Intervention de Jacques Bichot

Réunion du lundi 27 janvier 2020 à 17h00
Mission d'information sur l'adaptation de la politique familiale française aux défis du xxie siècle

Jacques Bichot, membre honoraire du Conseil économique, social et environnemental :

On aborde généralement la politique familiale sous l'angle social et j'aimerais, quant à moi, l'aborder sous l'angle économique. Il existe deux sortes de capital : le capital physique, qui englobe la technologie, les machines, l'ensemble de nos installations, d'une part, et le capital humain, d'autre part. Dans le rapport qu'ils ont réalisé au nom de la commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social, Joseph Stiglitz, Amartya Sen et Jean-Paul Fitoussi ont estimé à deux tiers l'importance du capital humain et à un tiers celle du capital physique. Des économistes sérieux considèrent que le capital humain représente une richesse beaucoup plus importante que l'ensemble du capital physique. Cette idée devrait être au cœur de notre réflexion sur la politique familiale, car la production de capital humain, c'est-à-dire d'enfants, concerne directement les familles : les personnes qui investissent dans le capital humain sont les personnes concernées par la politique familiale.

Si l'on adopte ce point de vue, l'idée selon laquelle la politique familiale aurait vocation à aider certains foyers, par exemple les familles nombreuses en difficulté, n'a pas beaucoup d'intérêt – même si elle est très honorable. Ce qui est intéressant, du point de vue de l'analyse économique, c'est de voir comment on peut récompenser les personnes qui jouent un rôle dans la formation et l'utilisation du capital humain. Or la politique familiale traditionnelle ignore totalement ce type d'approche : c'est une politique sociale, qui part du principe qu'il y a des gens à aider. Mon postulat, à moi, c'est qu'un investissement suppose une récompense : quand on investit, il est normal d'obtenir des dividendes.

De mon point de vue, il faut considérer les prestations familiales comme une participation à l'investissement, comme une façon de répartir le fruit de cet investissement entre tous les membres de la société. Il faut tenir compte du fait que les ménages qui investissent lourdement, c'est-à-dire les familles nombreuses, sont de plus en plus rares. Il faut également avoir à l'esprit que les gens investissent à un moment déterminé de leur existence, et généralement pour une vingtaine d'années, le temps que leurs enfants deviennent adultes. Il faut répartir le poids de l'investissement entre l'ensemble des membres de la communauté nationale, de sorte que les ménages qui n'ont pas d'enfant ou qui n'en ont qu'un puissent compter sur autre chose que la production d'enfants – pardonnez-moi cette expression horrible – pour obtenir les dividendes liés à cet investissement.

La politique familiale devrait être l'instrument clé pour mieux répartir à la fois la charge et le profit. Et le profit, ce sont essentiellement les retraites. Il existe un lien très fort entre la politique familiale et la politique des retraites, dans la mesure où il ne peut pas y avoir de retraites s'il n'y a pas d'enfants : c'est une évidence pour le système par répartition, mais c'est vrai aussi pour le système par capitalisation. Il y a une séparation nette entre l'investissement classique et l'investissement dans le capital humain, alors que les deux sont complémentaires. Ce qui est important, c'est que les personnes qui investissent dans le capital humain soient suffisamment nombreuses pour que la société puisse se reproduire et fonctionner correctement.

La démographie est une science extrêmement importante et la politique familiale a souvent été abordée sous l'angle démographique. Je songe à la célèbre formule d'Alfred Sauvy, qui disait que nous ne préparons pas nos retraites par nos cotisations, mais par nos enfants. C'est imparable : pas d'enfants, pas de retraites ! La démographie est un facteur essentiel de notre système de retraite par répartition. Je pense d'ailleurs que la France ne fait pas assez appel à la capitalisation : nous comptons trop sur la répartition, c'est-à-dire sur la production de capital humain.

