Intervention de Frédéric Régent

Réunion du mardi 30 juin 2020 à 17h10
Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Frédéric Régent, maître de conférences et directeur de recherche, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne :

Mon propos liminaire portera sur l'articulation entre esclavage et racisme. De manière intuitive, nous faisons tous le lien entre esclavage et racisme. En tout cas, c'est le constat que l'on fait en interviewant des gens ou en regardant les réseaux sociaux. Ces deux phénomènes sont liés et je voudrais essayer de montrer comment ils s'articulent.

Il y a des débats, au sein des historiens, entre ceux, peu nombreux, qui pensent que le racisme précède l'esclavage, qu'il est la cause de l'esclavage des Noirs et ceux qui, au contraire, pensent que le racisme est la conséquence de l'esclavage. D'ailleurs, c'est plutôt mon point de vue. Je dirais même que le racisme est l'une des conséquences de la disparition de l'esclavage, du fait du remplacement d'un système de domination par un autre.

L'esclavage s'est développé dans des colonies européennes, d'abord espagnoles et portugaises, mais il était pratiqué à la fin du XVe siècle dans la péninsule ibérique, au Portugal et en Espagne. Les esclaves qu'on y trouvait pouvaient aussi bien être des esclaves slaves que des esclaves musulmans. La reconquête de l'ensemble de l'Espagne par les Espagnols catholiques s'achève en 1492 et un certain nombre de prisonniers de guerre de cette Reconquista sont réduits en esclavage. À partir des années 1440, les Portugais explorent l'Afrique et commencent à y acheter des esclaves. Un système d'esclavage se met donc en place, mais ce n'est pas un esclavage qui accorde une préférence à une couleur ou une autre. Il se fait en fonction des possibilités d'achat d'esclaves.

En 1453, un événement va couper l'approvisionnement des esclaves slaves dans la péninsule ibérique, c'est la prise de Constantinople par les Turcs. À partir de ce moment-là, il n'y a plus d'esclaves slaves qui arrivent sur les marchés d'esclaves espagnols. À l'inverse, le marché des esclaves africains se développe fortement.

Lorsque la colonisation et la conquête de l'Amérique, y compris les Antilles, commencent à partir de 1492, la mise en esclavage des Amérindiens se développe. Les Amérindiens connaissent alors une forte dépopulation. Pour vous donner un exemple, l'île d'Hispaniola, qui correspond à la République dominicaine et à Haïti, comptait environ un million d'habitants en 1492 ; en 1570, elle n'en dénombre plus que 120. Un choc microbien a sévi, les virus apportés par les Européens ont décimé l'ensemble de la population amérindienne. C'est le facteur principal, plus que les massacres et la conquête, qui explique cette forte réduction de la population amérindienne. Afin de disposer de main-d'œuvre suffisante, les Espagnols et les Portugais vont avoir recours à l'esclavage d'Africains pour remplacer cette main-d'œuvre indienne qui a disparu.

Dans les années 1620, les Français se lancent dans la colonisation. Ils colonisent les Antilles, la Guadeloupe, la Martinique et ils vont avoir recours à deux types d'exploitation. D'une part, l'exploitation d'engagés européens, donc de Français qui sont sous des contrats de servitude qui durent trois années, qui peuvent être vendus de gré à gré jusqu'à l'achèvement de la durée de leur contrat. C'est une forme de servitude à durée déterminée. D'autre part, l'exploitation d'esclaves africains qui, eux, ont une servitude à durée indéterminée.

À quel moment apparaît la race dans ce phénomène-là ?

Dans les premiers documents de l'époque, lorsque l'on doit désigner les gens, on n'emploie pas du tout le terme de « race » mais ceux de « Français », de « nègre » et, pour qualifier les rares Amérindiens survivants, de « sauvage ».

