C'est en tant que juriste spécialiste du droit de la filiation que je m'exprime ce jour devant vous.
Concernant l'établissement de la filiation au sein des couples de femmes ayant recours à une AMP, je souhaite tout d'abord préciser ce dont il est question lorsque l'on parle de filiation. Chacun se fait une représentation de ce qu'est la filiation. Or pour le juriste, cette notion possède un sens bien précis. Elle désigne un lien de droit. La filiation désigne en effet le lien de nature juridique qui unit un enfant à ses parents. Ce lien de droit n'existe qu'à condition d'avoir été établi. Il faut que le droit passe pour qu'un lien de filiation soit établi entre un enfant et ceux qui sont reconnus comme ses parents.
Cela se fait au moyen de différents modes d'établissement de la filiation. Il s'agit de mécanismes techniques qui permettent de rattacher juridiquement un enfant à ceux qui sont responsables de sa venue au monde.
Initialement l'article 4 du projet de loi bioéthique prévoyait la création d'un nouveau mode d'établissement de la filiation appelé « déclaration commune anticipée de volonté » qui aurait été inséré dans un titre VII bis du Code civil réservé aux enfants nés d'une AMP effectuée au sein d'un couple de femmes.
À la suite des auditions réalisées par la commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi relatif à la bioéthique, le gouvernement et la rapporteure ont déposé un amendement adopté par la commission qui prévoit de réintégrer la filiation des enfants nés d'une AMP au sein d'un couple de femmes dans le titre VII du Livre premier du Code civil.
Cette évolution me semble positive puisqu'elle va dans le sens d'une égalité de traitement de tous les enfants nés d'une AMP avec don de gamètes. Toutefois, d'un point de vue juridique la proposition formulée n'est pas satisfaisante. Car il est toujours prévu d'instaurer un régime juridique dérogatoire applicable aux seuls couples de femmes. On entre dans le Code civil, on recourt à la reconnaissance, mais il s'agit d'une reconnaissance propre aux enfants nés d'un couple de femmes.
Si le projet était adopté en l'état, les femmes bénéficiant d'une AMP avec don de gamètes devraient procéder à une reconnaissance conjointe anticipée de l'enfant devant le notaire chargé de recueillir le consentement à l'AMP. Une fois l'enfant venu au monde, c'est cette reconnaissance conjointe anticipée qui établirait sa filiation de manière indivisible à l'égard de ses deux mères.
Bien que nous soyons revenus dans le titre VII du Code civil et que nous ayons recours à cette institution bien connue qu'est la reconnaissance, il s'agit en réalité d'un copier-coller du régime juridique prévu pour la déclaration commune anticipée de volonté. Le nom est différent, mais le régime juridique reste le même : un régime juridique propre aux enfants nés au sein d'un couple de femmes.
L'amendement voté en commission, tout comme le projet de loi, procède ainsi à une double différence de traitement. Si la femme qui porte l'enfant et qui accouche est en couple avec un homme ou célibataire, sa filiation s'établira par la mention de son nom dans l'acte de naissance de l'enfant, selon l'article 311-25 du Code civil. En revanche, en l'état actuel du projet, si elle est en couple avec une femme, la filiation s'établira par l'effet de la reconnaissance conjointe anticipée. Il y a là une première différence de traitement.
S'agissant de la femme qui n'accouche pas, une seconde différence de traitement se présente par rapport à l'homme qui consent à une AMP avec don de gamètes. Alors que ce dernier peut bénéficier de la présomption de paternité s'il est marié ou procéder à une reconnaissance avant ou après la naissance de l'enfant, la femme qui consentirait à l'insémination de sa compagne devrait nécessairement faire établir sa filiation par la reconnaissance conjointe anticipée.
Or cette double différence de traitement n'est pas justifiée par une différence de situation. Le lien qui unit une femme à l'enfant qu'elle porte et dont elle accouche est indifférent de sa situation conjugale. Dans tous les cas, la gestation et l'accouchement exigent que sa filiation soit établie par la mention de son nom dans l'acte de naissance.
