Intervention de Danièle Lochak

Réunion du jeudi 24 septembre 2020 à 9h00
Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Danièle Lochak, professeure émérite de droit public à l'université Paris-Nanterre, membre et ancienne présidente du GISTI :

Monsieur le président, madame la rapporteure, j'ai effectivement eu la curiosité d'aller voir les interventions de mes prédécesseurs – et, pour certains, collègues.

Je vous parlerai des étrangers, évidemment, car le GISTI a pour objet de faire reconnaître et respecter leurs droits, sur la base du principe d'égalité, et de combattre toutes les formes de discrimination à leur endroit. On pourrait penser que je vais traiter, pour l'essentiel, de la xénophobie plus que du racisme. La xénophobie, est bien une forme de racisme au sens large – même si j'ai vu que Dominique Schnapper l'a contesté –, c'est-à-dire une forme d'exclusion de ce qui est différent de soi, en l'occurrence par la nationalité.

Au sens strict, le racisme est toujours présent, d'ailleurs de plus en plus ; il est sous-jacent au traitement réservé aux étrangers. En effet, le rejet ou la peur des étrangers – c'est bien, étymologiquement, le sens du mot « xénophobie » – n'est plus général, comme elle a pu l'être dans le passé, mais de plus en plus ciblé : la xénophobie ne vise pas indistinctement tous les étrangers, elle est sélective et adressée prioritairement – parfois même exclusivement – à certaines catégories d'étrangers, en fonction de leur origine plutôt que de leur nationalité au sens juridique. La xénophobie vise donc principalement les Noirs, les Arabes, les musulmans, ceux qui sont issus de l'immigration coloniale. C'est pour cette raison, d'ailleurs, qu'elle poursuit les descendants d'immigrés, alors même qu'ils sont devenus ou nés français. De même, les textes et les pratiques discriminatoires visent prioritairement, voire exclusivement les catégories d'étrangers que je viens d'évoquer.

La manifestation la plus palpable de cette différenciation fondée sur l'origine plus que sur la nationalité, c'est la citoyenneté européenne et le déplacement de la ligne de partage entre « nous » et « les autres » qu'elle a induit. Mais on la constate aussi dans la différence de traitement entre ceux que l'on soupçonne de venir chez nous poussés par la misère, la persécution ou tout simplement la recherche d'une vie meilleure et ceux qui sont originaires de pays où l'on ne vit pas trop mal.

C'est ce que je me propose de vous démontrer rapidement à travers quatre thèmes. Il y a, premièrement, l'obsession du risque migratoire, avec une législation articulée autour de la répression et de la suspicion, qui conforte à mes yeux la stigmatisation des étrangers et entretient les stéréotypes racistes. Deuxièmement, la politique de la nationalité est le reflet des polémiques récurrentes sur l'identité nationale. Troisièmement, les discriminations directement ou indirectement fondées sur la nationalité perdurent. Quatrièmement, on observe une dénégation de la citoyenneté, en quoi je vois le passage d'une exclusion fondée sur la nationalité à une discrimination fondée sur l'origine. En somme, je voudrais m'attacher à analyser ce qui, dans la politique, la législation, les pratiques administratives et les discours qui les sous-tendent, est porteur de discriminations à l'encontre des étrangers et entretient la xénophobie et le racisme.

Premièrement, l'obsession du risque migratoire entraîne ou se reflète dans une législation qui est tout entière articulée autour de la répression et de la suspicion. Cette législation conforte les stéréotypes négatifs en même temps qu'elle les reflète, ce qui encourage la xénophobie et le racisme, à la fois dans la population générale et parmi les agents de l'administration, à commencer par ceux qui sont au contact des étrangers, dont les policiers.

