Intervention de Victor Deschamps

Réunion du mercredi 2 octobre 2019 à 15h15
Mission d'information sur l'adaptation de la politique familiale française aux défis du xxie siècle

Victor Deschamps, maître de conférences à l'Université Paris 2 Panthéon-Assas, membre du laboratoire de sociologie juridique :

La sécurité tient davantage au caractère anticipé qu'au caractère conjoint de la reconnaissance souhaitée. Le caractère conjoint avait pour but, nous l'avons vu plus haut, d'éviter l'instauration d'une hiérarchie entre les deux membres d'un couple de femmes, situation qui n'aurait pas lieu d'être en réalité.

En quoi le caractère anticipé du mode d'établissement de la filiation serait-il davantage sécurisé ? Si une reconnaissance est effectuée ab initio, dans l'hypothèse où le second parent refuserait de faire établir sa filiation à la naissance de l'enfant, il suffirait de remettre la reconnaissance faite ab initio à l'officier d'état civil. Il ne serait pas nécessaire d'intenter une action judiciaire en établissement de la filiation. Il s'agirait en réalité davantage d'un gain de simplicité que d'un gain de sécurité. Mais alors, pourquoi prévoir cette simplicité uniquement pour les couples de femmes et non pour les couples formés d'un homme ou d'une femme ? Pourquoi ne permettrait-on pas à la mère au sein d'un couple hétérosexuel, en cas de dérobade du conjoint, de disposer elle aussi d'une reconnaissance anticipée pour lui éviter d'avoir à intenter une action judiciaire ?

Par ailleurs, les modalités concrètes prévues par le projet de loi s'avèrent plus limitées qu'il n'y paraît. En effet, le projet tel qu'il est aujourd'hui rédigé prévoit que la mère devrait saisir le procureur de la République qui serait chargé de transmettre la reconnaissance anticipée à l'officier d'état civil. Nous quittons donc une action judiciaire en établissement de la filiation pour une saisine du procureur qui serait chargé de faire le lien avec l'officier d'état civil.

Par conséquent, si la simplification est réelle, nous ne voyons pas pourquoi elle serait réservée aux couples de femmes. Et si nous voulions réellement simplifier les choses, je pense que nous pourrions nous dispenser de passer par le procureur de la République.

Par ailleurs, si l'idée est d'éviter qu'un tiers puisse reconnaître l'enfant, il me semble que l'on veut répondre ainsi à des situations qui se présentent relativement rarement en pratique. Il ne m'a pas semblé entendre les nombreuses associations de défense des droits des couples de femmes s'inquiéter de voir leur voisin ou leur facteur reconnaître leur enfant pour leur nuire. Une telle situation paraît très improbable. Et quand bien même elle se présenterait, le droit existant permettrait d'y répondre par le biais d'une action en contestation suivie d'une reconnaissance.

Il est vrai que s'il existait une reconnaissance anticipée, par le principe de priorité chronologique cette reconnaissance effectuée avant même la conception de l'enfant primerait tout établissement ultérieur. Nous pourrions y voir un avantage sécuritaire.

Mais là encore les modalités du projet viennent en quelque sorte neutraliser cet avantage. L'article 342-13 du projet issu de l'amendement n° 2066 prévoit en effet que, lorsque la filiation a déjà été établie à l'égard d'un tiers par reconnaissance, présomption de paternité, ou adoption, il faut contester cette filiation avant de transmettre la reconnaissance conjointe anticipée. En tant que juriste, je suis forcé de m'interroger. Soit la reconnaissance anticipée permet d'éviter qu'un tiers fasse établir sa filiation, et dans ce cas-là la question ne se pose pas, soit elle ne le permet pas et en ce cas le caractère anticipé ne présente aucun intérêt. Il me semble que nous avons là si ce n'est une contradiction du moins un problème d'articulation entre ces deux dispositions. Soit le caractère anticipé fait obstacle à l'établissement de la filiation par un tiers, dans ce cas il n'est pas nécessaire de prévoir quoi faire lorsqu'un autre lien est établi puisque cela serait impossible, soit il ne le permet pas et en ce cas il faut s'interroger sur le véritable intérêt de ce dispositif.

S'agissant du projet parental, sa réintroduction constitue un retour vers la rédaction du Code de la santé publique telle qu'elle était issue des lois de bioéthique de 1994. Il me semble en effet que dans sa version originelle le texte prévoyait que l'AMP visait à répondre à la demande parentale d'un couple – mention qui avait été supprimée par la suite.

Un tel retour n'est pas illogique. En effet, cette mention avait été supprimée pour insister sur le fait que l'AMP visait à répondre à une infertilité de nature pathologique ou à un risque de transmission d'une maladie à l'enfant. Nous voulions alors insister sur cette indication pathologique plutôt que sur la demande parentale, quand bien même cette demande parentale serait préalable à la demande d'AMP.

Or puisque l'exigence d'une infertilité pathologique est supprimée pour pouvoir ouvrir l'AMP aux couples de femmes et aux femmes célibataires, nous pouvons considérer qu'il est cohérent d'insister sur le projet parental.