Si l'on se place ensuite du point de vue de la femme qui ne porte pas l'enfant, celle-ci se trouve dans une situation identique à l'homme qui consent à une AMP avec don de gamètes. Ils ont l'un et l'autre consenti à l'insémination de leur compagne avec le sperme d'un tiers donneur.
Il a donc bien là une différence de traitement qui n'est pas justifiée par une différence de situation. Juridiquement, nous pouvons y voir une discrimination.
Pour y remédier tout en sécurisant la filiation des enfants nés au sein d'un couple de femmes et en préservant le droit actuellement applicable au sein des couples composés d'un homme et d'une femme, il suffirait d'étendre le régime juridique applicable à la filiation des enfants nés au sein de ces derniers. Ce régime juridique, hérité de l'article 311-20 du Code civil, serait parfaitement cohérent au sein des couples de femmes puisqu'il fonde la filiation des enfants nés d'une AMP sur le consentement exprimé par leurs parents devant notaire.
Aujourd'hui, au sein d'un couple composé d'un homme et d'une femme bénéficiant d'une AMP, la filiation de l'enfant repose en effet sur le consentement exprimé par les parents devant le notaire. Deux mesures prévues à l'article 311-20 du Code civil permettent de s'en convaincre. Si l'homme qui a consenti l'AMP ne reconnaît pas l'enfant, il est possible d'agir en justice et de forcer l'établissement de la filiation en prouvant son consentement. La filiation peut donc être établie de manière forcée sur la preuve du consentement. Réciproquement, il est possible de contester la filiation de l'enfant né d'une AMP avec don de gamètes en prouvant soit que l'enfant n'est pas né de l'AMP, mais procréé charnellement, soit que le consentement qui avait été exprimé dans un premier temps a été privé d'effet par la rétractation ou par sa caducité.
Nous disposons donc aujourd'hui d'un régime qui fonde la filiation sur le consentement des parents à l'AMP. Puisqu'il est envisagé de permettre demain à deux femmes de consentir à une AMP, il serait parfaitement cohérent d'étendre l'article 311-20 du Code civil aux couples de femmes. Cela aboutirait à l'établissement de la filiation à l'égard de celle qui accouche par la mention de son nom dans l'acte de naissance et l'établissement de la filiation à l'égard de sa conjointe par une reconnaissance identique à celle qui peut aujourd'hui être faite par l'homme qui consent à une AMP.
Cet alignement du régime de l'article 311-20 impliquerait de renoncer au caractère conjoint et anticipé du mode d'établissement de la filiation prévu dans le projet de loi. Toutefois, cela ne poserait pas de difficulté.
Le caractère conjoint a été proposé dans le projet de loi afin d'éviter toute hiérarchie entre les deux femmes qui consentent à l'AMP. Les représentants du monde associatif ont critiqué le fait qu'actuellement, lorsque deux femmes ont recours à une AMP à l'étranger, une hiérarchie s'observe entre elles. En effet, la filiation s'établit à l'égard de celle qui porte l'enfant par la mention de son nom dans l'acte de naissance, et s'établit ensuite à l'égard de sa compagne par la voie de l'adoption. Outre le fait que l'adoption ne peut être sollicitée qu'au sein des couples de femmes mariées, la femme qui a accouché a la possibilité de s'opposer à l'adoption de l'enfant par sa compagne, ce qui pose un certain nombre de difficultés notamment en cas de séparation du couple une fois l'enfant venu au monde.
C'est donc la volonté d'effacer cette hiérarchie qui a conduit le gouvernement à proposer un mode d'établissement conjoint.
Néanmoins, si nous avions recours à l'article 311-20 et si nous étendions le droit actuellement applicable au sein des couples hétérosexuels, cela n'impliquerait aucune hiérarchie entre les deux femmes, puisque nous ne passerions plus par l'adoption mais directement par le titre VII du Code civil.
