Intervention de Bruno Modica

Réunion du jeudi 19 novembre 2020 à 9h15
Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Bruno Modica, porte-parole de l'association Les Clionautes :

L'association a été fondée en 1998. Nous avons commencé par rassembler des ressources en ligne pour les mettre à la disposition des professeurs ; nous publions également des séquences que nous utilisons dans notre enseignement. Certaines d'entre elles ont été mises en ligne après l'assassinat de Samuel Paty.

Tout enseignant en histoire-géographie de terrain a été confronté à la question de l'utilisation de la croix gammée comme un symbole que les élèves, en particulier les collégiens, peuvent juger anodin. Dans le cadre de la semaine d'éducation et d'action contre le racisme et l'antisémitisme, nous proposons une séquence complète pour les professeurs : elle comprend le rappel à la loi, dont l'article R645-1 du code pénal, mais également des références à la publicité, comme celle de la marque espagnole Zara qui proposait à la vente un pyjama pour enfant rayé, avec une étoile jaune.

C'est leur présence sur le terrain qui légitime la parole des professeurs sur le racisme. Les Clionautes se répartissent sur l'ensemble du territoire national. Je tiens à la disposition de la rapporteure les données précises relatives à nos effectifs. La réflexion que je vous propose s'inscrit dans la pratique d'enseignants de terrain, confrontés, pour certains depuis longtemps, à des problématiques de ce type.

Ma première rencontre avec le racisme en classe remonte à 1983, dans la petite ville de Lunel, dans le Bas-Languedoc. J'étais un jeune professeur agrégé. En abordant la montée du nazisme, qui figurait au programme, je me suis heurté au discours des élèves : « je ne suis pas raciste, mais les Arabes posent un problème dans la ville ». Les habitants de Lunel sont des employés travaillant principalement à Montpellier, et des agriculteurs dont les ouvriers agricoles sont issus de l'immigration maghrébine. Quelques mois plus tard, à l'occasion des élections municipales, Lunel devenait l'un des lieux de développement d'un jeune parti que l'on appelait alors le Front National. Quelques années plus tard, la ville a fait parler d'elle comme un foyer majeur de départs en Syrie. En 1982, la guerre d'Algérie avait fait son entrée dans les programmes scolaires. Après la diffusion de quelques extraits du film de René Vautier, Avoir vingt ans dans les Aurès, j'ai retrouvé des tables maculées de croix gammées.

Ces deux exemples démontrent que le professeur d'histoire et d'enseignement moral et civique porte une responsabilité dans la conception d'un enseignement éclairant et porteur de sens à propos du racisme. J'enseigne depuis environ 25 ans à Béziers, une ville connue pour la coloration politique de son maire. Après quarante ans de pratique, je n'ai jamais observé de racisme spécifique entre les élèves de mes classes. J'ai assisté, en revanche, à une montée des tensions entre les représentants de communautés qui s'affirment comme telles. C'est entre les Arabes et les Turcs que l'opposition est la plus forte. Je rencontre également des tensions entre ces deux communautés et la communauté tchétchène, très présente également dans la ville.

J'ai occupé mon premier poste il y a quarante ans au collège Les Garrigues à La Paillade, dans la banlieue de Montpellier, face à la cité Phobos dans laquelle des Gitans sédentarisés et des membres de la communauté maghrébine avaient été regroupés. Ces problématiques m'ont accompagné toute ma carrière jusqu'à Tourcoing où j'ai eu, dans l'une de mes classes, le premier djihadiste français du gang de Roubaix, Lionel Dumont, qui purge actuellement une peine de réclusion criminelle à perpétuité.

Notre approche consiste à donner des armes aux professeurs d'histoire-géographie pour aller au-delà de la condamnation du racisme, qui est un délit dès lors qu'il est exprimé de façon publique. Je fais référence à la loi dite loi du 1er juillet 1972 relative à la lutte contre le racisme, dite loi Pleven. Une forme de parole tend à se libérer dans la société, dans les salles de classe, mais également dans les salles des professeurs. Béziers n'est pas une exception en la matière.

