En tant que juriste spécialisée en droit des personnes et de la famille, je suis conviée à prendre part aux débats. Je suis ravie de pouvoir aborder ces questions sous l'angle du droit civil. Dans votre commission, il est question de politique familiale. Ce type de questions existe parce que le droit civil a permis et accompagne la création de la famille et de l'institution familiale. Tous ces mots sont extrêmement importants.
Comme vous allez entendre des personnes venant d'horizons très divers et de disciplines très différentes, je vous précise que le mot « famille » n'a pas le même sens pour nous tous et que nous ne créons pas la famille de la même manière.
Vous m'avez demandé de réfléchir aux grandes évolutions qui ont marqué la structure familiale, je ne surprendrai personne en disant que la famille a changé. Sans avoir besoin de faire des études, il suffit de questionner les parents et les grands-parents pour mesurer ces mutations, ces transformations, et même ces bouleversements. Sans doute n'est-ce pas fini, car la famille bouge constamment autour de ces questions sociétales.
Pour comprendre où nous sommes, il est important de lister les avancées en matière familiale et de rappeler d'où nous sommes partis. Nous sommes partis de la famille traditionnelle, de la famille patriarcale, de la famille ancestrale. Les juristes se souviennent du Code civil de 1804, c'est notre repère. Cela étant, je ne vais pas remonter aussi loin, puisque ce sont les années d'après-guerre qui vous intéressent.
Parler de la famille signifie parler des parents, mais pas seulement : il y a aussi les alliés. La famille est verticale pour les parents et horizontale pour les alliés. Vous avez ensuite la famille au sens large et la famille nucléaire, qui aujourd'hui nous intéresse peut-être davantage. La famille souche est une autre façon d'aborder ces questions. Ces familles ou ces approches de la famille ont été complètement revues, reprises, affectées au fil des années par les grands principes républicains : liberté, égalité, fraternité.
Au départ, comme le précise le Code civil de 1804, la famille repose uniquement sur le mariage, puisque l'on constitue une famille uniquement en se mariant. Cela va rester très longtemps ainsi. De plus, autre donnée très importante, c'est un mariage pour toute la vie.
Un premier vent de liberté souffle avec les unions libres et une évolution autour de ce que l'on appelle d'abord le « concubinat », puis le « concubinage ». Pour ces couples de concubins, l'arrivée d'enfants hors mariage amène des évolutions conséquentes. Ces enfants sont longtemps appelés « enfants naturels », par opposition aux enfants légitimes. Ce n'est pas une loi et il n'y a pas de date ; il s'agit d'une évolution sensible.
Dès lors, la filiation devient le deuxième acte fondateur de la famille. Il y a une filiation autour de l'enfant, une filiation entre l'enfant et ses parents. Cependant, en droit, les parents concubins ou non mariés ne sont pas membres d'une même famille, mais ils sont membres de la famille de leurs enfants. Nous résumons cela en disant : « L'enfant fait la famille », tout comme le mariage. Nous pouvons avoir beaucoup d'enfants sans être mariés. Aujourd'hui, il s'agit donc d'une des pistes pour créer une famille, mais cela ne sera pas exactement la même famille que celle du mariage.
Les années 1960/1970 connaissent ensuite un bouleversement dans le droit de la famille. En effet, de nombreuses lois donnent une nouvelle tonalité à la famille, notamment celles du doyen Carbonnier. Bien évidemment, les événements de mai 1968 se traduisent aussi dans des lois emblématiques relatives à la famille.
Dans un premier temps, cette famille traditionnelle évolue du côté du couple avec l'émancipation des femmes. Nous commençons à parler du travail des femmes hors du foyer et hors de l'exploitation familiale. Cette lente émancipation se fait en plusieurs étapes. Le 18 février 1938 est une date très importante, puisque jusqu'alors, une femme mariée est une incapable juridique. Nous pourrions penser que désormais la femme est actrice du droit, mais cela n'est pas le cas et le changement prend encore de nombreuses années. Le droit de vote pour les femmes en 1944 est également un moment très important.
Pour la juriste que je suis, la date charnière est le 13 juillet 1965 avec la loi sur les régimes matrimoniaux qui met fin à la puissance maritale. Au sens des droits de la femme, cette loi n'est pas parfaite et il faudra attendre encore 20 ans, en 1985, pour corriger cela, mais il s'agit évidemment d'une première étape. C'est aussi l'époque du mouvement de libération des femmes (MLF).
