La LDH a été fondée en 1898, à l'occasion de l'affaire Dreyfus. Elle est donc de plain-pied dans cette lutte contre le racisme. Cependant, dans l'affaire Dreyfus, il n'y avait pas qu'une dimension d'antisémitisme. Il y avait aussi celle de l'État de droit, puisque se posait la question du procès déloyal qui avait été fait au capitaine Dreyfus, au travers des documents communiqués clandestinement au conseil de guerre.
Vous avez raison de rappeler que l'histoire de la LDH est longue. Le racisme tel que nous le connaissons en France et en Europe visait des populations bien déterminées, et relativement restreintes, environ jusqu'à la Seconde Guerre mondiale. Je dis en Europe, dans la mesure où les populations colonisées n'étaient pas ou très peu présentes sur le territoire de la République. L'antisémitisme et le racisme anti-Roms, anti-Tziganes étaient alors les composantes essentielles du racisme.
Le racisme a évolué au gré de l'apparition de communautés sur le territoire européen, qui existaient avant, mais qui n'avaient probablement pas la même importance, et qui – en un sens – offraient un dérivatif. En effet, s'il existe des dimensions objectives dans le racisme, il y a également des aspects totalement irrationnels. Certains ont donc toujours besoin d'un dérivatif. Au fond, les populations arabes, noires, ou indochinoises et asiatiques offraient un dérivatif au tabou issu de la Seconde Guerre mondiale, celui du génocide des juifs et des tziganes.
Il s'inscrivait également dans le processus des luttes de décolonisation, avec ce que cela comportait d'acrimonie et de violence, tant à l'extérieur qu'à l'intérieur des frontières du pays. Je note qu'il faudra tout de même attendre 1972 pour que le législateur prenne suffisamment conscience de la rémanence du racisme en France, mais aussi en Europe, pour adopter une législation dans ce domaine. En 1972, nous sommes à la veille de la guerre de 1973 et du choc pétrolier, et donc de cette radicalisation des rapports entre le sud et le nord, avec les implications culturelles que cela comporte. La guerre d'Algérie était encore dans tous les esprits.
L'exemple de la loi de 1972 nous démontre qu'une législation ne suffit pas à combattre le racisme. Le racisme est un phénomène extrêmement complexe, qui commence dans la manière inconsciente que nous pouvons avoir de qualifier nos amis belges au travers des « histoires belges », de dire que les Français sont indisciplinés et les Allemands disciplinés, c'est-à-dire dans un certain nombre de stéréotypes dont les conséquences semblent nulles, mais qui accumulées peuvent être extraordinairement dramatiques. J'évoque là ce qu'il y a au fond des inconscients collectifs et individuels. Cela n'a rien à voir avec la démarche consciente, rationalisée, de la négation d'une seule humanité et de l'affirmation d'une hiérarchie en son sein.
Cela me permet d'aborder la question du mot « race ». Nous n'étions pas et ne sommes toujours pas favorables à la suppression de ce mot dans la Constitution. Tout d'abord, parce que nous conserverions le mot d'antiracisme, qui inclut le mot race. Aussi, le racisme est passé par plusieurs créneaux : un créneau biologique, mais aussi, et de plus en plus, un créneau social. Devant l'impossibilité d'identifier des races au sens biologique du terme, ou devant l'absence de pertinence de cette notion, la question des conséquences du racisme et des discriminations se déplace sur le terrain social, et va donc frapper des gens indépendamment de l'affirmation de hiérarchies biologiques, mais à travers l'affirmation de hiérarchies culturelles, économiques et sociales.
Supprimer le mot race serait donc une manière de nier la vie des mots. Aujourd'hui, dans le mot racisme, on va entendre ce racisme non biologique, mais aussi les discriminations fondées sur la religion, l'origine, la couleur, etc. Je pense que la suppression du mot « race » relèverait d'un mauvais gadget, qui reviendrait davantage à nier un certain nombre de situations plutôt qu'à un réel progrès. Les symboles ont leur importance, mais il faut toujours se méfier de leur utilisation dans ce genre de domaines.
La situation nous paraît aujourd'hui extrêmement mouvante et préoccupante. Nous siégeons à la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH), dont le rapport annuel a l'extraordinaire mérite d'avoir une permanence depuis vingt ans, et nous permet donc un regard rétrospectif sur les stéréotypes et les comportements racistes ou non racistes de notre pays. Nous avons été amenés dans le cadre de la CNCDH à entendre un certain nombre d'organisations. Où en est-on en matière de racisme ?
