Intervention de Fabien Jobard

Réunion du jeudi 9 juillet 2020 à 9h00
Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Fabien Jobard, politologue, directeur de recherche au CNRS, au CESDIP :

La différence entre contrôles administratifs et judiciaires, madame la rapporteure, est un débat classique des études de droit en France. En ce qui concerne les contrôles menés sur le fondement de l'article 78-2 du code de procédure pénale, on ne sait jamais dans la pratique si le policier se porte au-devant de quelqu'un parce qu'il a des éléments permettant de lui faire penser que la personne est susceptible d'avoir commis ou même de commettre un délit ou un trouble à l'ordre public, ce qui justifierait un contrôle de police judiciaire. Cet article 78-2 donne une latitude considérable d'appréciation. À mon avis, c'est ce qu'il faut retenir. La distinction administrative et judiciaire est intéressante quand on étudie le droit, mais je peux vous assurer que les policiers n'en tiennent pas compte.

Depuis 1986, il y a chez nous un nombre bien plus considérable qu'ailleurs (par exemple qu'en Allemagne), de situations dans lesquelles le policier peut contrôler un individu « quel que soit son comportement » – il s'agit des termes du Code de procédure pénale. En Allemagne par exemple, les situations dans lesquelles le policier peut contrôler un individu quel que soit son comportement sont rares. La police fédérale, la Bundespolizei, est une police minoritaire en Allemagne ; elle contrôle essentiellement dans les gares. Aux abords des frontières, les contrôles sont régis par les règles de l'espace Schengen. Ce sont habituellement les polices locales qui exercent ce contrôle, c'est-à-dire les polices des Länder, et elles ne peuvent pas contrôler l'identité des individus quel que soit leur comportement (sauf peut-être en Bavière où le Polizeigesetz est un peu plus dur qu'ailleurs). Le caractère flou de l'article 78-2 du code de procédure pénale mérite très largement réflexion, car il offre une marge d'appréciation très grande aux policiers, et je comprends qu'il vous intéresse en qualité de législateur.

La question des récépissés a été introduite dans le débat français après l'enquête que j'évoquais tout à l'heure réalisée par René Lévy et moi-même. Dans sa thèse qui a dû être publiée en 1987, René Lévy mentionnait déjà que le traitement réservé aux personnes interpellées par la police dans le nord de Paris était différent, toutes choses égales par ailleurs, selon le pays d'origine des personnes. On a quand même une connaissance ancienne sur ces questions.

Le récépissé est une question compliquée parce que très technique. Quand on le remet, garde-t-on un double carbone du récépissé ? Que fait-on comme enregistrement ? Enregistre-t-on les caractéristiques phénotypiques des personnes dans le récépissé ? Cela pose des problèmes considérables. La France ne se distingue pas ici des autres pays. Il n'y a pas de statistiques ethnico-raciales dans les autres pays ouest européens, sauf en Angleterre.

En ce qui concerne les contrôles, il y a deux points qui singularisent la France. Le premier, c'est le flou de l'article 78-2 du code de procédure pénale et le second, c'est leur caractère incroyablement massif. L'on s'en est rendu compte lors des lois d'état d'urgence, puis lors de la loi d'état d'urgence sanitaire en 2015, 2017 puis 2020. La police effectue des millions de contrôles chaque année, ce serait inconcevable ailleurs.

Aujourd'hui – c'est là que le droit peut avoir de vrais effets pervers –, pour se protéger du risque d'être mis en cause pour avoir outrepassé ce qu'il lui est permis de faire, le policier passe par un contrôle d'identité au lieu de se contenter d'une remarque informelle (du type : « cela fait deux heures que vous êtes là, il faudra penser à aller ailleurs parce que vous gênez les commerces »). Le premier enjeu de la formation est de dire aux policiers qu'ils peuvent parler ou affirmer leur autorité sans contrôler ni demander la carte nationale d'identité aux individus auxquels ils s'adressent. Du reste, c'est ce qu'ils font lorsque les individus sont des femmes ou des gens d'allure tout à fait bourgeoise. Ils demandent la carte nationale d'identité lorsqu'il s'agit de jeunes hommes, et cela tend considérablement les relations.

S'agissant des policiers minoritaires, nous avons une étude de notre jeune collègue Jérémie Gauthier, professeur à Strasbourg. Il a interrogé des policiers issus de minorités à Berlin et en banlieue parisienne. La situation n'est pas facile dans les deux pays, mais elle est particulièrement tendue en France, pour les raisons que nous avons dites : l'histoire française, l'histoire des supplétifs, celle des harkis, l'histoire coloniale d'un pays – il y en a d'autres – et la culture dans laquelle nous vivons, qui est fréquemment renvoyée aux policiers minoritaires. Par ailleurs, les policiers minoritaires n'ont pas la vie facile dans leur service.

Dans le fond, vous avez raison de souligner que, dans nos grandes agglomérations, depuis les dispositions dites « Chevènement » de la fin des années 1990, les policiers sont de plus en plus issus de minorités. Il est nécessaire que la haute hiérarchie s'ouvre à eux afin qu'ils ne soient pas en butte avec la culture de l'institution, mais que cette culture elle-même, au fil des années, change. On parle ici d'un processus historique qui prendra de nombreuses années.

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