J'ai tenté d'axer ma présentation de ce matin en complémentarité de ce que vous avez déjà entendu précédemment. Je sais que vous entendrez M. Lilian Thuram le 24 septembre. J'ai écouté l'audition de M. Dominique Sopo et des présidents du Club XXIe siècle. J'essaierai de ne pas intervenir sur leurs champs.
En tant qu'historien, je me suis spécialisé dans la question coloniale et migratoire. Je viens d'une culture qu'on appelait « africaniste » au siècle précédent. Le terme peut sembler désuet aujourd'hui. En travaillant sur l'Afrique, j'en suis venu à la question coloniale. J'ai produit la plupart de mes ouvrages, de mes expositions et de mes films autour de cette question qui m'intéresse et qui m'occupe d'autant plus qu'elle est omniprésente aujourd'hui dans les débats. Les statues déboulonnées çà et là concernent rarement des personnalités sans rapport avec l'histoire de l'esclavage ou avec l'histoire coloniale. Ce passé qui pourrait sembler lointain résonne aujourd'hui aux États-Unis, en Angleterre, en France, en Belgique, en Allemagne et dans un certain nombre de pays. Le phénomène est devenu très médiatique et très générationnel. Dans le même temps, le racisme a changé de configuration, car les acteurs qui en parlent aujourd'hui ne sont plus d'un seul côté du miroir de l'histoire. Que ce soit dans le monde associatif, dans le monde de la recherche ou chez les intellectuels, ceux qui tentent de discuter de ces enjeux ne sont plus les mêmes acteurs qu'il y a trente ou quarante ans. Ces questions sont désormais analysées par des personnes soutenant des points de vue différents. Combattre le racisme aujourd'hui n'est pas simplement une démarche morale comme dans les années 1960 et 1970.
Les personnes nourrissent aujourd'hui des points de vue extrêmement différents tant sur la nature du racisme dans la société que sur la manière de le combattre. Les analyses qui sont défendues n'entraînent pas les mêmes politiques publiques, ni les mêmes actions culturelles. Jusqu'à présent, un certain nombre de personnes ne voulaient pas entendre parler des constructions du racisme. Certains pensent qu'il n'y aurait plus de racisme dans la société ou qu'il n'existerait pas un racisme spécifique dans nos sociétés, sinon à l'état de reliquat du passé. D'autres, qui se font de plus en plus entendre, soutiennent que la question du racisme ne peut être traitée par les descendants de ceux qui ont produit le racisme. Les questions de racisme sont également devenues très prégnantes en raison du lien qui a été établi avec les discriminations. La grande nouveauté née il y a vingt ans, et largement portée aujourd'hui par les jeunes, est d'établir un lien direct entre ce que l'histoire a produit et les fondements du racisme et des discriminations dans les sociétés occidentales. Que cette analyse soit vraie ou fausse, elle fait en tout cas partie du présent. Il existe un lien précis entre l'histoire, la continuité de certaines formes de racisme et les discriminations subies par certains dans la société, qu'elle soit française, belge, allemande ou italienne.
Je souhaite partir de l'histoire coloniale pour aborder le sujet, car elle est devenue un point de crispation crucial et je crois qu'on ne peut pas comprendre la question du racisme dans nos sociétés sans comprendre en quoi la question coloniale a fabriqué une matrice et un point nodal de la réflexion. Afin de lutter contre les nouvelles formes de racisme, il convient de se référer à l'histoire coloniale, dans laquelle j'inclus bien entendu l'histoire de l'esclavage. Nous voyons les statues de Christophe Colomb et celles de Léopold II démontées respectivement aux États-Unis et en Belgique. Ce sont ainsi cinq siècles d'histoire qui ont tissé un rapport entre le présent et le passé. Ce point est essentiel, car, pendant très longtemps, l'approche morale a été la dynamique principale de déconstruction du racisme dans la lutte antiraciste. Il n'était pas bien d'être raciste dans une société dite contemporaine, après la Seconde Guerre mondiale. Ce discours, fondé sur les notions de générosité, d'ouverture à l'étranger et de condamnation de la Shoah, a fonctionné pendant une longue période. Considérer qu'être raciste est négatif demeure un enjeu moral, simplement parce que cette posture s'oppose à celle des générations précédentes, pour lesquelles être raciste était plutôt la norme. Si vous ouvrez le manuel scolaire de 1959, Les enfants de France, la dernière leçon figurant à la fin de l'ouvrage s'intitule « pourquoi la race blanche dirige la terre ». C'est ce qu'ont appris nos parents à l'école. En d'autres termes, nous avons évolué d'une matrice dans laquelle le racisme faisait partie des codes sociétaux, économiques et politiques d'organisation du monde, vers une vision dénonçant le racisme comme antinomique avec le vivre-ensemble dans une société de plus en plus mondialisée.