La situation est préoccupante, notamment parce que nous sommes incapables de chiffrer, même approximativement, les conséquences du racisme. Les statistiques établies à partir des chiffres fournis par le ministère de la justice et le ministère de l'intérieur ne rendent compte en définitive que des affaires qui sont arrivées à échéance devant l'appareil judiciaire, ou qui ont été recensées en termes de plaintes. Cela laisse complètement de côté cette zone extraordinairement grise des discriminations. Certains ont tendance à penser qu'il existe une différence entre racisme et discriminations. Le racisme est un concept. Les discriminations en sont l'application et la conséquence pratique. Nous sommes incapables d'avoir une vision qualitative et quantitative de ces discriminations, même si nous disposons de quelques éléments au travers des enquêtes réalisées par l'envoi de curriculum vitae auprès de certaines entreprises. Mais les discriminations au logement, entre autres, ne sont absolument pas quantifiées ni ne sont, à ce jour, quantifiables.
C'est extrêmement invalidant, car nous ne pouvons connaître l'ampleur de ces discriminations, si ce n'est en termes de « ressenti ». Dans le cadre des enquêtes sur la sécurité se pose la question de l'insécurité objective, à travers les crimes et délits recensés et commis, mais également celle du ressenti sécuritaire. La même question peut se poser à propos des manifestations du racisme, entre la réalité des manifestations, et le ressenti qui y est lié. Mais le recensement est encore plus imparfait que celui des crimes et délits. Nous avons devant nous un vrai chantier pour connaître l'état réel des discriminations dans ce pays.
Nous disposons de quelques éléments, par l'analyse des territoires, des situations sociales, mais nous restons très en deçà de ce dont nous avons besoin. Je voudrais relever sur ce point que les statistiques du ministère de la justice et du ministère de l'intérieur sont extrêmement difficiles à interpréter. Il y a un décalage normal entre l'instant judiciaire et la réalité. Il convient de noter, par ailleurs – et je ne parle même pas de la question des plaintes des victimes – qu'un certain nombre de délits incluant un caractère raciste ne sont pas poursuivis. À ma connaissance, le parquet n'a jamais retenu la circonstance aggravante de racisme dans aucune poursuite concernant les forces de l'ordre. Cette absence totale me semble tout à fait significative. Même si un contrôle d'identité « au faciès » est annulé par l'appareil judiciaire, et vous connaissez la décision de la Cour de Cassation sur ces contrôles, il n'y aura jamais de poursuites sur la base d'une discrimination ou de la législation sur le racisme, alors même que ces contrôles sont manifestement une discrimination en raison de l'origine, de l'apparence physique ou de la nationalité supposée.
À partir de ces constats empiriques, nous avons vu évoluer les diverses manifestations de racisme, au sens où elles se sont maintenues et développées. Je vais éliminer deux débats. Tout d'abord, je ne suis pas en train de dire que la France est un pays profondément, structurellement, radicalement raciste. Je dirais même que c'est un pays intellectuellement antiraciste, mais dont un certain nombre d'habitants font du racisme sans le savoir, comme M. Jourdain faisait de la prose sans le savoir. Par ailleurs, vous ne m'entendrez pas davantage parler de « racisme d'État », tout simplement parce que nous sommes dans un État dont la législation et les principes sont antiracistes. Cela n'interdit pas de parler de pratiques racistes pour des systèmes à l'intérieur de l'État.
Ces deux points étant précisés, nous avons vu se développer un certain nombre de manifestations de racisme, envers les communautés les plus diverses. Il y a celles qui ont été maintenues vis-à-vis des Roms, ainsi que vis-à-vis des juifs. Nous avons aussi vu s'amplifier des discriminations concernant les populations considérées comme arabes, et musulmanes, qui ne se recouvraient pas au début. Aujourd'hui il y a une espèce d'osmose arabo-musulmane, ce qui fait dire au traiteur libanais chez lequel je vais manger parfois : « Ces imbéciles ne savent même pas que je suis chrétien. » Mais il est d'abord perçu comme Arabe et, de ce fait, par hypothèse, comme un musulman.
Cette sorte d'assignation à résidence va se retrouver de manière systématique, qu'elle concerne les Arabes ou qu'elle concerne les Noirs. Souvenez-vous des films témoignant de l'accueil des personnes noires de peau en France en 1945 : les soldats noirs américains disaient que la France était un pays de cocagne. Nous assistons à un développement des formes de racisme vis-à-vis de diverses communautés, et à la permanence de certaines. L'antisémitisme constitue une histoire spécifique de la France et de l'Europe : l'autre côté de la Méditerranée n'a pas connu le génocide.
