Intervention de Fabien Jobard

Réunion du jeudi 9 juillet 2020 à 9h00
Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Fabien Jobard, politologue, directeur de recherche au CNRS, au CESDIP :

Il est particulièrement délicat d'aborder la question du « racisme policier » ou du racisme dans la police. Dans la mesure où le racisme est un délit, dire d'une institution qu'elle est raciste, c'est prétendre la décrire mais c'est aussi l'accuser. Par suite, accuser ainsi la police c'est remettre en cause ses fondements démocratiques et briser le lien qu'elle entretient avec la société. Ce que je dis vaut aussi pour l'école ou pour les autres institutions. Mais puisque la police est une institution qui est sans doute davantage perméable au racisme que les autres institutions françaises, c'est une question qu'il faut impérativement soulever.

Il y a en effet un racisme policier qu'il s'agirait de quantifier, de mesurer – la tâche est très difficile –, un racisme qui est particulier dans sa nature et dans ses conséquences et qui s'explique par l'histoire et la sociologie. La police, comme toutes les institutions françaises, est le produit d'une histoire. La nôtre est en grande partie coloniale. Très tôt, la France a été confrontée à des populations issues des pays qu'elle avait sous sa domination. Les métropoles françaises ont très tôt vécu avec des populations immigrées importantes en provenance des pays coloniaux et qui parfois, en ce qui concerne l'Algérie, étaient même des populations considérées comme françaises et particulièrement contrôlées à ce titre.

C'est ce qui explique ce lien intime entre l'institution policière et certains groupes de populations, notamment d'origine nord-africaine. Dans les années 1920 et 1930, à la préfecture de police, nous avions une brigade nord-africaine, qui avait pour tâche exclusive le contrôle des populations nord-africaines. Après la Deuxième Guerre mondiale, cette brigade n'a pas été reconduite en raison même des évènements de la guerre, mais la préfecture de police a créé une brigade des agressions violentes qui avait en fait pour unique objet le contrôle de ces mêmes populations. On l'a vue en exercice dans les années 1950 et 1960, au moment où la guerre algérienne s'exportait sur le territoire métropolitain avec le Front de libération nationale (FLN) organisant l'assassinat de policiers. Les années 1960 sont donc encore marquées par cette dimension historique.

Vous me direz que c'était il y a très longtemps, mais considérons les années 1970. On peut évoquer les quartiers d'habitat social autour de Grenoble, Villeneuve et d'autres. Ces ensembles urbains se caractérisent par le fait qu'ils accueillent en grand nombre des populations immigrées nord-africaines, y compris pieds-noirs, considérées à l'époque comme des étrangers en France. Ils se caractérisent aussi par un sous-effectif et une présence insuffisante de la police, alors obligée de surinvestir la force. En sous-effectifs, la police s'est rapidement militarisée jusqu'à devenir bien plus brutale qu'ailleurs – et ce, d'autant que la police avait connu des pratiques issues de la période coloniale qui, à l'époque, n'étaient pas si anciennes. Dans les années 1970-1980, les cadres de la police de nos banlieues avaient été formés pendant ou dans les années qui ont directement suivi la guerre d'Algérie.

Vous avez évoqué Grenoble. On peut aussi évoquer Lyon. Vous savez que la métropole de Lyon est caractérisée dès le milieu des années 1970 par des phénomènes d'émeutes cycliques. Ces émeutes s'étendent à l'ensemble de la France dans les années 1990, accompagnées d'un mouvement de militarisation croissante de la police urbaine : formation, compagnies de sécurisation et d'intervention (CSI), compagnies départementales d'intervention (CDI), etc. Il est important d'avoir cette dimension-là à l'esprit pour comprendre pourquoi le thème du racisme est si souvent associé, en France, à la police : il faut en avoir conscience, c'est vraiment spécifique à la France depuis au moins le milieu des années 1980. Ces questions traversent certes tous les pays d'Europe mais pas de façon aussi marquée et pérenne qu'en France.