Or, ce modèle a complètement mis de côté les constructions culturelles qui ont produit le racisme ou l'ont structuré de façon spécifique. La question coloniale est particulièrement importante à cet égard pour deux raisons. Premièrement, l'histoire coloniale est un système économique, politique et un système de pensées, qui a commencé au XVème siècle et qui s'est achevé il y a très peu de temps. Je rappelle que les derniers territoires décolonisés par la France sont les Nouvelles-Hébrides en 1980.
Les immigrations et la circulation des jeunes et des travailleurs dans d'autres pays ont changé la configuration du monde. Chacun arrive dans notre société métissée avec une histoire différente. J'ai coutume de rappeler aux étudiants, qui ont parfois du mal à aborder la question, que lorsque l'on est issu de l'immigration, on porte à peu près le même récit que les parents ou les grands-parents qui sont arrivés dans un pays, ayant affronté la difficulté de partir, puis celle de s'installer. Mais lorsque l'on est issu à la fois de l'immigration et de l'histoire coloniale, la situation est différente, puisque l'on est à la fois descendant de migrants et descendant d'indigènes. Ce n'est pas la même appréhension du monde ni la même manière de se construire dans la société. Les migrants arrivent donc avec des codes issus de leur propre histoire.
Dans notre société d'accueil, l'histoire coloniale paraît à la fois lointaine et complexe à assimiler. Nous avons travaillé sur la notion de culture coloniale. Celle-ci peut être définie comme ce que nous avons appris de la colonisation dans l'environnement discursif et culturel français. 90 % des Français n'ont jamais été aux colonies. Ils n'ont appris la colonisation qu'à travers des images et des films, tels que La danseuse de Marrakech, Pépé le Moko, L'homme du Niger. Avant la Seconde Guerre mondiale, on comptait encore des zoos humains au jardin d'acclimatation.
L'exposition coloniale de 1931 a été un événement majeur, avec 33 millions d'entrées vendues, à peu près également réparties à droite et à gauche. Nous sommes issus de cette histoire. Elle est complexe, paradoxale et violente. Elle a été intimement fondée sur le racisme, puisqu'il a été inscrit dans le droit que quelqu'un qui naît à 10 000 kilomètres de la France avec une autre couleur de peau n'est pas français. Il ne s'agissait pas simplement d'une utopie. Le droit français a construit une matrice complexe en application de laquelle certains individus étaient citoyens français et d'autres étaient sujets français. 96 % des populations qui vivaient dans les colonies n'avaient pas le droit à la citoyenneté. Il est néanmoins notoire que certains y avaient droit. En France, les femmes n'avaient toujours pas un droit plein et entier à la citoyenneté. Je rappelle que le droit français a inventé la « race française » en 1926. Un individu issu de mère indigène et de père français en Indochine devait passer devant deux médecins afin de déterminer s'il était indigène ou français. Telle est notre histoire. Si aucun des héritiers de cette histoire n'était venu vivre avec les autres, l'effet collatéral de l'histoire coloniale serait peut-être moins complexe. Mais il est arrivé quelque chose d'imprévisible : au lendemain de l'histoire coloniale voire un peu avant, des millions d'individus sont partis vivre dans la métropole. Ils ont alors tissé des relations et une histoire commune.