Cela contribue à forger, au sein de l'appareil d'État, une forme de xénophobie institutionnelle – certains diront un « racisme institutionnel ». J'en donnerai quelques exemples. La notion d'ordre public, d'abord, irrigue littéralement le code de l'entrée et du séjour des étrangers et demandeurs d'asile (CESEDA), même dans des cas où la menace présumée est infime. Il y a, ensuite, l'idée de l'étranger fraudeur. Je n'ai pas besoin d'insister : comme vous le savez, dès 1974, c'est-à-dire quand on a arrêté l'immigration de main-d'œuvre, a commencé la chasse aux faux étudiants, aux faux réfugiés et aux faux touristes. Désormais, ce sont les conjoints de Français ou les parents d'enfants français qui sont dans le collimateur, au point qu'on a même décidé de créer un délit spécifique pour le mariage de complaisance – délit qui, à ma connaissance, n'existe pas pour les fonctionnaires qui feraient mauvais usage de la loi dite loi Roustan qui permet le rapprochement des époux.

Le code porte également l'image de l'étranger polygame – le mot s'y trouve dix-neuf fois, même en des endroits où l'on ne voit pas, fût-ce en se creusant la tête, comment la personne concernée pourrait l'être. Je me souviens, à cet égard, de la circulaire relative au pacte civil de solidarité (PACS), où il était écrit que, bien entendu, on ne pouvait pas donner de titre de séjour à un signataire polygame. Cette façon de présenter les choses est stigmatisante : elle donne l'impression que la polygamie est un phénomène général, alors même, on le sait, qu'il est extrêmement circonscrit. L'étranger serait aussi violent et exciseur. Ainsi, on a voulu inscrire dans le code l'impossibilité, pour une personne ayant commis des violences de cette nature sur un mineur de 15 ans, d'accéder à une carte de résident, alors même qu'une condamnation pour crime ne laisse aucune chance d'en obtenir une.

Enfin, l'étranger serait un être machiste et irresponsable qu'il faut éduquer aux valeurs de la République : on le voit très bien dans le fameux « contrat d'intégration ».

Tout cela, encore une fois, a des conséquences. Je n'insisterai pas sur la question du comportement de la police, notamment à travers les « contrôles au faciès », puisqu'elle a été amplement traitée devant vous par Patrick Simon, Fabien Jobard et Sébastian Roché, mais il est évident que la politique du chiffre en matière d'éloignement, conjuguée à l'extension infinie des possibilités d'interpellation, conduit forcément à de telles pratiques.

Deuxièmement, politique de la nationalité. La législation et les pratiques relatives à l'acquisition de la nationalité reflètent et renforcent elles aussi les préjugés anti-immigrés, ces derniers étant présumés non intégrables, même lorsqu'ils sont nés en France. La législation, les pratiques et la jurisprudence ostracisent particulièrement les descendants des anciens colonisés.

Je ne reviendrai pas ici sur les polémiques autour de l'identité nationale. Il y en a eu entre 1985 et 1993 et, plus récemment, à l'époque d'Éric Besson, nous avons connu le « grand débat sur l'identité nationale ». On voit bien – il suffit pour s'en convaincre de lire les débats parlementaires, je n'invente rien – que c'est toujours la place excessive de l'immigration non européenne, autrement dit « colorée », et souvent musulmane, qui représente une menace pour l'identité nationale. On soupçonne ces immigrés de ne pas s'intégrer.

Cela concerne aussi leurs enfants, puisque, si on a certes supprimé en 1998 la manifestation de la volonté de devenir français, qui avait été instituée au lieu d'un accès automatique à la nationalité à 18 ans, on a décidé que la nationalité française ne pouvait être réclamée par les parents au nom de leur enfant que lorsque celui-ci avait atteint l'âge de 13 ans, alors que depuis la loi de 1889, que même Vichy n'avait pas supprimée, on pouvait déclarer l'enfant français dès sa naissance. La justification en est qu'à l'âge de 13 ans l'enfant a été scolarisé, et est donc présumé intégré. Autrement dit, on a inversé le système : avant, c'était pour faciliter l'intégration de l'enfant dans la société française que l'on permettait d'emblée sa naturalisation ; aujourd'hui, on attend qu'il soit présumé intégré pour lui accorder la nationalité.