Lorsque la législation sur l'esclavage se met en place, c'est d'abord une législation locale. Sous l'impulsion de Colbert est préparé l'édit de mars 1685, qui est adopté deux ans après sa mort. Il met en place ce que l'on appelle l'ordonnance sur la police des nègres – « police » voulant dire, sous l'Ancien régime, administration. Ce document est important parce qu'il définit les droits et devoirs des maîtres par rapport aux esclaves. Cet édit de mars 1685 sera appelé par un éditeur parisien en 1718 – soit trente-trois ans après – « code noir ». Ce document est souvent considéré comme étant à l'origine du racisme. Or, dans ce document, le terme de « blanc » n'apparaît pas. Le terme « d'esclave » apparaît, le terme de « nègre » apparaît et les deux termes sont d'ailleurs pris l'un pour l'autre et souvent synonymes. Mais nous constatons dans ce texte que l'esclave qui est affranchi a les mêmes droits que celui qui est né libre. C'est un débat qui existe à cette époque-là pour savoir s'il faut placer dans une situation d'infériorité juridique la personne qui sort de l'esclavage. L'édit de mars 1685, voulu par Colbert, décide que les gens affranchis auront les mêmes droits, devoirs, privilèges et immunité que les personnes libres.

Il ne fait pas de distinction entre les libres, qu'ils soient noirs ou blancs. Toutefois, très rapidement, dans la pratique, une ségrégation va se mettre en place entre les libres blancs et les libres non blancs. Pourquoi cette ségrégation se met-elle en place ? L'une des raisons est qu'elle va être voulue par l'administration. Le XVIIIe siècle connaît une forme de réaction nobiliaire et un certain nombre de préjugés aristocratiques sont transposés dans les colonies. Par exemple, l'un des premiers débats est de savoir si l'on peut donner la noblesse à quelqu'un qui est d'ascendance esclave. Finalement, il est décidé qu'il n'est pas possible de donner la noblesse à quelqu'un qui aurait eu un ancêtre esclave africain. En revanche, si on descend d'un Amérindien, on peut obtenir la noblesse car il n'y a pas cette tache de l'esclavage.

Lorsqu'on emploie le terme de race au XVIIe siècle, c'est surtout pour parler de familles, de lignées. D'ailleurs, dans le code noir, le terme de « race » est employé trois fois pour parler des rois de France : les Mérovingiens, les Carolingiens et les Capétiens, présentés comme trois races de rois successives. Le terme de « race » n'est donc pas du tout employé pour désigner des catégories de population. D'ailleurs, les rares fois où il est employé au XVIIIe siècle, c'est plutôt pour essayer de parler de « famille ».

Le terme de « race » va devenir un terme désignant un groupe de population au milieu du XVIIIe siècle, avec les naturalistes, et notamment Buffon qui emploie ce terme et a une vision très particulière de la race. Il existe alors un débat qui va presque durer un siècle pour savoir si, à l'origine, l'homme était noir ou blanc. Buffon pense qu'à l'origine, l'homme est blanc et qu'une partie de la population, en raison du climat et de la culture, a, selon ses termes « dégénéré » et est devenue noire, mais qu'il est possible, par la culture, l'alimentation et les bonnes mœurs, de la « régénérer » et de la faire redevenir blanche. À cette époque, la notion de race est très fluctuante. Certains considèrent qu'il y a une espèce humaine qui a la même origine – c'est ce qu'on appelle le monogénisme – mais ils considèrent malgré tout qu'il y a des inégalités qu'il est possible de gommer parce qu'elles ne sont liées qu'à la culture, au climat ou à l'alimentation.