Pendant toute cette période migratoire, personne n'a réfléchi au lien qui existait entre la xénophobie liée à l'immigration et le racisme. La xénophobie a frappé en particulier les populations qui venaient des anciennes colonies, traduisant peut-être une forme de rancœur d'avoir perdu l'empire. On peut prendre l'exemple des Arabes et des Maghrébins à Marseille en 1973. Nous observons que l'histoire peine à assimiler ce passé. En principe, le temps permet la prise en charge du passé, mais si vous écoutez certains polémistes et essayistes, ils établissent en permanence un lien entre le récit migratoire, l'identité française et le passé colonial. Ce n'est pas un hasard si le passé colonial est demeuré un sujet majeur du Front national, devenu l'un des premiers partis politiques français, et créé au lendemain de la guerre d'Algérie par Jean-Marie Le Pen au nom de l'Algérie française. Ce parti demeure très actif dans notre pays. Ces sujets n'ont donc pas disparu du champ politique.
Si cette histoire n'occupe certes pas tout l'espace lié au racisme, le débat est loin d'être achevé. Nous aurions pu penser, au début des années 2000, que la question serait close. Néanmoins, vos collègues parlementaires ont été capables de voter en 2005 une loi dont les articles 1 et 4 demandaient aux historiens de parler positivement de la colonisation. Cela nous questionne sur la difficulté à assimiler ce passé. Si vous avez deux heures pour expliquer à des élèves de 15 ou 16 ans comment la République des droits de l'homme a pu coloniser, vous aurez beaucoup de mal à y parvenir. Le paradoxe est absolu : la France, pays des droits de l'homme, héritier des Lumières et porteur de valeurs universelles, a en quelque sorte inventé un système suivant lequel plus un bateau s'éloigne de Marseille, plus les droits de l'homme descendent dans la cale. Ce mouvement est inexplicable aujourd'hui. Le modèle universaliste des droits de l'homme s'est autodétruit à partir du moment où l'autre n'était pas blanc, homme et métropolitain.
La question coloniale n'est pas secondaire par rapport aux formes de racisme que nous connaissons et qui perdurent. Par conséquent, il est indispensable de s'en saisir afin de déconstruire le racisme. Souhaiter que le racisme disparaisse en France sans aborder l'histoire coloniale est illusoire, car c'est l'un des éléments constitutifs de la culture dont nous avons hérité et l'un des ferments qui structurent le racisme.
Nous aurions pu imaginer l'élaboration d'une politique publique sur le sujet. Or, les sept présidents qui ont précédé Emmanuel Macron ont tous affiché à peu près la même position sur la question, à savoir l'amnésie. La raison tient à la difficulté du problème : l'histoire coloniale est trop complexe, trop violente. Les Français ne sont jamais d'accord. Il subsiste en outre au sein de la société française trop d'acteurs de cette histoire : 1,2 million de pieds noirs, deux millions de personnes qui ont fait la guerre d'Algérie. Un certain nombre de personnes ont noué par leurs parents ou leurs grands-parents un lien avec les immigrations postcoloniales, depuis l'Algérie, le Maroc, le Sénégal et les Antilles. Sur le plan politique, le jeu électoral demeure compliqué entre les pieds noirs et les harkis.
C'est pourquoi, de De Gaulle à François Hollande, rien n'a été fait. Les présidents se sont limités à reconnaître les crimes les plus violents, mais sans initier un travail sur ce qui fonde les héritages de l'histoire. La France sera bientôt le dernier pays européen à ne pas compter un musée de l'histoire coloniale. Elle sera peut-être avec le Japon l'un des seuls pays au monde qui n'examine pas son histoire coloniale. Or, il serait nécessaire de déconstruire le passé colonial tant dans l'enseignement que dans l'action publique et dans la lutte contre le racisme. Néanmoins, quand vous dites à un enseignant qu'il faut s'attacher à cette question pour instruire les citoyens de demain, il vous demande où il peut aller. Il n'existe ni un musée à visiter ni un récit sur lequel travailler. De leur côté, les jeunes s'interrogent de leur côté sur les moyens d'accéder à cette histoire. Ils peuvent alors trouver sur internet Dieudonné et tous ceux qui s'emparent du sujet identitaire parce qu'ils savent qu'il constitue un puissant levier de fracture. Ils pourront également entendre des personnes parler du décret Crémieux de 1870 pour démontrer que la République a toujours préféré les juifs aux Arabes. Chacun va chercher les informations où il le peut, d'abord parce que la République ne fait pas son travail de construction et de déconstruction sur le sujet ou du moins ne donne pas les outils aux enseignants pour le faire. En définitive, chacun finit par « bricoler » sa mémoire.
