natalité ? À ce titre, l'Allemagne dépense plus que nous pour ses enfants, avec la natalité que nous lui connaissons. Si le taux de natalité constitue le critère, on peut considérer que la politique familiale française est efficace. Si la politique familiale constitue une aide aux parents destinée à les aider à élever correctement leurs enfants afin d'en faire des citoyens actifs et responsables, la réponse est moins évidente.
Dans le beau film de Fabien Marsaud La vie scolaire, on voit des parents responsables et des éducateurs dévoués face aux difficultés sociales des quartiers du « 9-3 ». La tonalité du film est positive, mais celui-ci montre aussi des échecs douloureux. Je trouve que c'est une belle image : voir l'État aider les parents à faire leur travail me semble être un choix gagnant.
Pour ma part, je formulerais ainsi l'objectif principal de la politique familiale : accompagner l'acquisition de l'autonomie des jeunes entre 16 et 25 ans ; faire d'eux des adultes autonomes et responsables. Si tel est notre objectif, la politique familiale actuelle manque de cohérence.
J'ai dressé une liste de dix-sept dispositifs applicables aux jeunes de 16 à 25 ans ; ils dépendent de l'âge et de la condition des intéressés. Ils consistent en allocation de rentrée scolaire, allocation familiale, allocation forfaitaire, allocation de logement, RSA, quotient familial et bourses diverses et variées. Ces dix-sept mécanismes produisent-ils in fine des jeunes autonomes ? Sans doute, mais il serait possible de procéder de manière beaucoup plus explicite.
J'estime que le soutien de l'État aux jeunes de 16 à 25 ans pourrait être entièrement repensé, dans cette seule perspective d'atteindre une autonomie d'adulte responsable. Je remplacerais volontiers les dix-sept dispositifs par un socle forfaitaire de 250 euros par mois versés au jeune, sauf décision contraire des parents jusqu'à l'âge de 18 ans ou du jeune ensuite.
Des compléments indépendants d'autonomisation cumulatifs pourraient venir ensuite ; ils seraient accordés en fonction des ressources du jeune et de ses parents. Une aide au logement autonome serait attribuée afin d'inciter le jeune à sortir de sa famille et à s'installer dans la vie. Un complément financier serait versé en cas de défaillance parentale ; ce qui malheureusement se produit parfois. Les frais de scolarité feraient l'objet d'une prise en charge totale ou partielle, en fonction des moyens de l'intéressé. Pour démarrer dans la vie, une incitation financière à l'activité serait attribuée, car il faut peut-être aider les jeunes de façon plus spécifique que par le SMIC, susceptible de poser des difficultés.
Ce système constituerait une simplification considérable, orientée vers un objectif clair : l'autonomie de nos jeunes adultes.
La neuvième question était la suivante : « Vous défendez l'instauration d'un revenu universel de base : comment celui-ci pourrait s'articuler avec les prestations familiales ? Sa mise en place conduirait-elle à bouleverser la politique familiale française actuelle ? »
Pour répondre, je ferai référence au rapport fait par le député Christophe Sirugue, remis au Premier ministre en avril 2016, intitulé « Repenser les minima sociaux : vers une couverture socle commune », qui a été remarquablement bien accueilli, rencontrant de la part de la gauche comme de la droite un accord quasi unanime sur la pertinence de ses propositions.
Le scénario n° 3 de ce travail proposait la fusion des minima sociaux en une couverture socle commune pouvant être accompagnée de deux compléments. Ce socle ne prévoyait ni forfait logement ni prise en compte des prestations familiales dans la base ressource afin d'éviter les objectifs multiples. Il est en effet indispensable de dissocier totalement la politique familiale de la politique sociale, car leur conjonction est source de beaucoup de difficultés.
Le fait que les mêmes administrations, CAF et MSA, soient chargées de ces dimensions n'est pas gênant ; le problème procède plutôt des interférences entre les dispositifs qui créent une difficulté inextricable ainsi que les situations kafkaïennes du non-recours. Le consentement à l'impôt et aux prestations sociales est également fragilisé par cette complexité, car chacun est susceptible d'être défavorisé par ces systèmes incompréhensibles.
Le concept de revenu universel, dont je fais la pédagogie par ailleurs, suit la même démarche intellectuelle que l'allocation familiale unique. Mais concrètement, si l'allocation familiale unique est une prestation familiale pouvant être administrée par les CAF et la MSA, le revenu universel constitue avant tout une réforme de l'impôt sur le revenu ayant plutôt vocation à être administrée par le fisc.
Lundi dernier, nous avons organisé au Sénat un colloque consacré à ce sujet, en commençant par approfondir pendant deux heures la réforme de la politique familiale. Le revenu universel est un projet relativement indépendant, mais complémentaire. Si vous souhaitez en approcher la réalisation concrète, je vous invite à tester ces deux réformes grâce au simulateur disponible à l'adresse internet suivante : https://lemodele.fr/.