Aujourd'hui, lorsqu'un couple composé d'un homme et d'une femme recourt à une AMP, la filiation s'établit différemment à l'égard de l'homme et à l'égard de la femme. Pour autant, personne ne songe à y voir une quelconque hiérarchie entre le père et la mère. Cette différence du mode d'établissement de la filiation n'est que la conséquence du fait que l'un des membres du couple a accouché et l'autre non. Mais une fois la filiation établie, aucune différence ne se manifeste quant à ses effets. La femme qui accouche n'a aucun pouvoir de s'opposer à l'établissement de la filiation à l'égard de son compagnon. Il en irait de même demain pour les couples de femmes.
Le caractère anticipé de la reconnaissance s'expliquait quant à lui par le souhait de prévenir des situations qui se rencontrent en réalité très rarement en pratique et qui peuvent en outre déjà être réglées par l'application du droit positif.
La volonté était d'éviter que la femme qui consent à l'AMP mais ne porte pas l'enfant s'abstienne de faire établir sa filiation. Cependant, actuellement lorsque l'homme qui a consenti à une AMP s'abstient de faire établir sa filiation, la mère de l'enfant peut agir en justice pour forcer l'établissement de cette filiation en prouvant le consentement exprimé par cet homme. Il pourrait en aller de même demain au sein des couples de femmes. Il suffirait à la femme ayant porté l'enfant d'aller voir le juge, de lui remettre le consentement exprimé par sa compagne pour que la filiation soit judiciairement établie.
Le deuxième intérêt invoqué au soutien du caractère anticipé était d'éviter l'établissement de la filiation à l'égard d'un tiers mal intentionné qui chercherait à reconnaître l'enfant né d'une AMP à la demande d'un couple de femmes. Mais cette situation est très hypothétique. Nous ne disposons d'aucun cas de jurisprudence correspondant. Et même si cette situation se présentait, elle pourrait être réglée par l'application du droit positif.
Si un tiers venait reconnaître l'enfant né d'une AMP réalisé au sein d'un couple de femmes, la mère ou sa compagne pourrait intenter une action en contestation de la filiation. En ce cas, de deux choses l'une : soit l'enfant a bien été procréé par ce tiers qui a eu une relation sexuelle avec la mère, dans ce cas il est logique que la filiation soit établie à son égard, soit ce n'est pas le cas, alors la filiation est détruite et permet à la deuxième mère de reconnaître l'enfant.
Le droit applicable actuellement permet donc de répondre à ces situations.
L'extension de l'article 311-20 m'apparaît comme la meilleure des solutions. D'un point de vue textuel, contrairement à ce qui a été affirmé par le Conseil d'État dans son avis du 24 juillet 2019, les modifications seraient minimes. Cela impliquerait de modifier deux alinéas de l'article 311-20 pour qu'il ne soit plus réservé aux couples composés d'un homme et d'une femme mais étendu aux couples de femmes et aux femmes non mariées. Cela ne changerait rien à la situation des couples hétérosexuels qui pourraient continuer à faire établir leur filiation comme ils le font à présent. Cela n'introduirait aucune hiérarchie entre les deux mères, pas plus qu'il n'y a de hiérarchie entre la mère et le père actuellement. Cela permettrait de sécuriser la filiation des enfants nés au sein de couples de femmes. Aucun couple hétérosexuel ne se plaint en effet d'une insécurité tenant au régime juridique qui lui est applicable. Cette sécurité serait donc la même au sein des couples de femmes. Et cela permettrait enfin de régler la situation des enfants nés d'une AMP à l'étranger avant l'entrée en vigueur de la loi. En effet, en l'état actuel du projet, dans la mesure où la filiation serait attachée au consentement à l'AMP, toutes les femmes ayant consenti à l'AMP hors du cadre nouveau qui est prévu ne pourraient pas faire établir leur filiation selon les nouvelles modalités.