En France, le tabou issu de la Seconde Guerre mondiale a été politiquement prolongé par la guerre d'Algérie, notamment par rapport à ceux qui étaient essentiellement porteurs de l'antisémitisme en France, c'est-à-dire l'extrême droite, et qui ont aussi commis la tentative d'assassinat du général de Gaulle. Je peux dater très précisément le jour où ce tabou a été publiquement levé : c'était lors de la campagne présidentielle de Valéry Giscard d'Estaing. Le responsable du service d'ordre de sa campagne s'appelait en effet Alain Robert, l'ancien dirigeant d'Occident et du Groupe union défense (GUD). Il est alors redevenu possible à quelqu'un d'extrême droite, porteur d'un antisémitisme virulent, et grand ami de Pierre Sidos, d'exister politiquement.
L'antisémitisme a évolué, et il faudra que les historiens s'interrogent sur les raisons de cette évolution qui est liée à la question israélo-palestinienne mais aussi à la situation dans nos « quartiers ». L'idée de « tuer des gens parce qu'ils sont juifs » est redevenue possible matériellement et conceptuellement en France pour un certain nombre de gens. Il y a là quelque chose d'intolérable. Nous portons également un certain nombre de stéréotypes issus de la colonisation, et qui sont profondément ancrés, y compris dans les communautés victimes du racisme. Par exemple, des agresseurs, souvent issus de communautés minoritaires, considèrent que les Asiatiques ont beaucoup d'argent, reprenant ainsi le stéréotype sur les juifs.
Dès lors, nous faisons face à plusieurs défis. Le premier est que nous ne pouvons nous contenter de parler du « racisme » en général. Il y a bien entendu le racisme en tant que concept. Mais le racisme qui concerne les juifs n'est pas le même que celui qui concerne les Noirs ; les juifs ne seront pas considérés comme de grands gentils benêts ni de grands sportifs. Je vous passe l'analyse des différents stéréotypes. Bien qu'il y ait eu des violences dans la décolonisation de l'Afrique subsaharienne, les populations qui en sont issues ne sont pas vécues dans l'inconscient collectif français de la même manière que les Arabes, qui supportent dans leur ensemble l'image de la guerre d'Algérie. Nous avons donc à faire très attention sur ce plan, et à ne pas nous contenter d'une espèce de jugement amphigourique et général du racisme. Nous devons identifier ses ressorts et ses manifestations par rapport aux différentes histoires.
Ce qui nous fait aujourd'hui pratiquement le plus peur, c'est la concurrence des mémoires et des victimes, c'est-à-dire le fait pour chacune des victimes, non pas de se demander ce que la République fait contre le racisme, mais ce qu'elle fait pour sa propre communauté. À partir de là s'ouvre la voie à un refus de l'universalité de la lutte contre le racisme. Mais cette situation s'explique aussi par le fait que nous ayons attendu pendant très longtemps pour reconnaître ces manifestations de racisme. Regardez la date à laquelle nous avons décidé de commémorer l'abolition de l'esclavage. Nous avons un vrai déficit de prise en compte de l'histoire des différentes formes de racismes, et de leur expression, en restituant à chacun ce qu'il est, ce qu'il subit, sans rentrer dans la question de la concurrence.
Sur ce terrain, je suis extrêmement gêné par le discours public. En tant qu'avocat, je suis dans la dix-septième chambre correctionnelle de Paris, et jamais on ne tolérerait d'Éric Zemmour qu'il tienne sur les juifs les propos qu'il tient sur d'autres communautés. Jamais ; et pourtant, il tient le haut du pavé sur CNews. Je ne dis pas qu'il y a là une discrimination consciente ou voulue. Je dis que nos manières de penser, nos stéréotypes et notre appréhension de la souffrance des victimes sont structurés par certains fondements non par d'autres, et que le ressenti de la lutte contre les discriminations peut différer en fonction de la communauté visée.
Je terminerai mon propos par ce qui est en train de se profiler. J'ai été extrêmement choqué par le discours du Président de la République au Panthéon. Je suis un Français du décret Crémieux, donc juif. Je suis pleinement Français et pourtant je ne prends pas la France « en totalité ». Est-ce que je dois prendre la France en totalité quand j'ai encore chez moi les bulletins du recensement de mes parents en tant que juifs à Alger en 1941 ? Cela ne veut pas dire qu'on est contre la France, mais qu'on a été contre ce qui a été fait à cette époque au nom de la France.
Je suis également choqué par une certaine inversion des priorités. Il y a donc quand même une certaine incongruité à venir dire aux victimes de racisme : vous vous défendez mal, vous vous défendez au travers d'une contestation de la République et de l'universalité. La question de l'universalité de la lutte antiraciste ne peut et ne doit se poser selon moi mais les voies pour l'atteindre peuvent passer par différentes composantes. L'universalité ne peut devenir une espèce de prérequis pour être reconnu comme victime du racisme. C'est d'une certaine manière la même attitude que celle qui consiste à dire à une femme victime d'agression sexuelle qu'elle n'était pas bien habillée. Quel est le premier délit : celui de ne pas concevoir l'universel comme nous, ou le racisme ?