Les critères requis pour obtenir la naturalisation font quant à eux l'objet d'une application discriminatoire, qu'il s'agisse des ressources, des connaissances linguistiques et culturelles ou encore de la religion. En effet, lors des entretiens d'assimilation, sont souvent posées – exclusivement aux demandeurs musulmans ou supposés tels – des questions pièges sur des thèmes compliqués, telles que : « pouvez-vous me définir la laïcité ? ». Moi-même, bien qu'étant professeure de droit, je ne suis pas sûre que je serais capable de donner en deux minutes une définition de la laïcité qui convienne aux agents de préfecture en face de moi ; peut-être, d'ailleurs, que celle que je leur donnerais ne conviendrait pas. On demande aussi aux femmes musulmanes si elles sont pour ou contre l'interdiction du foulard à l'école, l'existence d'horaires séparés pour les femmes et les hommes dans les piscines, et ainsi de suite : autant de questions pièges qui sont évidemment des marques de suspicion et qui entraînent un traitement discriminatoire pour l'accès à la nationalité française.

Je ne vous parlerai pas ici, car c'est une question extrêmement complexe juridiquement, de ce qu'on appelle la « désuétude ». Sachez cependant qu'une jurisprudence de la Cour de cassation va empêcher les descendants d'anciens colonisés de conserver la nationalité française ou de faire la preuve qu'ils sont français, même quand leurs parents, après l'indépendance, le sont restés.

Troisièmement, les discriminations fondées directement ou indirectement sur la nationalité subsistent en grand nombre. Même quand elles sont entérinées par la loi, elles n'en restent pas moins des discriminations, puisque ces différences de traitement ne sont pas forcément justifiées par une différence de situation ou un intérêt général, pour reprendre les critères utilisés aussi bien par le Conseil d'État que le Conseil constitutionnel ou la Cour européenne des droits de l'Homme.

Les « emplois fermés », par exemple, c'est-à-dire soumis à une condition de nationalité, continuent d'exister malgré tous les rapports ayant préconisé sinon leur suppression du moins leur restriction. Le dernier rapport en date, en 2010, dont l'auteur était le député Daniel Goldberg, n'a pas été suivi par l'Assemblée nationale. Leur caractère discriminatoire est facile à démontrer : les mêmes personnes à qui on refuse l'accès à la fonction publique d'État, territoriale ou hospitalière sont embauchées comme contractuelles pour exercer ces emplois, à l'exclusion, bien sûr, des policiers. C'est bien la preuve que c'est uniquement une question de discrimination : on ne veut pas que ces gens profitent des avantages relatifs de la fonction publique. La preuve en est aussi que les ressortissants européens, eux, ont accès sauf dans quelques cas à la fonction publique nationale. On pourrait très bien aligner le sort des ressortissants des États tiers sur le leur. Comme je vous le disais en commençant, la discrimination ne touche pas tout le monde de la même façon : elle est fondée non seulement sur la nationalité, mais aussi sur l'origine. On remarquera quand même que, récemment, les cheminots marocains ont gagné un combat contre la Société nationale des chemins de fer français (SNCF).

Au-delà du secteur public, ce sont les professions de santé qui continuent à poser un problème, non pas tant du fait de la condition de nationalité, qui a été supprimée pour beaucoup d'entre elles, qu'en raison de la restriction concernant les diplômes étrangers. Certaines professions libérales restent fermées aux étrangers, dans des domaines d'activité très divers, dont la liste ne présente aucune cohérence.

Les conditions d'accès aux droits sociaux sont elles aussi discriminatoires. Il est vrai qu'en 1998, enfin, on a supprimé la condition de nationalité pour l'accès aux prestations dites non contributives – autrement dit, la solidarité, c'était seulement pour les Français –, c'est-à-dire l'allocation aux adultes handicapés (AAH) et les minima sociaux. Cela a été long, car le Conseil constitutionnel avait déclaré dès 1990 qu'il n'était pas conforme à la Constitution de faire une différence, au regard des droits sociaux, entre les Français et les étrangers en situation régulière.

