Je vous remercie de votre invitation. Nous n'avons changé de nom qu'une seule fois, mais sans changer d'acronyme. Le MRAP a été fondé en 1949 par d'anciens résistants et déportés juifs, rescapés pour la plupart des camps d'extermination. Ils se sont réunis au cirque d'hiver le 22 mai 1949, et ont prêté serment en affirmant : « plus jamais ça ».
À l'époque, notre acronyme signifiait « mouvement contre le racisme, l'antisémitisme, et pour la paix ». Or très rapidement, il nous est apparu que nous devions étendre notre combat à un champ plus large que la lutte contre l'antisémitisme, en incluant notamment les luttes décoloniales et l'immigration, pour l'essentiel nord-africaine et subsaharienne.
Notre mouvement a également souhaité défendre l'idée d'universalité et de l'indivisibilité des droits, indépendamment de toute considération d'appartenance. Nous ne considérons pas qu'il soit pertinent de scinder la lutte contre le racisme, contre l'antisémitisme, contre l'islamophobie, contre la négrophobie, etc. Nous considérons donc que le combat antiraciste doit être universaliste et indivisible. Le changement de nom opéré en 1970 est donc le fruit d'une longue réflexion. Il est intervenu à l'approche d'une importante modification législative. En effet, jusqu'en 1972 s'appliquait le décret du 21 avril 1939 dit décret Marchandeau, du nom du garde des Sceaux de 1939. Ce décret avait été aboli pendant la période de Vichy, et rétabli en 1945. Il était cependant devenu très largement insuffisant pour combattre le racisme et les discriminations.
Aussi, dès 1959, Léon Lyon-Caen, président du MRAP, et président honoraire de la Cour de cassation, avait porté dans le magazine de l'association, Droit et liberté, l'essentiel de ce qui deviendra la loi de 1972. Dès 1959, nous avons adressé une proposition de loi à tous les parlementaires de l'époque. Il a fallu treize ans pour aboutir à la loi baptisée à tort loi Pleven, du nom du garde des Sceaux d'alors – il s'agissait en effet d'une proposition de loi, portée par le député Alain Terrenoire, et non d'un projet de loi gouvernemental. Alain Terrenoire nous a récemment confirmé avoir repris les éléments essentiels de notre proposition de 1959.
Faudrait-il sortir du carcan de la loi sur la presse et faire entrer les infractions liées au discours raciste dans le droit commun ? Le MRAP s'y oppose, d'une part car il en va de la liberté d'expression, d'autre part car la loi de 1972 a beaucoup évolué. Elle était, comme toutes les lois traitant des délits de presse, protectrice de la loi sur la presse, et donc, par principe, de la liberté d'expression. Le court délai de prescription obligeait notamment les parties à se conformer à diverses contraintes procédurales. Au cours de ces dernières années, le délai de prescription est passé de trois mois à un an. Surtout, en 2017, les principales chausse-trapes ont été éliminées et nous sommes aujourd'hui proches du cadre de droit commun. La procédure peut désormais être initiée sur la base d'une infraction et le jugement porter in fine sur une autre, ce qui n'était pas possible auparavant. Sans entrer dans les détails juridiques, sortir du cadre de cette loi n'aurait guère d'intérêt à nos yeux. Le MRAP s'y oppose. Je rappelle que les violences à caractère raciste sont traitées dans d'autres cadres législatifs.
En revanche, nous aimerions que les procès aient un réel effet sur la lutte contre le racisme. J'ai moi-même, en tant qu'avocat, défendu des parties civiles dans le cadre des procès contre des individus, qu'il s'agisse de Roger Garaudy ou de Maurice Papon. La première affaire Papon, à Bordeaux, était portée par de nombreux cadres de l'association. Une seconde affaire du même porte sur le 17 octobre 1961. À l'époque, le MRAP était une petite organisation, mais avait envie d'en découdre avec celui qui avait été secrétaire général de la préfecture de la Gironde.
Nous avons fait citer l'historien Jean-Luc Einaudi, qui avait beaucoup travaillé sur la violente répression du 17 octobre 1961, date méconnue en dehors des milieux d'historiens. Cette « ratonnade d'État » avait pourtant provoqué plusieurs centaines de morts. Seules les personnes âgées qui l'avaient vécue s'en souvenaient, mais restaient très discrètes. L'événement dans l'événement de ce procès a ainsi été le témoignage de Jean-Luc Einaudi, qui a provoqué notamment l'intervention de Jean-Pierre Chevènement. Ce dernier a désigné Dieudonné Mandelkern, conseiller d'État, pour apporter des éclairages historiques. Jean-Luc Einaudi a souligné qu'il revenait aux historiens de mener ces recherches.
Dans le cadre de son témoignage, il a répété que Maurice Papon, en tant que préfet de police de Paris, avait été le responsable de ce massacre. Or celui-ci a cru pouvoir déposer plainte pour diffamation contre Jean-Luc Einaudi. Un second procès a donc eu lieu à Paris, dans le but de discréditer les parties civiles. Ce procès a été exemplaire et historique. Il a permis d'écrire cette page de l'histoire de France, avec des stèles et des commémorations tous les ans.
