Intervention de Frédéric Régent

Réunion du mardi 30 juin 2020 à 17h10
Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Frédéric Régent, maître de conférences et directeur de recherche, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne :

Pour répondre à votre question, l'ensemble des stèles, mémoriaux, musées sont des vecteurs de transmission. Toutefois, il existe désormais un autre vecteur de transmission qui est Internet. Nous avons une difficulté sur la maîtrise de cet outil. J'ai quelques vidéos sur internet, mais avec peu de vues comparé à une « youtubeuse » sur l'esclavage, qui fait 100 000 vues, mais qui diffuse de très nombreuses erreurs. Elle peut par exemple lire un roman et expliquer que le roman, c'est l'Histoire. Je peux vous citer la chaîne YouTube, cela s'appelle « grandeur noire ». Effectivement, il y a eu un plafond de verre. Vous parliez d'autocensure chez les ancêtres. On parle du racisme, mais en Guadeloupe, en Martinique, il existe un sous-racisme entre gens plus foncés et gens plus clairs. Une psychanalyste, maître de conférences en psychologie qui a fait une enquête auprès des ouvriers en Guadeloupe a montré que dans les familles, où souvent, du fait du métissage, les enfants n'ont pas tous la même couleur, les parents donnaient un capital culturel plus important aux enfants les plus clairs. Celui qui attachait les bœufs était celui qui était le plus foncé ; la vaisselle ou les tâches domestiques étaient, dans les familles de couleur, plus souvent réservées aux enfants plus foncés que plus clairs. Voilà l'univers mental dans lequel les gens ont été élevés. Je vous parle de choses récentes. Mon beau-père qui est mort il y a une dizaine d'années, me disait : « regarde, c'est mon cousin, il est clair de peau, il est à la météo. Moi, je suis foncé, je suis chauffeur de bulldozer ». C'est quelque chose qui est prégnant, qu'on voit plus dans les sociétés antillaises qu'ici, mais en tout cas cela existe.

Par ailleurs, je suis radicalement opposé aux statistiques ethniques. Tout à l'heure, je vous ai expliqué que l'édit de mars 1685 avait dit que les gens libres, quelle que soit leur couleur, avaient les mêmes droits que les Blancs. Sauf que le débat s'est installé dans les années 1680. Un intendant voulait qu'il y ait une inégalité entre les Blancs et les non-Blancs libres, il a donc commencé à donner des instructions aux curés, à ceux qui faisaient les recensements pour qu'ils indiquent la couleur des gens. À partir de ce moment-là, nous avons figé les gens dans une identité de couleur. J'ai montré dans mes travaux que certains, bien que métissés, avaient été catalogués à ce moment-là comme Blancs. Il y a même des gens qui font des procès pour démontrer qu'ils sont blancs et généralement, ils les gagnent parce que sinon, cela remettrait en cause l'ensemble de la société. C'est un peu comme la noblesse française. La noblesse est formée d'anoblis, les Blancs des colonies sont formés de gens qui ont été considérés comme étant blancs, même s'il y a une arrière-grand-mère sur les huit qui est noire. Les statistiques ethniques sont mauvaises parce qu'elles représentent un outil qui peut être utilisé à mauvais escient lorsqu'il existe. Nous pouvons aussi prendre l'exemple américain avec ces recensements qui perdurent et qui fixent les gens dans des identités de couleur. Je suis opposé à cela, je pense que nous avons une série d'éléments qui sont performants pour lutter contre le racisme et le testing.