S'il n'y a plus de condition de nationalité, la loi Pasqua, en 1993, a instauré une condition de régularité du séjour pour l'accès à certains droits sociaux. Or il est de plus en plus difficile d'obtenir un titre de séjour. Surtout, un certain nombre de prestations sont soumises non seulement à une condition de régularité du séjour, mais à la possession d'un type de titre de séjour particulier : par exemple, pour le revenu de solidarité active (RSA), une carte de résident, ou encore un certain nombre d'années d'antériorité. Cela ferme évidemment l'accès à certains droits.

Nous pourrions évoquer également, car c'est un point important, les entraves à la scolarisation des enfants d'immigrés et des mineurs étrangers isolés – j'ai vu que vous aviez parlé des enfants roms, mais ils ne sont pas les seuls : les enfants dont les parents sont en situation irrégulière et ceux dont la famille a un hébergement précaire dans la commune sont également concernés. De nombreux maires essaient à tout prix de refuser l'accès à l'école à tous ces enfants, alors que, juridiquement, il est garanti à tous.

Par ailleurs, la précarité de la situation administrative, qui s'est aggravée, entrave l'exercice des droits théoriquement reconnus. Ainsi, la loi de 1984 instaurant la carte de résident avait représenté un progrès fantastique pour les droits des étrangers, à qui elle donnait de la stabilité, mais ce droit a été progressivement raboté, au point de se voir quasiment supprimé : l'accès automatique à la carte de résident n'existe pratiquement plus, sauf pour les réfugiés. Or, avec un titre précaire – je ne parle même pas des sans-papiers –, il est plus difficile de trouver un emploi, se loger, contracter un emprunt ou encore d'ouvrir un compte en banque : autant de droits dont tout le monde dispose, mais qui, de fait, ne peuvent être correctement exercés par les étrangers.

Quatrièmement, j'évoquerai la dénégation de la citoyenneté, dans laquelle je vois une exclusion fondée sur la nationalité qui devient une discrimination fondée sur l'origine. Plusieurs fois, le droit de vote a été promis aux résidents étrangers. Même Jacques Chirac, on l'a oublié, avait dit qu'il trouverait normal que les étrangers puissent voter aux élections municipales, avant que son discours ne change dans les années 1980. La gauche l'a promis à de nombreuses reprises, mais elle ne l'a jamais mis en œuvre une fois arrivée au pouvoir. Or la dimension intégrative du droit de vote, à la fois concrète et symbolique, est incontestable. Elle peut aussi avoir une influence sur les enfants : on sent bien que, si les parents ne votent pas, les enfants, même Français, auront encore moins tendance à voter.

Surtout, et j'en terminerai par là, je pense que le fait d'accorder le droit de vote aux étrangers, au moins aux élections locales – ne proposons pas de révolution, pour l'instant –, ce serait tout simplement mettre fin à ce qui ressemble fort à une discrimination fondée sur l'origine, pour ne pas dire une discrimination raciale, car l'inégalité traditionnelle entre nationaux et étrangers, au regard du droit de vote, a pris une coloration nouvelle depuis que les accords de Maastricht ont accordé celui-ci aux citoyens européens. Comment faire admettre qu'un Allemand ou un Italien établis en France depuis quelques années puissent voter, mais pas un Marocain ou un Tunisien installés depuis vingt ans ?

Qu'on ne nous dise pas qu'ils n'ont qu'à devenir français, car l'accès à la nationalité n'est pas si facile que cela, notamment pour ceux qui n'ont pas de ressources financières ou culturelles. On voit bien, dès lors, qu'il y a là une nouvelle forme d'exclusion, fondée sur l'origine, à tel point qu'un historien comme Patrick Weil, qui était absolument hostile au droit de vote des étrangers – en vertu d'une conception républicaine qui ne me paraît pas relever de l'évidence, mais que partagent Dominique Schnapper et quelques autres –, a complètement changé d'avis à partir du moment où on l'a accordé aux ressortissants européens.

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