La désindustrialisation de l'économie française, avec la fermeture des usines, a fait de nombreuses « victimes » parmi les jeunes qui sortent sans qualification du système scolaire. Or ces jeunes sont bien souvent issus de l'immigration postcoloniale et ce sont eux qui se retrouvent en situation d'oisiveté dans l'espace public. On confie alors à la police la mission de contrôler ces jeunes hommes qui semblent sans activité bien définie dans l'espace public : vendent-ils de la drogue ? Peut-être. Ou peut-être, en tout cas, fréquentent-ils ceux qui vendent de la drogue. La mission de sécurité publique, au cœur des fonctions de la police urbaine, consiste essentiellement à contrôler ce qui se passe sur l'espace public.

Il y a dix ans, avec mon collègue René Lévy, nous avons publié une recherche sur les contrôles d'identité qui, à l'époque, avait fait beaucoup parler parce que c'était l'une des premières à objectiver statistiquement ces phénomènes-là. Nous avons fait suivre des policiers sans qu'ils ne s'en rendent compte et avons noté l'ensemble des contrôles qu'ils effectuaient sur un certain nombre de lieux. Nous avons enregistré les caractéristiques des personnes contrôlées, puis celles des autres personnes qui étaient présentes sur les lieux des contrôles. Nous avions donc pu comparer les caractéristiques de la population contrôlée avec celles de la totalité de la population présente.

Nous avons très vite constaté que les lieux de contrôle sont des lieux d'intersection entre la périphérie et le centre. Au fond, on demande à la police, lorsqu'il s'agit de contrôler les identités, de le faire sur les lieux où les personnes viennent de la périphérie et entrent dans le centre-ville riche. Les policiers et gendarmes en mission de contrôle à Paris vont être postés sur les points de passage entre les lignes RER, les lignes de proche banlieue et le centre-ville.

Les personnes qui sont contrôlées ici ont très exactement le sentiment que l'on contrôle leur légitimité à prétendre se rendre dans la ville riche, dans la ville opulente et dans les espaces communs. En plus de cela, on contrôle leur carte d'identité. Vous savez que depuis le début des années 1990 au moins, s'il y a un document qui fait l'objet d'une sanctuarisation, d'un investissement affectif collectif, c'est bien la carte d'identité. Pour contrôler ce que la personne fait au moment où elle se trouve là, on lui demande le document qui atteste qu'elle est bien française, c'est-à-dire qu'elle appartient bien à la communauté nationale. Vous voyez bien ce que peuvent ressentir les personnes contrôlées, quand bien même ce contrôle est légal au regard des dispositions de l'article 78-2 du code de procédure pénale. Du reste, ces contrôles s'effectuent sur réquisition du procureur. Ici, c'est la justice qu'il faut interroger.

À la sortie du Thalys, là où les jeunes hommes noirs et maghrébins ne constituent que 0,1 % de la population totale, ils représentent pourtant 3,5 % de la population contrôlée. C'est-à-dire qu'ils sont trente fois plus nombreux parmi les personnes contrôlées que parmi la population des personnes disponibles au contrôle. Ils sont également sur-contrôlés quand ils sont surreprésentés, par exemple à la Gare du Nord. Au fond, les missions que l'on confie à la police ont pour effet de produire un sur-contrôle de ces populations. Mais c'est aussi ces mêmes personnes qui, lorsqu'elles sont contrôlées, font l'objet, plus fréquemment que les autres, de remarques désagréables, de tutoiement et d'absence de justification du contrôle.

Il serait très difficile, à vous autant qu'à moi, si nous étions policiers, d'échapper dans notre travail quotidien aux stéréotypes racistes. Quand on demande chaque jour aux gardiens de la paix de contrôler telle population, on constate fatalement que cette population est plus délinquante que les autres, puisqu'on contrôle essentiellement cette population-là. Ce biais statistique est évident mais a tendance à être oublié, le temps passant. À cela s'ajoutent une culture institutionnelle héritée de l'histoire et une spécificité des missions que l'on confie à la police. Toutes ces raisons font que la question du jugement différentialiste et du racisme institutionnel est centrale dans la police. C'est en le reconnaissant que nous serons susceptibles d'en traiter les effets.

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