Je vais maintenant vous répondre sur la liberté d'enseigner. Quand j'ai commencé à enseigner, j'étais en collège, je faisais ma thèse, j'enseignais ce que je trouvais dans ma thèse en consultant les archives. C'est vrai que dans les documents que j'ai consultés, j'ai trouvé par exemple une femme métisse qui épouse son esclave. J'ai enseigné cette complexité à mes élèves. Maintenant, il faut bien comprendre que la plupart de nos collègues qui enseignent l'histoire-géographie n'ont pas fait de thèse et que le plus souvent, c'est le manuel scolaire, – qui est d'ailleurs plus le manuel du professeur que le manuel de l'élève –, qui est leur source d'information. Il y a quand même vraiment eu des progrès. Dans les manuels de quatrième, les vingt à trente premières pages sont consacrées à l'esclavage et à la colonisation. Nous savons qu'il y a quand même encore quelques réticences et un rapport a été fait sur le sujet. Par exemple, un enseignant qui dit : « moi, je ne vais pas enseigner l'esclavage, je n'ai pas de Noirs dans ma classe » ou, à l'inverse, « j'ai beaucoup de Noirs dans ma classe donc je préfère ne pas parler de cela » !

L'autre difficulté est d'aborder cette question uniquement sur le plan moral.

Nous avons parlé d'esclavage comme crime contre l'humanité, cela a été reconnu en 2001. Toutefois, dès 1848, le décret d'abolition dit que l'esclavage est un attentat à la dignité humaine et que ceux qui le pratiquent sont déchus de la citoyenneté française. Cette loi s'est appliquée : des propriétaires français, en Louisiane notamment, ont perdu la nationalité française parce qu'ils possédaient des esclaves. Ce concept même de crime contre l'humanité existait déjà dès 1848. Ce n'est pas un anachronisme, cela a été oublié et rappelé.

Tout à l'heure, nous parlions de l'amnistie-amnésie. Il faut voir que l'Histoire répond à des préoccupations politiques. Lorsque l'objectif était, dans les années 1900-1914, de faire la reconquête de l'Alsace et la Lorraine, on ne pensait pas à l'Indochine, on ne pensait pas à l'esclavage. J'ai été élevé dans les années 1970-1980 avec des programmes scolaires destinés à faire de nous des Européens. Nous ne parlions pas du tout de la diversité, on nous parlait de l'Europe.

Le politique doit agir pour qu'il y ait davantage d'enseignants-chercheurs sur ces questions. Si j'évoque le problème de l'Histoire, c'est que nous sommes un peu face à une reproduction fossilisée. Je vais prendre un exemple. Nous avons beaucoup de spécialistes d'histoire religieuse. Quand un professeur d'histoire religieuse part à la retraite, il aime qu'on recrute ensuite un autre professeur d'histoire religieuse à l'université. Comme nous ne sommes pas très nombreux à travailler sur les questions coloniales et les questions de l'esclavage, nous nous retrouvons peu nombreux à pouvoir en parler. Le seul moyen, c'est une impulsion politique de création de postes fléchés au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Il faut qu'il y ait des concours de directeur de recherche.

Les médias doivent être aussi un vecteur d'enseignement. Nous avons vu pendant le confinement le succès de France 4, qui a été très suivie. Au niveau des médias, il faudrait aussi que les experts qualifiés d' « historiens » soient vraiment des historiens universitaires. Je cite juste une anecdote, je ne citerai pas de nom. Lors de la crise aux Antilles en 2009, les grévistes étaient noirs, et un collègue spécialiste d'Obama a été invité à s'exprimer sur les Antilles. Mais le matin même, on l'a contacté pour lui dire : « Désolé, monsieur, vous deviez parler des Antilles, mais Michael Jackson est mort, nous avons changé de sujet » et on lui a demandé alors de parler de Michael Jackson !

Bien entendu, les médias ne sont pas à la solde de l'État et heureusement. Mais l'infra média que représentent les réseaux sociaux fait peur quand on voit les torrents de haine qui y sont déversés sous couvert d'anonymat. Je crois que nous assistons actuellement à une recrudescence du racisme par cette parole libérée.

Malgré tout, la Commission nationale consultative des droits de l'homme montre que le racisme est rejeté par une très grande majorité de la population. 55 % de la population estime qu'il existe différentes races, mais qu'elles sont égales. C'est ce que nous pouvons appeler le racialisme. 37 %, dont je fais partie, estiment que la notion de race n'existe pas. Seulement 6 % considèrent qu'il y a une inégalité entre les races. Ce chiffre n'a jamais été aussi bas, mais il y a quand même 55 % des gens qui pensent qu'il y a des races différentes.

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