Un changement va s'opérer à la fin du XVIIIe siècle, au moment où l'esclavage est aboli – la première abolition datant de 1794. Dans les milieux scientifiques se développe un discours raciste, fixiste. Certains, comme Cuvier ou Virey, considèrent qu'il est impossible de « régénérer » les Noirs. Virey, qui publie un essai sur l'espèce humaine en 1801, dénombre cinq races : les Européens occidentaux, les Européens d'Europe de l'Est, une troisième race dans laquelle il met à la fois les Arabes, les Chinois, les anciens Aztèques, Mayas, Incas et Égyptiens, une quatrième race formée des Nègres et Cafres et une cinquième race, assez étonnante, qui regroupe à la fois les Hottentots et les Lapons. Ces races sont définies selon des critères de civilisation. La doctrine de Virey repose sur l'idée que chaque groupe humain a un potentiel de civilisation. Les Égyptiens, les Incas, les Aztèques avaient ce potentiel et l'ont atteint en premier. Mais ils n'ont pu aller plus loin et ont été dépassés par les Européens occidentaux. Virey estime que les Hottentots et les Lapons ne sont pas civilisables et qu'ils sont fixés dans leurs défauts physiques et moraux. Sur la question du métissage, Virey estime que dans le cas d'un métissage, les deux personnes de races différentes se retrouvent dans un « milieu ». Une personne de la première race mélangée avec une personne de la cinquième race, donne une personne de la troisième race. Il classe donc les mulâtres parmi les anciens Egyptiens, les anciens Incas, les Chinois, les Arabes et les Aztèques. Ce discours va progressivement devenir dominant parce que des acteurs comme Cuvier vont peu à peu maîtriser les grandes institutions scientifiques.

Plus tard, des auteurs comme Gobineau vont établir une classification à quatre races. Ce discours sera d'ailleurs répété très souvent. C'est par exemple le cas avec le Tour de la France par deux enfants qui évoque les races rouge, jaune, noire et blanche. Ce discours sur les races sera repris politiquement, notamment par Jules Ferry, pour justifier la colonisation, présentée comme un devoir pour les races supérieures de civiliser les races inférieures. À cette époque, il s'oppose fortement, cela doit être rappelé, à un homme politique comme Clémenceau, qui déclare que les Allemands se considèrent aussi comme appartenant à une race supérieure à la race française.

Le développement de l'idée de race et de l'utilisation du concept de race est observé concomitamment au recul de l'esclavage, à la fois au travers du mouvement abolitionniste et des abolitions effectives. La race devient un instrument pour perpétrer différemment une inégalité. Dans une société esclavagiste, l'inégalité est fondée sur le statut juridique des individus. Par la suite, l'inégalité est fondée sur une origine naturelle supposée différente des individus. Le passage de l'inégalité juridique à l'inégalité des qualités et des caractéristiques physiques et morales est lié au « préjugé de couleur ». En effet, si les esclaves affranchis étaient, en droit, les égaux des Blancs, une législation a rapidement établi une inégalité juridique qu'on a appelée le « préjugé de couleur » et qui a placé ces esclaves dans une situation inférieure.

C'est au moment où l'esclave devient affranchi, pour une minorité d'entre eux, que ses droits sont rognés et qu'on essaie de l'enfermer dans une catégorie à part. La race est donc le prolongement de ce qu'on appelle le « préjugé de couleur ». Le terme de race commence d'ailleurs à être vraiment mobilisé très fortement au début du XIXe siècle. Dans tous les écrits, nous voyons « race nègre », « race noire ». Le terme est très fréquemment employé.

Ce phénomène est aussi lié au traumatisme provoqué par l'indépendance de Saint-Domingue, qui devient Haïti en 1804 et qui était la principale colonie française. Cela suscite une forme d'incompréhension : comment se fait-il que des hommes, esclaves peu de temps auparavant, aient pu se libérer, vaincre l'armée napoléonienne qui jusqu'à cette date, n'avait encore jamais été vaincue ? Selon l'idée qui se développe, ces hommes ont gagné, parce qu'ils sont d'une autre race que les Européens. Un discours d'animalisation émerge, on parle de « tigre », de « férocité animale », qui permettrait d'expliquer leur victoire.

Selon moi, voilà comment les notions d'esclavage et de racisme s'articulent. Pour conclure en une phrase, le racisme est ce qui se substitue à l'esclavage lorsque celui-ci disparaît des sociétés coloniales, afin de préserver un mode de domination pour la catégorie dominante, formée majoritairement par des Blancs. Mes travaux montrent que beaucoup de ces Blancs sont métissés, mais ils ont le statut de Blanc.

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