Il faut regarder les choses en face : la démographie française est en train de s'aligner sur celle d'un certain nombre d'autres pays et elle n'est plus très dynamique. En 2014, on comptait 101 jeunes de moins de quinze ans pour 100 personnes de plus de soixante‑cinq ans ; aujourd'hui, le rapport est de 85 jeunes pour 100 personnes âgées. Voyez comme les choses ont évolué en l'espace de six ans : c'est impressionnant ! La situation démographique est grave et même si la politique familiale ne se résume pas à la composante nataliste, celle-ci est importante. Si, pour un couple, le fait d'avoir des enfants est pénalisant économiquement, rien ne l'incite à en avoir. Les gens continuent certes d'avoir des enfants, mais moins qu'avant, par peur de la paupérisation.

Le principe de base de la politique familiale devrait être de rendre aux familles ce qui est aux familles : il faut leur garantir un niveau de vie qui corresponde aux services qu'elles rendent à notre pays en mettant au monde des enfants et, si possible, en les éduquant correctement.

J'aimerais, à ce propos, dire un mot du quotient familial, que l'on considère aujourd'hui comme une aide aux familles : c'est, de mon point de vue, une grave erreur d'analyse. Lorsqu'il a été créé à la Libération – et adopté à l'unanimité – le quotient familial n'était pas destiné à aider les familles, mais à répartir équitablement le poids de l'impôt sur le revenu entre des citoyens dont les situations étaient très différentes. Le quotient familial avait vocation à rendre le système fiscal équitable, en tenant compte du nombre d'enfants à charge au sein de chaque foyer, y compris dans le temps : lorsque les enfants quittent la maison, il est normal que le taux de l'impôt qui pèse sur le foyer augmente, puisqu'il y a moins de bouches à nourrir. Le quotient familial, qui a été conçu comme un instrument de justice fiscale, est aujourd'hui devenu une aide à la famille, et je crois que c'est une erreur. Cela se traduit jusque dans son mode de calcul, puisqu'on veille à ce que l'aide fiscale procurée par le quotient ne dépasse pas un certain niveau.

J'espère vous avoir fait comprendre comment l'économiste que je suis aborde la question de la politique familiale, du point de vue du capital humain.

Pour moi, il s'agit de faire participer l'ensemble de la population à l'effort d'investissement dans la jeunesse. Cet investissement, ce sont d'abord les 130 milliards d'euros qui, chaque année, financent notre système d'enseignement, depuis le primaire jusqu'à l'université. Tout le monde paie des impôts pour financer notre système éducatif, c'est-à-dire pour faire croître notre capital humain : les gens qui ont des enfants, les gens qui n'ont pas d'enfant et ceux qui n'ont plus d'enfants à charge. Ce qui est curieux, c'est que nous ayons fait le choix de financer le système éducatif, qui est un investissement fondamental, par l'impôt, et non par une cotisation productrice de droits. La logique voudrait que, lorsqu'on investit, on ait des droits, un retour sur investissement. Ces 130 milliards par an ne sont pas rien : c'est un investissement lourd, auquel un ménage moyen contribue à hauteur de plusieurs milliers d'euros chaque année. Or on a le sentiment que cette somme part dans le grand trou fiscal de l'État, alors qu'il s'agit de financer l'avenir de la nation et de faire croître notre capital humain.

De la même façon, pourquoi ne rémunère-t-on pas les gens qui versent des cotisations familiales, en leur accordant des droits à pension ? Le dividende, c'est la pension, et il importe de récompenser les gens qui investissent. Désormais, ce seront des points, et ce sera beaucoup plus pratique. Je suis très favorable au système à points, même si je regrette que l'on ait conservé le « système de Ponzi » actuellement en vigueur : on attribue les droits à pension en fonction des cotisations vieillesse, qui sont immédiatement dilapidées, au lieu de tenir compte des investissements dans l'éducation nationale et la politique familiale. Les dividendes, généralement, correspondent à un investissement, et non à un remboursement. Or les sommes que nous versons au titre des cotisations vieillesse sont tout simplement le remboursement de ce que les personnes âgées ont payé quand elles étaient plus jeunes au service de la nation et du capital humain.

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