À l'international, il existe deux grands modèles. D'un côté, des pays comme la France, le Japon, l'Italie, l'Espagne et la Suisse sont figés, ils ne regardent pas le passé et ont beaucoup de mal à l'appréhender. Par conséquent, ils maintiennent une forme de mythologie qui leur évite d'engager un travail sur le sujet. De l'autre côté, des pays comme la Grande‑Bretagne, les Pays-Bas, les États-Unis, le Canada et le Portugal ouvrent des musées. La Grande-Bretagne compte deux musées de la colonisation. Les États-Unis viennent d'ouvrir un musée à Washington et compte de nombreux musées sur les lynchages, les Indiens et les Amérindiens. Le Portugal mène des initiatives exemplaires depuis dix ans. L'Allemagne conduit un travail monumental. Berlin compte un musée des statues qui ont été démontées. Un musée de la colonisation y ouvrira prochainement. La Belgique a récemment refait le musée de Tervuren.
Alors que certains ont choisi d'appréhender cette histoire, d'autres, comme la France, qui se présente comme une grande société ouverte aux droits de l'homme et à la diversité, connaissent une véritable difficulté à affronter ces enjeux et la politisation de la question. Concomitamment, la société a changé. Une nouvelle génération de chercheurs est arrivée. Les intellectuels et les artistes se sont emparés de ces questions. Nos enfants ont appris à s'intéresser à ce passé, notamment en écoutant du rap, de Youssoupha à Soprano. Ils sont allés voir Indigènes au cinéma. L'État et la force publique ayant du mal à affronter la situation, ils ont recherché une culture ailleurs. À partir du moment où la force publique ne peuple pas l'espace identitaire, politique et historique, cela se fait ailleurs. La tendance a produit une double forme de radicalisation d'une partie de la jeunesse. Certains considèrent qu'on assiste à une recolonisation du pays, ce discours étant porté par le Rassemblement national. D'autres considèrent que les Blancs ne sont pas légitimes pour déconstruire le modèle colonial. Les représentants traditionnels de l'antiracisme ont subi ce choc de front. Le mouvement antiraciste en France a été en quelque sorte délégitimé, étant considéré comme le produit de cette histoire.
S'il est très positif que nous changions enfin la manière d'appréhender le passé colonial, nous assistons du même coup à un durcissement et à une fracturation des enjeux dans la lutte contre le racisme. Dans quelques jours, un documentaire sera diffusé sur France télévision, intitulé décolonisation, la chute de l'empire. C'est un véritable événement, car France 2 consacrera pour la première fois trois heures trente au sujet. Il aura fallu deux ans pour convaincre l'armée de communiquer des archives, mais c'est seulement soixante ans après la décolonisation que ce type de documentaire paraît. La diffusion d' Holocauste aux dossiers de l'écran avait permis la prise de conscience de l'antisémitisme et de la Shoah dans notre société. Cela fonctionne ainsi. Si vous n'avez pas les moyens de mener une action publique, qu'elle se déroule dans les musées, les expositions, les livres, à l'éducation nationale ou sur des chaînes publiques, la situation n'évolue pas.
Lorsque nous avons organisé l'exposition sur les zoos humains Exhibitions, l'invention du sauvage, au musée du Quai Branly, nous avons accueilli 300 000 visiteurs, ce qui est important. Le public est venu voir comment l'histoire pouvait exposer concrètement ce qu'est le racisme. Quand vous expliquez qu'il y a un siècle, on exhibait les soi-disant sauvages dans des expositions au jardin d'acclimatation, vous ne vous contentez pas d'une présentation abstraite, vous rendez le racisme intimement tangible. Si une perception est le produit d'une culture, elle peut se déconstruire. L'enjeu est de développer la capacité à déconstruire ce que sont aujourd'hui les modèles du racisme.
Les débats sur le racisme sont aujourd'hui fortement polarisés. La question n'ayant pas été traitée, en France et dans d'autres pays, chacun s'en empare. Que ce soit à bon escient ou non. Deux grandes tendances ont émergé. D'un côté, certains considèrent qu'on peut encore changer en commun certains fondements racistes de la société pour établir une société du vivre ensemble. De l'autre, certaines communautés estiment qu'il leur appartient de régler le problème. Le sujet est important, car on ne peut déconstruire le racisme sans acteurs de terrain. La loi est essentielle pour punir, mais elle ne suffit pas. Sans courroie de transmission de la politique publique, le travail sera inefficace.