Toutefois, supprimer la condition d'infertilité pathologique pour permettre aux couples de femmes et aux femmes célibataires d'avoir accès à l'AMP implique aussi de la supprimer pour les couples de personnes de sexe différent. Cela signifie qu'un couple composé d'un homme et d'une femme ne souffrant pas d'une infertilité pathologique pourra recourir à une AMP.

La question de savoir pourquoi un couple pouvant procréer charnellement agirait ainsi a été posée à Mme la ministre de la Santé. Il est vrai que cette question peut se poser. La première hypothèse à laquelle nous pouvons penser est celle d'un diagnostic préimplantatoire. Ce diagnostic est très rigoureusement encadré aujourd'hui et le restera dans le cadre du projet de loi bioéthique tel qu'il est actuellement rédigé. Néanmoins si les conditions de ce diagnostic sont assouplies un jour, il pourrait y avoir à cet endroit une raison de recourir à l'AMP.

Par ailleurs, un autre point assez peu évoqué peut rendre également intéressant le recours à l'AMP pour un couple hétérosexuel fertile. Il faut pour cela mettre en lien les évolutions tenant la disparition de l'exigence de stérilité avec la possibilité d'une autoconservation des gamètes. Cette combinaison de la possibilité d'une autoconservation du sperme et du recours à l'AMP en l'absence d'infertilité pathologique renouvellera profondément à mon sens la question de la contraception. En effet, il sera possible pour un homme de faire congeler son sperme et de subir ensuite une vasectomie, avec la possibilité pour lui le jour où il voudra avoir un enfant de recourir aux paillettes congelées pour bénéficier d'une insémination de sa femme ou de sa compagne. C'est l'une des raisons pour lesquelles un couple hétérosexuel ne souffrant pas d'une infertilité pathologique pourrait vouloir recourir à l'AMP.

Quant à la présomption de paternité, elle avait historiquement une fonction probatoire, mais aussi vocation à préserver l'unité de la famille légitime. Le mari voyait sa filiation établie par la présomption de paternité et la filiation légitime établie par cette présomption était quasi incontestable. Le désaveu de paternité était un monopole du mari qui ne pouvait être exercé que de manière restrictive.

Progressivement, au fur et à mesure des réformes, la présomption de paternité est devenue une véritable règle de preuve. D'abord sous l'influence de la jurisprudence, par des arrêts marquants qui ont permis de contester la filiation établie par présomption de paternité n'apportant la preuve biologique contraire en cas de procréation charnelle, puis par la réforme de 2005 qui a souligné que la filiation pouvait être contestée, quel que soit son mode d'établissement. Aujourd'hui, la présomption de paternité est donc devenue une règle de preuve.

Néanmoins cette règle de preuve est limitée au mariage. Traditionnellement, on justifiait la réservation de la présomption de paternité au mariage par l'obligation de fidélité qui existe entre les époux. Dans ce cadre, la femme ne pouvant avoir de relations sexuelles avec un autre homme que son mari, il y a tout lieu de penser que si elle est enceinte c'est que l'enfant est issu d'une relation sexuelle avec celui-ci.

Cependant nous ne pouvons plus désormais rattacher la présomption de paternité à l'obligation de fidélité, car, selon l'article 312 du Code civil, est couvert par la présomption de paternité l'enfant conçu ou né pendant le mariage. Or l'enfant qui est simplement né pendant le mariage a été conçu avant, à une époque où l'obligation de fidélité ne s'appliquait pas. Nous ne pouvons donc plus fonder de manière générale la présomption de paternité sur l'obligation de fidélité puisque sont couverts des enfants conçus à une époque où les deux parents n'étaient pas tenus par cette obligation.

La présomption de paternité constitue en réalité un héritage d'une tradition juridique, une facilité dans les modes d'établissement de la filiation dont bénéficient les couples mariés, mais cette institution repose sur la situation de fait suivante : lorsqu'un enfant naît au sein d'un couple marié, il a été conçu le plus souvent soit par les futurs mariés soit par les époux. Mais la présomption de paternité ne reposant plus sur l'obligation de fidélité, il est envisagé en doctrine de l'étendre au-delà du mariage, ce qui poserait de redoutables problèmes de preuve. Le concubinage étant une union de fait non constatée juridiquement, cela poserait en effet de nombreuses difficultés.

Il conviendrait plutôt de se demander si cet héritage du passé a encore un sens actuellement. Je pense qu'il faudra, dans le cadre d'une prochaine réforme de la filiation, réfléchir à la pertinence du maintien de la présomption de paternité. Cela chagrinerait probablement les juristes, car tout le monde est attaché à cette notion. De plus, elle avait historiquement un rôle beaucoup plus important que celui qu'elle occupe aujourd'hui. Le doyen Carbonnier affirmait ainsi que la présomption de paternité était le cœur du mariage, ce qui était vrai à l'époque où il s'exprimait.

Actuellement, il est compliqué d'affirmer à un couple de femmes mariées que la présomption de paternité est le cœur de leur mariage. Le droit a évolué, la société aussi. La question du maintien de la présomption de paternité se posera donc. Cela compliquera-t-il les choses ? En pratique, dans la mesure où un homme marié a déjà la possibilité de reconnaître son enfant et où le plus souvent c'est le père qui déclare la naissance à l'officier d'état civil, nous pourrions envisager que l'homme, marié ou non, qui déclare la naissance procède simultanément à une reconnaissance de l'enfant.

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