Intervention de Benjamin Stora

Réunion du mardi 30 juin 2020 à 17h10
Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Benjamin Stora, professeur émérite des universités :

Je vous remercie pour votre invitation. Frédéric Régent vient de vous faire un exposé magnifique sur la façon dont se sont construits les paysages idéologiques aux XVIIe, XVIIIe et XIXe siècle, dans la fabrication d'un racisme qui va ensuite se transférer dans les positions coloniales françaises sous la forme d'une hiérarchisation communautarisée de différents groupes d'individus, avec une sorte de construction pyramidale partant de ceux qui sont au sommet de cette construction idéologique pour arriver jusqu'en bas, aux indigènes. Je ne vais pas, du fait du délai très contraint dans lequel j'ai eu connaissance de ce format d'audition, ici refaire une telle synthèse historique sur la période postérieure mais vous présenter des idées et réflexions à partir de ma propre expérience de chercheur et d'enseignant.

En tant que chercheur d'abord, cela fait très longtemps que je travaille sur l'histoire coloniale, l'histoire du Maghreb contemporain, l'histoire de la guerre d'Algérie et je constate qu'il y a eu une progression très nette du savoir de cette histoire, depuis une trentaine d'années. Nous ne sommes plus sur un territoire vierge, bourré de préjugés, empli de clichés. On observe une progression incontestable de la connaissance de cette histoire à travers la progression académique, la progression des témoignages, des livres, etc., dans la société française. Le problème tient au fossé entre la progression de ce savoir académique très important et la perception de ce savoir qui peut exister dans les jeunes générations aujourd'hui. Tout le problème réside pour moi dans cette forme de divorce. Frédéric Régent vient de nous donner une magnifique illustration de la connaissance que nous pouvons avoir de la naissance de l'esclavage et du racisme. Il y a cependant une difficulté à transmettre le savoir académique de génération en génération. En d'autres termes, je pourrais presque dire que plus le savoir académique a progressé et progresse encore, plus, au contraire, nous constatons une difficulté croissante pour les jeunes générations, s'agissant du vécu notamment et de la sensibilité de ce vécu. En effet, on ne sait rien de cette histoire, une amnésie règne en France au sujet de l'histoire de la colonisation et de l'esclavage. Ainsi, la sensibilité sur l'histoire de la colonisation et de l'esclavage demeure très forte malgré la progression du savoir académique.

Pourquoi cette difficulté ? Je ne vais pas faire un tableau historique, je vous renvoie pour cela à mes livres. Premièrement, pendant très longtemps, dans l'Éducation nationale, nous avons transmis une histoire exclusivement nationale qui n'était pas une histoire des autres à l'intérieur du récit national. Un vrai retard a été pris. L'histoire de la colonisation, l'histoire de la décolonisation, l'histoire des guerres de décolonisation n'ont été que très récemment intégrées dans les manuels scolaires et par conséquent, dans les sujets de l'agrégation, du CAPES et du baccalauréat. Ce constat ne signifie pas que les enseignants n'ont pas individuellement essayé de forcer le blocus de cette absence de savoir, ce n'est pas la question. Le problème est la non-prise en charge par l'État de cette transmission du savoir académique et de ce passage de cette accumulation de savoirs à l'intérieur de l'Éducation nationale, de sorte que nous avons pris un retard de plusieurs générations. Ces générations qui n'ont pas eu connaissance de ce savoir sont devenues des adultes qui, à leur tour, ont transmis à leurs enfants le fait qu'il y avait une situation d'amnésie autour de ces histoires. Une sorte d'engrenage mémoriel s'est donc mise en place.

Deuxièmement, avec le développement massif des connaissances historiques, non pas par le biais traditionnel de l'Éducation nationale mais par le biais des familles, d'Internet et des réseaux numériques, d'autres histoires arrivent. Ce sont des histoires qui sont soit exclusivement à base religieuse, soit des histoires de reconstructions fantasmées, soit des histoires de témoignages individuels pris comme des récits collectifs. Il s'agit d'un défi très difficile à surmonter à l'intérieur de la société française.

Enfin, il y a un autre défi, celui du retard pris par les sociétés anciennement colonisées pour parvenir à la repossession de leur propre histoire, c'est-à-dire la reconquête de leur histoire à eux, non pas sous la forme de récit fantasmé, héroïsé, unanime mais sous la forme d'une histoire plurielle, d'une histoire démocratique, d'une histoire compliquée, d'une histoire contradictoire. Or, il est bien évident que ces histoires venant de l'autre côté, qui sont des histoires uniformes, univoques, ont été transmises par le biais des processus migratoires. Nous avons donc une histoire qui n'est pas complexe, mais très simplifiée, qui vient d'une rive à l'autre de la Méditerranée par l'intermédiaire des récits de propagandistes, de migrations, etc.

