Intervention de Benjamin Stora

Réunion du mardi 30 juin 2020 à 17h10
Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Benjamin Stora, professeur émérite des universités :

Lorsqu'on traverse des périodes de catastrophe, de guerre d'exil, ou d'esclavage, il y a une tendance à l'autocensure, à ne pas vouloir vivre dans la rumination d'un passé terrible, à essayer d'oublier pour vivre. Je renvoie à Freud sur le sujet de l'oubli. On ne peut vivre sans arrêt en état de choc, de remémoration et dans un travail de deuil interminable. Ceux qui ont affronté ces situations sont quelquefois obligés d'oublier pour survivre. Le problème est que les descendants ne veulent pas vivre dans cet oubli. C'est tout le travail et la difficulté de la juste mémoire, entre le silence des pères et mères et la volonté des enfants de reconquérir cette histoire disparue. C'est dans cet équilibre que s'inscrit tout le travail historique et politique.

Il y a aussi des oublis qui sont fabriqués par des États. Il y a des oublis qui sont fabriqués par des lois, notamment des lois d'amnistie. Sur la guerre d'Algérie, quatre lois d'amnistie ont été votées pour ne juger personne en France. En France, il n'y a jamais eu de procès sur la guerre d'Algérie. L'État a fabriqué un système juridique qui interdit toute poursuite contre des personnes qui auraient pu commettre des exactions. Michel Rocard a essayé de forcer ce blocus, parce qu'il était lui-même un acteur très engagé de la période. Il a essayé avec Pierre Joxe de faire en sorte qu'on puisse modifier le système législatif pour essayer d'engager des poursuites. Il n'y a pas réussi.

La question du politique se pose par rapport à la transmission et la question de l'oubli. Les actes qui sont faits politiquement permettent d'avancer. C'est par exemple le cas du discours de Jacques Chirac à Madagascar en 2006, que personne ne connaît. C'est un discours extraordinaire sur la question du système colonial qui reconnaît le massacre de Madagascar de 1947-1948 qui a fait plusieurs dizaines de milliers de morts. Le discours de François Hollande devant l'Assemblée nationale algérienne en décembre 2012 est très important. Le discours de Nicolas Sarkozy à Constantine en 2008 l'est également et bien sûr, le discours d'Emmanuel Macron, plus récemment.

Ces discours doivent être portés à la connaissance du plus grand nombre par les élus de la République. Il ne peut pas y avoir des discours de chefs d'État que la population ne connaît pas. Des discours ont été faits par les ambassadeurs de France en Algérie, et notamment en 2005, sur ce qui s'est passé à Sétif, et en 2008, sous la présidence de Jacques Chirac. Tous ces discours très importants ne figurent ni dans les manuels scolaires, ni dans les discours publics, ni dans les transmissions étatiques. Il y a aussi un problème de transmission d'une mémoire d'État appliquée à cette histoire. Je rappelle les discours sur l'esclavage et la loi sur l'esclavage qui a été adoptée en 2001 – certes avec des polémiques –, etc. Tous ces gestes accomplis, y compris plus récemment par Emmanuel Macron sur la question de Maurice Audin sont autant de pierres, de gestes, de pas qu'il faudrait essayer de transmettre aux jeunes générations.

Cette Histoire n'est pas uniquement marquée par des acceptations par l'État. Il y a eu des refus. Tout un débat politicien dit : « pas de repentance, pas d'excuse, pas de regret, on ne dit rien, on n'a rien fait ». Sauf que quand vous lisez les discours de Jacques Chirac, de Nicolas Sarkozy, de François Hollande et d'Emmanuel Macron, vous y trouvez une véritable condamnation du système colonial et de l'esclavage. Il existe une espèce de hiatus entre des mots que nous ne prononçons pas, qui sont tabous du point de vue politique et des gestes réels qui sont accomplis. C'est quand même extraordinaire. Quand on m'a demandé de réfléchir à la question de la mémoire franco-algérienne par rapport à la guerre, j'ai commencé par rappeler que de nombreuses initiatives avaient déjà été prises dans la société française – notamment des discours –, ce qui a étonné. J'ai alors cité tous les discours de chefs d'État, depuis Jacques Chirac jusqu'à Emmanuel Macron. Il existe un problème de non-reconnaissance de la parole étatique au niveau supérieur, par ceux qui sont censés diffuser cette parole publique.

Le hiatus n'est pas simplement entre la transmission de l'école et le vécu sur internet. Il y a aussi un défaut de transmission entre la reconnaissance étatique réelle – vous parliez du discours sur la Première Guerre mondiale — et les faits, dans les manuels, les films à la télévision, les débats qui doivent être organisés dans l'arène publique. Aucun passage de ce discours public à une traduction politique ne s'opère.

S'il y avait un recueil de discours d'hommes d'État français condamnant le système colonial, vous seriez étonnés. Les condamnations de Clémenceau étaient très violentes. Tous les discours de Jaurès vers la fin, pas au début, parce qu'il était plutôt favorable à la colonisation, montrent le refus et la dissidence qui existaient.

La question ne concerne pas seulement l'Éducation nationale et la transmission. Il existe aussi un problème de responsabilité politique face aux discours présidentiels. Il faut les assumer et les porter dans la scène publique. Lorsqu'on reconnaît ce qui a été fait à Maurice Audin en 2018, il faut ensuite le porter dans l'arène publique, le diffuser et le divulguer, mais il ne faut pas reculer en disant : « attention à la repentance, la colonisation n'est pas un crime contre l'humanité, on n'a rien fait, on n'a rien dit ». L'histoire de la colonisation qualifiée de crime contre l'humanité était déjà dans les discours de Jacques Chirac en 2006. C'est repris, de manière très prononcée et très forte dans le discours de Nicolas Sarkozy à Constantine en 2008.

Un jour, je vais ressortir tous ces discours parce qu'il faut regarder tout ce qu'ont dit les chefs d'État. Je sais que ce sont pour certains des discours à usage interne par rapport aux voyages présidentiels et dans les relations d'État à État. Mais cela ne peut plus exister parce qu'il y a internet. Il n'est plus possible de tenir un double discours pour les indigènes et pour les Français.

Sur la question de la figure du général de Gaulle et de la décolonisation, le prestige de la France dans le monde est notoire à partir de 1962, avec le discours de Mexico, le discours de Phnom Penh et le discours à Québec. Ce sont des discours anticoloniaux et de souveraineté des peuples qui sont extraordinaires. C'est ce qui a fait la présence de la France dans le monde et qui a donné l'image de la France dans le monde, ce ne sont pas simplement des discours sur la Sécurité sociale, la retraite, etc. Le prestige de la France dans le monde, c'est bien sûr l'abolition de l'esclavage, mais aussi la reconnaissance du fait que l'esclavage était un crime contre l'humanité.

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