Parler d'antiracisme est presque devenu ringard aujourd'hui. Le mouvement antiraciste a produit une image devenue très négative pour la jeune génération. Un jeune de 20 ans sait qu'il existe un lien entre l'histoire et les discriminations. Il a conscience qu'il n'est pas simple d'être noir et arabe dans ce pays. Il sait également qu'un policier arrêtera huit à treize fois plus une personne issue de l'immigration. Ces points ne font plus débat. Il s'agit de constats d'une génération qui se vit elle-même très métissée. Certains veulent changer la société, d'autres pas du tout. Des hommes, qui ont très bien compris ce qu'on leur demande, ne quitteront pas leur Conseil d'administration. Ils ne veulent pas abandonner le pouvoir qu'ils détiennent. Un certain nombre d'individus blancs savent qu'ils n'ont aucun intérêt à changer le système. D'autres personnes dans ce pays sont exposées à des problèmes quotidiens.
La lutte contre le racisme ne se limite pas à la prise de conscience des inégalités et du côté scandaleux et inacceptable de certains comportements. Nombre de gens le comprennent parfaitement, mais ils sont aussi les héritiers d'un récit qui ne leur confère que des avantages. Il est donc très compliqué de se saisir de la question, car des acteurs qui ont compris le message ont choisi leur posture. Certains ont décidé de ne pas travailler avec l'État. D'autres militent pour un nouveau cheminement, car le racisme a évolué et la lutte à mener n'est plus celle des années 1970 ou 1980.
Enfin, dans notre collectif de jeunes chercheurs, il y a trente ans, nous étions partis d'un constat simple : les chercheurs ne peuvent rester dans leur tour d'ivoire, ils doivent produire concrètement le savoir universitaire : par exemple, quand je fais un film, j'en suis le réalisateur ; lorsque je mène une opération pédagogique, je la conduis dans l'établissement scolaire où j'enseigne.
Au-delà de la déconstruction du passé colonial, il faut aussi fonder un contre-modèle positif. Sans cela, vous ne permettez pas aux héritiers de cette histoire de se construire. Nous avons conçu des séries télévisées comme Frères d'armes. Elle relate l'histoire de combattants qui sont venus des quatre coins du monde participer aux guerres de la France et sont morts pour la patrie. Do Huu Vi est un grand aviateur vietnamien de la première guerre mondiale. Camille Mortenol est un capitaine originaire de Guadeloupe qui a défendu Paris. Nous avons fait de même avec les sportifs et les artistes. Il est important de déconstruire l'histoire coloniale avec précaution, car elle est très compliquée. Il faut se garder de tout manichéisme pour ne pas verser dans le moralisme. L'histoire ne doit pas non plus provoquer des réactions identitaires. Il convient également de faire droit aux histoires de chacun, car même si le récit est commun, les mémoires sont différentes. Concomitamment à la déconstruction, il est nécessaire de bâtir des modèles de référence pour tous. Quand je parle de Do Huu Vi, je m'adresse autant à des Bretons qu'à des jeunes venus des quatre coins du monde qui vivent désormais en France. Chacun devra pouvoir s'identifier à Do Huu Vi, à Mortenol ou à Boughéra El Ouafi qui remporta le marathon aux Jeux olympiques d'Amsterdam en 1928. Il ne s'agit aucunement de remplacer les grands personnages qui ont fait l'histoire, mais d'intercaler naturellement d'autres personnages importants dans la palette d'un pays qui nous ressemble.
Afin de combattre le racisme, il faut à la fois en combattre les origines, les idéologies et le monde savant des XVIIIème et XIXème siècles qui a légitimé l'histoire coloniale. Dans le même temps se sont produites des rencontres extraordinaires. Ainsi, Léopold Sedar Senghor, Aimé Césaire et Paulette Nardal ne se seraient jamais rencontrés à Paris sans l'histoire coloniale.