Les revendications ébranlent les dogmes et changent la donne autour de ces questions. La liberté vient s'insérer dans les relations de couple. Tout d'abord, les mariages arrangés disparaissent. Il s'agit d'un élément essentiel pour la libération de la femme. Nous avons alors le droit de ne plus être d'accord avec nos parents, mais nous mettrons très longtemps à évacuer toutes les notions de violence, de respect que nous devions aux parents, qui pouvaient imposer un certain nombre de choses. Nous connaissons surtout le cas des filles qui étaient obligées de se marier, mais les jeunes gens étaient également soumis à ces pressions.
Cette liberté dans le couple amène aussi les lois sur le divorce. À une époque, nous n'avions pas le droit de divorcer, puis nous pouvions divorcer uniquement pour faute, et arrivera la grande réforme de 1975 rendant possible la désunion et plusieurs formes de divorce, y compris pour des familles avec enfants. Une femme ou un homme divorcé n'est plus stigmatisé. Les choses évoluent, mais il faut toujours un peu de temps.
Ensuite arrivent les familles recomposées, puisque souvent lorsque l'on divorce, c'est que l'on a des amours ailleurs. C'est un nouveau type de famille qui est très important pour nos réflexions : quels sont leurs droits ? Comment allons-nous évoluer autour de ces questions ?
Sur le divorce, nous n'avons pas fini, puisque nous attendons encore les décrets qui devraient entrer en vigueur en janvier. Nous allons de nouveau vers des changements importants, comme le fait de reprendre sa liberté au bout d'un an. Nous étions à six ans en 1975, puis à deux ans en 2004, et maintenant à un an. Être libre en matière de couple, c'est avoir le droit de vivre en concubinage, le droit de contracter un pacte civil de solidarité (PACS) et cela est évidemment très important. Nous n'en parlons pas beaucoup, mais il y a de nombreuses ruptures dans les couples non mariés. En s'affranchissant du mariage, les relations ne sont pas plus stables. Cela étant, nous n'avons pas de chiffres pour le concubinage et peu pour le PACS.
Le concubinage a complètement changé. Lorsque j'ai commencé mes études, j'ai eu la chance d'assister à une conférence d'Évelyne Sullerot qui parlait du concubinage comme étant « la cohabitation juvénile » ou « le mariage à l'essai », parce que nous pensions que l'arrivée des enfants entraînerait le mariage. À l'époque, il n'était pas pensable d'élever des enfants sans être mariés.
La liberté ne serait pas ce qu'elle a été sans la loi Neuwirth avec la pilule, la loi Veil avec l'interruption volontaire de grossesse (IVG), le droit de faire des enfants quand et comme nous le souhaitons. Aujourd'hui, c'est ce droit qui donne sans doute les revendications entendues dans la future loi bioéthique. Effectivement, nous déclinons la volonté : « Je veux ou je ne veux pas. Maintenant, immédiatement, il faut satisfaire mes désirs ». Je ne suis pas sûre que nous souhaitions cela lorsque nous avons introduit la contraception et l'IVG. En effet, la liberté entraîne de l'individualisme et personnellement, cela m'inquiète.
Dans un couple, nous gardons une liberté pour chacun des membres du couple. D'ailleurs, il y a bien longtemps que nous n'avons plus utilisé l'expression « le joug conjugal », devenue démodée. Pour autant, ne devons-nous pas avoir une cohésion de couple ? Le droit à l'épanouissement, le droit au bonheur sont des choses dont nous parlons beaucoup. Cela fait quarante ans que je suis mariée, ce n'est sûrement pas par hasard que je crois beaucoup à des valeurs partagées au sein du couple et pas à de l'individualisme pur.
Ces valeurs partagées se traduisent par une contractualisation dans le droit de la famille. Il y a des individus et il y a la volonté, mais parfois les volontés se rencontrent. Les volontés des époux, concubins ou conjoints font que l'on se met d'accord autour de pactes. Cela est très important, puisque si nous en avons discuté, nous allons accepter les choses. La médiation familiale est un élément intéressant.
Sur le droit à l'épanouissement personnel, bien évidemment, nous souhaitons le bonheur à tout le monde, mais il ne faut pas continuellement faire reculer l'ordre public. Il existe quand même des normes et des limites qui doivent être maintenues.
Après la liberté, la notion d'égalité est très forte. L'égalité est le fait de reconnaître la même place aux deux époux, concubins, etc. À partir du moment où nous avons la même place, nous pouvons combattre le viol conjugal ou les violences conjugales par exemple. Nous n'avons plus le droit de faire ce que nous voulons, puisque nous sommes maintenant à égalité. D'ailleurs, les violences conjugales faites par les femmes sur les hommes sont tout aussi critiquables.