Dans cet exemple, le procès a joué un rôle considérable. Mais tel n'est pas toujours le cas. Roger Garaudy a été condamné pour des faits de négationnismes devant le tribunal, devant la Cour d'appel, et son pourvoi en cassation a été rejeté. Cela a entraîné un débat sur le négationnisme, qui a abouti à la loi Gayssot. Celle-ci a provoqué des controverses. Appartient-il au législateur de dire l'histoire ? Nous étions pour, car c'était un moyen de condamner les négationnistes, qui pratiquaient une forme sophistiquée d'antisémitisme. Néanmoins, Roger Garaudy a commencé son propos liminaire devant le tribunal en remerciant les parties civiles, parce que son livre, qui était édité initialement à trente mille exemplaires, avait par la suite été vendu dans de nombreux pays à des centaines de milliers d'exemplaires. Il avait même obtenu un don d'une princesse du Qatar. C'était cauchemardesque. Ce procès lui avait apporté une publicité inattendue.
On pourrait multiplier les exemples. Quoi qu'il en soit, on ne peut en aucun cas considérer que le combat judiciaire doive se substituer au militantisme, à la lutte politique, à la nécessaire éducation ou à la transmission des mémoires, auxquels le MRAP s'emploie quotidiennement.
La loi française est malgré tout assez bien faite. C'est l'une des plus complètes en Europe. Nous avons la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH), une institution parfaitement indépendante, et la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine envers les personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, et trans (DILCRAH), qui aide les associations. Le Défenseur des droits n'a jamais été aussi important.
Malgré cela, force est de constater que les discriminations n'ont jamais connu une telle ampleur. Les plafonds de verre n'ont pas disparu. Les discriminations sont manifestement très lourdes, mais difficilement identifiables, car elles s'expriment dans une zone d'invisibilité, comme l'évoquent les historiens et les sociologues. Les contrôles « au faciès » existent, nous le savons, non pas grâce à des statistiques ethniques, qui sont interdites, mais grâce à la société Open Society. Open Society s'est d'ailleurs mobilisée au cours du procès contre Éric Zemmour, qui était poursuivi pour avoir déclaré que la plupart des délinquants étaient noirs et arabes, en montrant que ces populations étaient jusqu'à quinze fois plus contrôlées que les autres.
Les discriminations à l'embauche n'ont pas davantage cessé. Les jeunes stagiaires avocats rencontrent des difficultés. Même avec un haut niveau de diplôme, il est difficile de trouver un emploi ou un logement. Ces situations sont connues et établies.
Jean-Marie Le Pen avait déclaré un jour : « Je crois à l'inégalité des races ». J'étais fou de rage d'entendre cela. Il avait conclu son propos en disant : « Il suffit de voir les coureurs sur une ligne en finale des Jeux olympiques. Ils sont tous noirs. Les Noirs sont donc plus rapides que les Blancs ». Ce propos était pernicieux et habile ; il n'était pas attaquable légalement. Le fait même de dire « je suis raciste » n'est pas attaquable, tant que l'on ne désigne pas une population déterminée.
Les problèmes qui se posaient jadis sont toujours présents avec la même acuité. Les discriminations polluent le bien-vivre ensemble, qu'elles soient conscientes ou inconscientes. Je suis tout comme vous, monsieur le président, attaché à la République. Mais de quelle République parle-t-on ? De celle qui a commis des crimes contre l'humanité – l'expression a été employée – en Algérie ?
À l'époque, la législation dans l'Algérie coloniale relevait d'un racisme d'État, dans la mesure où le code pénal, qui s'appliquait aux Européens, ne prévoyait pas les mêmes peines que le code de l'indigénat, qui s'appliquait aux indigènes. Aujourd'hui nous n'avons pas affaire à un « racisme d'État », mais à un racisme institutionnel, lié notamment à la parole de certains hommes politiques.
Nous avons poursuivi et fait condamner en première instance Brice Hortefeux, alors ministre de l'intérieur, pour injure raciste. Il avait déclaré : « Lorsqu'il y a un Arabe, ça va, lorsqu'il y en a plusieurs, ça pose problème ! ». La Cour d'appel a par la suite considéré que les faits étaient bien de nature raciste, mais d'ordre contraventionnel, et que dès lors seul le procureur pouvait mener des poursuites. Celui-ci avait suppléé la substitut qui était présente, à son grand dam, ce qui avait provoqué par la suite un grand scandale. Il avait alors demandé la relaxe, considérant qu'il s'agissait de propos privés et non d'injures racistes. Cette intervention politique a eu des répercussions importantes dans l'opinion publique. La République ne peut guère demander de respecter ses valeurs et ses devoirs à des personnes dont les droits ne sont pas respectés.