Voici une affiche municipale, située près de l'arrêt de bus qu'empruntent les élèves de la périphérie urbaine de Béziers pour venir en classe. J'ai été contraint de commenter cette affiche qui préoccupait mes élèves, au moment de ce que l'on a appelé la crise migratoire. Cette affiche constitue une remarquable étude de document. Nos élèves sont ainsi exposés à l'instrumentalisation du rejet de l'autre. Ce rejet se cristallise sur le linge aux fenêtres dans certains quartiers où résident des populations issues de l'immigration, la présence de kebabs, la chica aux terrasses de café.

Comment réagir ? Dans le cadre de l'enseignement moral et civique, nous devons gérer de surcroît l'éducation aux médias, y compris aux réseaux sociaux. Nous devons également faire connaître la loi, celle de 1972, la loi du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe, dite loi Gayssot, et les compléments qui y ont été apportés. Rappeler ce que dit la loi n'est pas suffisant : dans les limites du temps qui nous est imparti, nous essayons à la fois d'expliquer et de décrypter, en montrant les conséquences de ce qui se dit sur les réseaux sociaux. Notre mission est également de faire comprendre que l'empathie et l'attention à l'autre permettent de mieux vivre ensemble. Cela suppose la connaissance de l'autre et l'acceptation de règles communes.

On trouve parmi nos élèves une grande diversité de trajectoires sociales et d'origines géographiques. J'ai dans ma classe des élèves d'origine yézidie, arménienne, marocaine, certains ayant des difficultés à apprendre le français. Tout ce qui concourt à une assignation d'identité doit être combattu, même si ceux qui en sont victimes peuvent s'y complaire ou la revendiquer comme une affirmation identitaire. Parfois, les pratiquants de telle religion peuvent la revendiquer comme un élément d'affirmation identitaire.

Les affirmations de principe sur la laïcité ne suffisent pas à apaiser ce climat. Le principe de laïcité n'est pas négociable. La laïcité n'est pas déclinable en laïcité « positive », « apaisée », ou d'autres formules de ce genre. Dans son sens premier, la laïcité est une indifférence à la question religieuse, c'est-à-dire le refus d'apporter une attention spécifique à une religion en particulier. En ce sens, la laïcité peut être vécue comme une forme de discrimination. Les enseignants s'exposent alors à plusieurs accusations : « vous êtes raciste parce que vous avez montré des caricatures », ou encore « vous ne pouvez pas boire pendant que nous faisons le ramadan ». Je l'ai entendu à plusieurs reprises.

Nos enseignements d'histoire-géographie, d'enseignement moral et civique, sont des points d'entrée essentiels dans la lutte contre le racisme. L'histoire fournit de nombreux exemples. En même temps, la question incontournable du temps que nous pouvons y consacrer se pose. Les réformes successives ont réduit le temps d'enseignement de l'histoire-géographie et de l'enseignement moral et civique de 20 à 25 %. On ne peut affirmer que l'on veut renforcer l'enseignement moral et civique après un événement dramatique, alors que les réformes mises en œuvre aujourd'hui concourent à l'affaiblir. Nous savons que les discours se heurtent à la réalité. L'idée que l'enseignement moral et civique puisse être distillé dans tous les enseignements est une vue de l'esprit.

Pour conclure, je reprendrai un slogan publicitaire : « Laissez faire les spécialistes » : faites confiance aux professeurs d'histoire-géographie pour mettre en œuvre cet enseignement.

Vous avez eu l'occasion d'entendre notre ministre de tutelle. Les injonctions d'une institution qui fonctionne de plus en plus sur un mode pyramidal sont de moins en moins entendues. Bien souvent, il existe un fossé entre les informations descendantes et la réalité à laquelle les professeurs d'histoire-géographie en activité sont confrontés.

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