Par ailleurs, à partir du moment où il y a l'égalité, il faut protéger et avoir une protection patrimoniale. Ce n'est pas par hasard qu'en 2001, le conjoint a la possibilité de devenir un héritier. Il s'agit d'une évolution très importante. Avant, les biens restaient dans la famille, mais dans la famille verticale et non dans la famille horizontale. Aujourd'hui, la famille horizontale, qui correspond au lit conjugal, a des droits. Par exemple, sur la vocation successorale, le conjoint est en concurrence avec les enfants du couple : un quart pour le conjoint et trois quarts pour les enfants. Cette égalité au sein des couples n'est arrivée qu'en 1994, lorsque nous avons commencé à dire : « Le couple marié et le couple non marié doivent avoir les mêmes droits ».
Parler du couple et des époux change aussi le regard que nous portons sur ces personnes. Dans la famille, il y a bien sûr des parents, père et mère, qui ont des droits et une égalité de droits, et puis il y a la situation réservée aux enfants. S'ajoute aux notions de liberté et d'égalité celle de fraternité, puisqu'en 1996, une loi précise que les enfants ont le droit de garder les relations avec leurs frères et sœurs, dans la mesure du possible.
La liberté est la liberté de devenir parents. Nous sommes en plein dans l'actualité de la loi PMA, mais la liberté d'établir une filiation est arrivée petit à petit. Il faut savoir qu'autrefois pour un enfant adultérin, il n'était pas possible de faire une action en justice pour établir la filiation. Nous revenons de très loin. Aujourd'hui, nous pouvons faire une action en recherche de paternité ou de maternité, ainsi qu'établir des filiations ou contester des filiations. La réforme et la modernisation de la filiation datent de 2005 et de 2009.
Par ailleurs, vous avez aussi la possibilité de faire des enfants sans être mariés, il s'agit de la « famille naturelle ». Ce terme n'est plus utilisé depuis 2005, cela étant, nous avons longtemps opposé la famille légitime et la famille naturelle.
Faire des enfants hors mariage peut aussi se traduire par le fait de les faire tout seul : ce sont les familles monoparentales. Pour la famille monoparentale, il y a plusieurs approches : vous êtes veuf, vous êtes dans une famille monoparentale ; vous avez divorcé, vous êtes une famille monoparentale. Nous pouvons également choisir de faire un enfant tout seul comme le chante Jean-Jacques Goldman, et cela sera davantage possible avec la loi bioéthique, puisque nous n'aurons plus besoin d'un géniteur. Nous aurons uniquement besoin d'un donneur de gamètes et nous ne nous embarrasserons plus d'un père. Je suis obligée de dire que si le Code civil a ses lois, la nature a aussi les siennes et nous ne sommes plus au temps où nous parlions de parthénogenèse ou de clonage. Nous pouvons décider d'avoir un enfant seul, mais nous ne l'avons pas « fabriqué » complètement seuls – si vous me permettez l'expression.
Aujourd'hui, nous sommes à plus de 60 % d'enfants nés hors mariage. Avec cette masse d'enfants hors mariage, nous avons besoin d'un mode de filiation qui est la reconnaissance d'enfants. Dans le projet de loi, nous utilisons la reconnaissance pour créer quelque chose qui, à mon sens, n'est pas tout à fait de la reconnaissance d'enfants.
Je voudrais dire un mot sur l'égalité des parents par rapport aux enfants, sur la fin du chef de famille, la fin de la puissance paternelle. En 1970, nous ne parlons pas de « coparentalité » – cette expression va arriver en 2002 –, mais nous faisons déjà de la coparentalité, puisque désormais, les deux parents ont les mêmes droits. En 2002, l'évolution porte sur le maintien de la coparentalité même lorsque l'on se sépare.
Par ailleurs, tous les enfants sont égaux en droit comme stipulé à l'article 310 du code civil – la numérotation de l'article va changer dans le projet de loi et je n'ai pas encore intégré le nouveau numéro – qui prévoit que tous les enfants dont la filiation est établie ont les mêmes droits. Nous y sommes arrivés. Le doyen Carbonnier doit être fier de nous, puisqu'il a voulu reconnaître des droits aux enfants naturels en disant qu'il fallait aussi reconnaître des droits aux enfants adultérins. Nous ne partions de rien pour eux et nous ne pouvions pas leur donner tout. De ce fait, nous leur avions donné la moitié de ce qu'ils auraient eu s'ils avaient été légitimes. Les enfants adultérins étaient des enfants conçus pendant que leur auteur était engagé dans les liens du mariage avec une autre personne.