Il est nécessaire d'opérer sur deux plans afin d'atteindre les fondements du racisme actuel. D'un côté, il convient de déconstruire le modèle qui produit le racisme en expliquant d'où il vient. L'histoire des zoos humains est un bon exemple de travail concret, précis et détaillé sur le plan scientifique. De l'autre, nous devons donner à la jeunesse des exemples d'un monde qui fonctionne. La démarche a été la même dans l'histoire des femmes. Durant des années, nous avons entendu des historiens expliquer que les figures féminines n'étaient pas assez nombreuses pour raconter une histoire de leur point de vue. Le seul moyen d'y parvenir est de travailler, de révéler l'importance des femmes dans l'histoire de l'humanité. Faire émerger des figures féminines dans le récit siècle après siècle sera un travail énorme, étant donné qu'elles ont été enfouies à dessein dans les ténèbres de l'histoire depuis des siècles.
La même perspective doit être adoptée concernant l'histoire coloniale. Il faut extraire du récit des contre-exemples légitimes aux discours des racistes. Quand j'évoque Boughéra El Ouafi, je n'invente pas un héros. Il est le seul athlète à avoir gagné une médaille pour la France en athlétisme. Quand je raconte l'histoire de Raoul Diagne, le premier jouer noir dans une équipe européenne, je ne mythifie rien, je propose un récit qui trouvera sa propre force. Quand vous dressez le portrait d'Addi Bâ le résistant, qui devient le film Les patriotes, vous ne fabriquez pas quelque chose de superficiel. Vous construisez des contre-images en allant au plus profond du récit.
Le problème est que ces questions demeurent intimement tabou dans l'ordre public, y compris à l'éducation nationale. Ces mémoires meurtries, ces sujets complexes ne sont pas traités pour conduire des citoyens à combattre le racisme. Ils demeurent à la marge du récit officiel parce qu'ils font peur. Or, le premier réflexe lorsqu'on a peur de quelque chose est de l'éviter. L'école tient un discours extrêmement abstrait et très moralisateur sur le racisme. Il me semble que cette approche n'est plus efficace, parce qu'elle ne donne pas du sens au discours. Pour un jeune, dire que ce n'est pas bien d'être raciste n'est pas une valeur en soi. Nous devons évoluer du discours à un stade pratique de déconstruction qui ôte toute légitimité à ceux qui prônent les discours racistes.
En 1995, nous avons réussi à admettre un passé qui était meurtri et compliqué, lié à la Shoah, à Vichy et à la Seconde guerre mondiale. Nous avons donc les moyens d'évoluer, à condition de prendre en compte les enjeux du racisme. Regardez ce qui se passe avec la culture du black face, voyez comment peut subsister le stéréotype. De grandes difficultés perdurent dans le cinéma français, à la télévision et dans les médias. Le problème n'est pas l'héritage des « savants » du XIXème siècle. Gobineau a été lu par 5 000 personnes. Les préjugés sont diffusés dans la culture populaire, par de nombreux éléments apparemment insignifiants. Ces phénomènes sont très complexes à déconstruire, car ils sont semblables à un millefeuille, mais nous ne ferons pas l'économie de ce travail. Nous devrons aller chercher au fond de notre culture des éléments qui ont produit la légitimité coloniale ou de l'esclavage. Voilà pourquoi j'ai souhaité insister sur la question coloniale. Je crois qu'elle sera un point nodal de la politique publique qui doit être mise en place. Si la question coloniale n'est pas appréhendée, vous la laisserez aux radicaux. Ils ne vous feront aucun cadeau, car ils ont intérêt à ce que le système ne change pas. Les uns voudront conserver leur pouvoir et les autres, au nom de la victimisation, réclameront de façon communautaire une partie du pouvoir.
Quoi qu'il en soit, vous ne pouvez pas reprocher à des jeunes de démolir des statues dès lors que la République ne construit pas de musée. Je suis contre le déboulonnement des statues. Il faut expliquer d'où elles viennent, mais ne soyez pas surpris si le phénomène se poursuit et s'accroît. Vous ne pouvez pas dire aux gens qu'il ne faut pas faire, quand vous ne faites rien vous-mêmes. Durant sa campagne en 2016, le Président de la République lui-même avait prononcé des mots très forts en parlant de la colonisation comme d'un crime contre l'humanité. Si tel est le cas, elle a produit dans ses héritages des effets collatéraux violents. Quelle politique publique a été menée depuis sur le sujet ? Aucune.