Il existe aussi un problème d'invisibilité de ce qu'on appelle aujourd'hui les minorités ethniques dans un paysage médiatique central au niveau des images. Je regardais les résultats des élections dimanche soir dernier, comme tout le monde, à la télévision : personne ne représentait une minorité quelconque. Sur aucune des chaînes, aucun acteur politique important n'appartenait à une minorité. J'ai peut-être mal regardé ce soir-là, une personne m'a peut-être échappé. En outre, la question soulevée par la société française aujourd'hui, et massivement par la jeunesse française, n'a jamais été évoquée dans le débat. Le débat a eu lieu sans faire référence aux manifestations massives, je le répète, de la jeunesse française aujourd'hui sur la question du racisme. C'est un débat qui n'existait pas. C'est comme si cette histoire était une histoire séparée, une histoire d'ailleurs. Je n'ai pas compris, j'ai écouté, j'ai essayé d'entendre et il n'y avait pas cette perception que j'ai pu ressentir de nos débats actuels.

Nous avons donc selon moi une très grande difficulté à penser que la jeunesse d'aujourd'hui se saisit d'une histoire qui n'est plus celle de l'histoire des adultes et qu'un fossé de génération est en train de se creuser. J'ai été professeur pendant trente-cinq ans à Paris 8 Saint-Denis, à l'Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) et à Paris 13 Villetaneuse. J'ai enseigné dans des amphithéâtres réunissant 300 à 400 élèves. Je n'ai pas enseigné à Sciences Po ou Polytechnique. Pendant trente-cinq ans, j'ai eu un public qui n'avait qu'une seule idée en tête : pourquoi l'histoire de nos grands-parents n'est pas connue, ni enseignée, ni transmise, soit par l'Éducation nationale, soit par les médias, soit par les hommes politiques de ce pays ? Ces élèves avaient le sentiment que l'histoire de leurs parents, grands-parents ou arrières grands-parents n'était pas connue et n'était pas transmise. Ils avaient l'impression de mener une bataille mémorielle pour imposer l'histoire de leurs ancêtres, de leurs parents et de leurs grands-parents dans l'espace public et dans l'espace politique. Les enseignants ne peuvent pas se substituer à cela. Ils peuvent transmettre, expliquer, dire, donner mais ils ne peuvent pas combler ce sentiment de vide dans l'espace public d'une histoire mémorielle portée par des générations antérieures. C'est un sentiment réel, qui existe dans la jeunesse d'aujourd'hui. Vous n'y pouvez rien.

Ces questions sont très importantes et méritent d'y réfléchir. D'autant que la France ne peut pas vivre seule parce qu'il y a l'échelle internationale, l'histoire de George Floyd a été un cataclysme extraordinaire, au sens premier du terme, qui a touché la jeunesse du monde entier. Prononcer le nom de George Floyd aujourd'hui, c'est parler à la jeunesse du monde entier. Dans tous les pays, cela a frappé, choqué, créé un élan aussi dans la façon de réagir, de résister et de refuser. La jeunesse française est prise dans un système nouveau de références historiques et de valeurs qui ont non seulement trait au racisme, mais aussi à l'écologie, aux rapports hommes-femmes, à la question de l'égalité et donc de l'inégalité qui existait dans l'ancien temps, avec le sentiment, faux bien sûr, que cet ancien temps existe toujours dans le nouveau temps. La France n'est pas une société coloniale, ce serait une erreur extraordinaire de le croire.

Le problème que nous rencontrons, c'est la sensation ou la sensibilité sur le plan subjectif de ce transfert dont il faut avoir conscience.

Bien entendu, l'histoire de France ne peut pas se résumer à l'histoire d'une colonisation portée simplement par une partie de la société française, parce qu'il a existé, dans cette société française, des leaders, des élites, des intellectuels qui ont refusé le système colonial, de Georges Clemenceau à Pierre Vidal-Naquet, d'Aimé Césaire à Jean-Paul Sartre, d'André Gide (Voyage au Congo) à André Mandouze, de Pierre-Henri Simon, etc. Il y a eu toute une France de l'anticolonialisme, jusqu'au général de Gaulle qui a refusé de céder aux ultras de la colonisation qui ne voulaient pas de l'indépendance de l'Algérie et il a failli en mourir d'ailleurs, du fait des attentats dirigés contre lui. C'est cette France-là qu'il faut faire connaître, cette France-là qu'il faut valoriser et qu'il faut transmettre aussi. Parce que, si nous avons des déficits de transmission sur l'histoire coloniale, nous avons également des déficits de transmission sur l'histoire anticoloniale ou le refus de la colonisation portée aussi par des hommes politiques, des hommes d'État et des intellectuels. Que de travaux à mettre en œuvre dans cette enceinte de l'Assemblée nationale !

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