Dans son livre, Azouz Begag s'est plaint du comportement de Brice Hortefeux qui, en conseil des ministres, employait l'expression « fissa, fissa », fortement péjorative car historiquement utilisée par les colons lorsqu'ils s'adressaient aux indigènes.
Je pourrais aussi évoquer le cas de Claude Guéant, qui est peut-être un peu moins caricatural. Nous l'avons poursuivi devant la Cour de justice de la République dans la mesure où il s'était exprimé dans le cadre de ses fonctions, accusant la communauté comorienne de Marseille d'être composée de délinquants. Notre plainte est restée sans suite à cause de blocages. Il s'est excusé mais n'a jamais été jugé.
Force est de constater que l'universalisme a abouti à un échec, et ce malgré l'arsenal législatif, la DILCRAH, le défenseur des droits et la CNCDH. Les discriminations sont toujours présentes.
Nous avons aussi poursuivi Manuel Valls, qui avait déclaré que les Roms n'avaient pas vocation à rester en France, à une époque où cette communauté était particulièrement stigmatisée. Certains maires avaient même « regretté » publiquement que les pompiers aient éteint trop tôt l'incendie d'un camp de Roms – des propos d'une violence inouïe. Je rappelle au passage que les Tziganes, tout comme les juifs, ont été exterminés pendant la Seconde Guerre mondiale. Cette parole politique décomplexée reniait les valeurs de la République.
Face à de telles expressions, les replis communautaires et la désespérance de certains jeunes ne sont pas étonnants. Ils n'ont jamais déserté la politique ou les combats antiracistes mais ils sont devenus très méfiants à l'égard des institutions – dont font partie les associations antiracistes (SOS Racisme, la LDH, le MRAP ou la LICRA). Les valeurs de ces institutions sont fondées sur l'universalisme mais elles sont fragilisées par des comportements qui témoignent d'une volonté idéologique, sociale et politique de domination.
Nous avons affaire à un racisme moral, qui peut aller du comportement individuel au racisme politique qui, dans une parole décomplexée, renvoient à des périodes obscures de l'histoire de France. Le Parlement a même voulu voter une loi qui évoquait les « aspects positifs » de la colonisation. Nous portons tous une responsabilité dans cette situation, hommes politiques comme associations, car il nous est difficile de contribuer au travail de mémoire. La parole politique n'est plus considérée aujourd'hui car elle est minée par la persistance des discriminations.
Le racisme s'exprime à la fois à travers des injures, des comportements ou des violences, mais aussi à travers une idéologie, fût-elle consciente ou inconsciente. Certains historiens, comme Pascal Blanchard, s'émeuvent du fait que la période coloniale soit pratiquement ignorée. Il existe des dizaines de musées sur les sabots des chevaux et des vaches, mais aucun sur le colonialisme. Cette période, qui était caractérisée par la domination et par un racisme d'État, ne fait l'objet d'aucune introspection. Nous parlons d'une époque où existaient des zoos humains dans lesquels des personnes de race blanche pouvaient y découvrir des êtres qui leur étaient réputés inférieurs. À titre personnel, je n'ai pas participé au colonialisme ou à l'esclavagisme, et je ne ressens donc pas de besoin de repentance, mais je souhaite que ces zones d'ombre de notre histoire ne soient pas oubliées. Nous avons su faire ce travail de mémoire avec l'extermination des juifs, par exemple avec le travail magnifique de Serge Klarsfeld.
Nous croyons pleinement dans les valeurs de l'universalisme. Nous avons même modifié notre nom parce que nous ne souhaitions pas établir une quelconque hiérarchie entre le racisme anti-Noirs, l'islamophobie et l'antisémitisme. Contrairement à nos amis de la LDH, nous appelons à bannir le mot « race » de notre vocabulaire, au même titre que le slogan éminemment raciste « Y'a bon Banania ! ». Le combat antiraciste ne peut passer que par un combat universaliste, qui rende les droits universels et indivisibles.
Nous ne pouvons pas défendre chaque cas de racisme en excluant tous les autres. Avec Frédéric Potier, nous avons visité un comité local du MRAP dans les Landes, qui avait organisé une visite dans des camps pour des jeunes issus de quartiers « difficiles », les sensibilisant à différentes formes de racisme (à travers la retirada des Espagnols en 1939 et le camp d'extermination d'Auschwitz). Le fait de confronter ces mémoires différentes permet de comprendre qu'elles correspondent à plusieurs facettes du même problème. De même, Maurice Papon n'a pas seulement séquestré et envoyé des juifs dans des trains, il a aussi participé au massacre de ce qu'on appelait à l'époque les Français musulmans d'Algérie. Aux côtés d'associations de résistants et de déportés juifs, nous avons commémoré la déportation de vingt-neuf enfants juifs, qui avait été décidée en septembre 1942 par Pierre-René Gazagne, alors préfet des Landes. Ce même Pierre-René Gazagne, auprès du gouverneur en Algérie, a aussi participé au massacre de Sétif le 8 mai 1945.
Le partage mémoriel est donc essentiel mais sa portée reste limitée face au racisme et aux discriminations institutionnels.