Intervention de Marie-Anne Matard-Bonucci

Réunion du jeudi 19 novembre 2020 à 9h15
Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Marie-Anne Matard-Bonucci, professeure d'histoire contemporaine à l'université Paris 8, présidente de l'association Alarmer, directrice de la RevueAlarmer :

Au nom de l'association Alarmer, je remercie la mission parlementaire pour cette occasion de présenter nos objectifs et nos propositions. À la différence des Clionautes ou de l'Association des professeurs d'histoire et de géographie, nous sommes une jeune association, créée il y a deux ans par des universitaires, des chercheurs et des enseignants du secondaire autour d'inquiétudes communes : la persistance des discriminations et des préjugés dans la société française, la circulation d'une parole raciste et antisémite de plus en plus décomplexée sur les réseaux sociaux, et des phénomènes de concurrence mémorielle qui contribuent à alimenter les hostilités que nous souhaitons combattre.

En créant cette association, notre objectif était d'alerter les pouvoirs publics et l'opinion et de promouvoir une approche nouvelle. Nous nous efforcions déjà, depuis les attentats de 2015, de faire des propositions, mais nous avions le sentiment de ne pas être entendus. Nous avons obtenu le soutien de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH) et d'un certain nombre de ministères, mais les pouvoirs publics ont encore beaucoup à faire pour affronter la question à la hauteur des enjeux.

L'enseignement de l'histoire est essentiel pour aborder la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et les discriminations, mais cela passe aussi par les politiques sociales, les politiques de la ville, et par une vraie politique de l'égalité des chances en matière scolaire. Nous considérons que le combat à mener passe par la connaissance des mécanismes, de l'histoire du racisme et de la législation élaborée pour le combattre. En ce sens, notre projet est original. Notre postulat consiste à dire qu'il faut transmettre un savoir scientifique sur ces questions. Je ne parle pas des formes paroxystiques que sont les génocides, qui doivent évidemment être enseignés, mais ils ne peuvent être le point de départ de l'enseignement. La question du fait religieux est importante, mais le racisme ne se limite pas aux hostilités associées aux appartenances religieuses. Nous proposons de déconstruire les stéréotypes et d'enseigner l'histoire des racismes et des haines à fondement racial ou religieux. Avant d'enseigner l'affaire Dreyfus ou la Shoah, il importe d'expliquer les mécanismes qui y mènent.

L'autre originalité de notre approche est de réunir des spécialistes, des chercheurs qui abordent en général ces sujets dans des univers scientifiquement cloisonnés. Il est très rare que des spécialistes de l'esclavage, de la colonisation, de la Shoah et des migrations travaillent ensemble. Le champ universitaire se structure par discipline, par aire culturelle, ce qui ne favorise pas l'appréhension de ces sujets comme un tout ; or cette approche globale est indispensable d'un point de vue scientifique et politique pour éviter l'écueil qui consisterait à alimenter, à notre tour, la concurrence des victimes.

Ces questions liées au racisme ont une dimension universelle. L'objectif n'est pas de le banaliser ou le naturaliser, mais de refroidir les enjeux et souligner qu'il s'agit d'un combat universel, au nom de valeurs universelles.

Nous insistons également sur le fait que les politiques mémorielles, si elles sont nécessaires, ne sont pas un remède magique. On a trop misé, ces dernières décennies, sur la stratégie de la mémoire. Il importe donc de construire du savoir plutôt que de jouer sur les ressorts de l'émotion et de poursuivre la chimère d'une mémoire unitaire et apaisée. Les historiens qui travaillent sur ces sujets savent que cela n'existe pas.

Nous tentons d'agir de trois manières. Notre première proposition consiste à faire évoluer les programmes scolaires dans l'enseignement secondaire. Mon collègue Benoît Drouot s'exprimera à ce sujet. Notre seconde proposition concerne la formation des enseignants du secondaire. Nous disposons d'une grande expérience dans ce domaine, mais nos forces restent limitées. La création des équipes « valeurs de la République » a constitué un pas positif, qu'il faut prolonger par la formation des formateurs. Il convient également d'amplifier la formation des enseignants du secondaire, dont la demande est grande, car ils ne traitent pas de ces questions dans leur formation initiale. Vous avez noté que le milieu de l'antiracisme et le milieu universitaire souffrent de clivages qui risquent de nous faire perdre la volonté commune de lutter contre toutes les formes de racisme. Notre troisième proposition consiste à lancer des ponts entre les mémoires et les savoirs.

C'est pour répondre à ces objectifs que nous avons créé l'association ainsi qu'une revue gratuite en ligne, qui constitue une vitrine de la méthode que nous promouvons. Cette revue a été pensée pour différents publics, et notamment pour les enseignants. Une rubrique dirigée par Benoît Drouot intègre des notices, des définitions et aborde les débats autour de certains thèmes. C'est notamment le cas du racisme institutionnel ou de l'intersectionnalité. Les notices reprennent la généalogie de ces notions ainsi que les enjeux qui y sont attachés. Une autre rubrique comprend des documents destinés à être utilisés par les professeurs en classe. Vous y trouverez notamment le discours visionnaire de Gaston Monnerville, député originaire de Guyane, prononcé en 1933 au Trocadéro, dans lequel il déclare, s'adressant aux juifs, « Nous, les fils de la race noire, nous ressentons profondément votre détresse ». Il évoque le premier génocide de l'histoire, le massacre des Héréros, et tend ainsi un pont entre les menaces qui pèsent sur les juifs et les horreurs de la colonisation. Ce type de document constitue un outil pour aider les enseignants à se départir de la concurrence victimaire.

On trouve également, dans la revue, des comptes rendus d'ouvrages scientifiques ou de romans qui traitent de racisme et d'antisémitisme. Enfin, la revue rassemble des articles de recherche et de réflexion. Par exemple, un article de ma collègue Pauline Peretz aborde le sujet d'une exposition de peinture afro-américaine dans une base militaire pendant la Seconde Guerre mondiale aux États-Unis, au temps de la ségrégation. Vous connaissez les débats autour de l'islamophobie. Je vous invite à lire cet article de M. Nedjib Sidi Moussa qui rappelle que cette notion arrive en France avec une matrice étrangère, liée au contexte algérien.

Avec ces quelques exemples, je me suis efforcée de vous montrer l'esprit avec lequel nous travaillons, et avec lequel nous pensons qu'il faudrait travailler. Je vous remercie pour votre écoute. J'espère que vous nous aiderez à relayer notre action.

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