Aujourd'hui, nous n'avons plus à faire toutes ces précisions de terminologie, puisque tous les enfants ont les mêmes droits. Il n'y a plus de catégories, hormis peut-être avec les enfants issus ou non de PMA. En effet, ils ne seront pas tout à fait dans le même moule et cela me dérange, car nous avions bien évolué autour de toutes ces questions. L'enfant est un sujet de droit et nous lui reconnaissons beaucoup de droits. Nous devons protéger toutes les personnes d'une famille, car elles ont toutes le même droit à être protégées, elles ont toutes droit à la parole, même l'enfant. Nous avons mis du temps pour y arriver, mais cela est précisé clairement dans la Convention internationale des droits de l'enfant, mais désormais aussi, dans le Code civil.
En matière de politique familiale, selon moi, il est également essentiel de protéger l'enfant contre les autres membres de la famille. L'État se mêle des affaires privées, puisque la famille n'est plus quelque chose de fermée que l'on peut cacher. Nous avons non seulement le droit d'aller voir ce qui se passe, mais surtout nous en avons le devoir. En effet, nous avons le devoir de lutter contre la maltraitance, de lutter contre les violences conjugales et d'aider les familles, des individus dans les familles, et de les protéger.
Dans les phénomènes emblématiques, il y a aussi la déjudiciarisation, puisque le juge se mêle moins d'un certain nombre de questions. Cela peut être inquiétant et de ce fait, l'État doit continuer à s'occuper de cela. En effet, le juge ne s'occupant plus de toutes ces questions, nous laissons peut-être beaucoup de libertés aux familles. Je sais bien que cela est dans l'air du temps, mais n'est-ce pas dangereux malgré tout, comme les familles qui peuvent faire ce qu'elles veulent pour les noms et les prénoms ? Avec la suppression de l'intervention systématique du juge dans beaucoup de situations familiales, nous avons ébranlé les choses et peut-être allons-nous avoir des regrets.
Vous me demandiez si la façon de faire famille avait changé. « Faire famille », ce n'est pas une expression de juriste. Vivre comme des membres d'une famille, oui, cela a changé, mais constituer une famille n'a pas changé, puisqu'il s'agit toujours de se marier, de faire des enfants, de reconnaître les enfants et de créer des liens.
En revanche, nous ne nous préoccupons peut-être pas assez des situations qui sont à la marge. Sur les liens affectifs, nous voudrions aller dans le sens de la parentalité d'intention, laisser les personnes s'exprimer librement, etc. Des liens du sang, nous sommes passés aux liens du cœur. Ce sont de jolies expressions, mais ce n'est pas que cela, c'est aussi la réalité. Les liens du cœur, nous pouvons les avoir par l'adoption, mais nous pouvons aussi les constater au travers de la notion de possession d'État. Tout cela est bien sûr important, mais nous continuons d'avoir des « étrangers », des personnes qui ne sont pas membres de la famille.
Par exemple, un concubin n'hérite pas de sa concubine. On peut dire qu'il s'agit d'un choix et qu'ils n'avaient qu'à se marier, néanmoins, il y a un décalage. Nous disons que nous entendons leurs revendications, mais en fait, nous ne les entendons pas. Si je prends l'exemple du concubinage, le concubin qui a fait une donation ou un legs à sa concubine pense qu'il a fait son travail, qu'il a été un bon concubin à défaut d'avoir été un bon époux, mais il y a 60 % de droits de mutation pour l'État. Cette loi ne va pas et il faut la changer. Il faut aller jusqu'au bout de cette parenté d'intention, des liens affectifs et reconnaître que si l'on aime quelqu'un, il faut aussi que l'on puisse lui transmettre son patrimoine. Il est peut-être trivial de parler de patrimoine lorsque l'on parle de la famille, mais cela en fait partie.
Par rapport aux enfants, nous avons le même problème. Dans une famille homoparentale, avant que la loi de 2013 soit mise en place, des beaux-parents, des compagnes de la mère, etc., élèvent des enfants. En cas de décès, cela pose de nombreux problèmes, y compris en matière successorale ou en matière de libéralité, parce que nous n'avons pas de liens de droit. Si vous faites un testament en faveur des enfants de votre compagne, enfants que vous avez élevés depuis leur naissance, puisque vous étiez partie en Belgique pour les faire naître, on vous apprend qu'il y a 60 % de droits de mutation. On vous dira peut-être d'attendre qu'ils soient majeurs et de faire une adoption simple, mais l'administration fiscale est un peu réticente à ce sujet.