Comme l'a indiqué Marie-Anne Matard-Bonucci, il nous semble essentiel de faire évoluer significativement les programmes pour rendre l'école plus efficace dans la lutte contre le racisme et l'antisémitisme. Nous considérons que les programmes actuels présentent trois faiblesses.
La première est d'aborder la question du racisme et de l'antisémitisme presque exclusivement sous l'angle des génocides (la Shoah, le génocide des Arméniens ou des Tutsis, etc.). D'autres tragédies servent également de support à l'étude des racismes, comme l'esclavage et la traite négrière dont l'enseignement a été renforcé dans les programmes par la loi du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l'esclavage en tant que crime contre l'humanité, dite loi Taubira, ainsi que la colonisation. Le fait d'aborder le racisme et l'antisémitisme par ces tragédies présente l'inconvénient de les enfermer dans ces manifestations paroxystiques et donc de diminuer leur portée aux yeux de nos élèves.
La seconde faiblesse des programmes, à nos yeux, est que l'enseignement du racisme et de l'antisémitisme y est très segmenté, et très ponctuel. Beaucoup de tragédies ne sont que mentionnées dans les programmes de terminale relatifs aux questions internationales, ce qui ne nous laisse pas le temps de les étudier. La segmentation dans les programmes limite par ailleurs la possibilité d'établir des analogies entre ces différents épisodes, pour mieux faire ressortir les singularités de chacun. La traite négrière est elle-même fragmentée en trois temps dans les programmes du lycée, dans deux chapitres différents en classe de seconde, et à nouveau en classe de première lors de l'enseignement de l'abolition de l'esclavage en 1948. Cette fragmentation a l'inconvénient de ne pas créer de cohésion dans l'esprit des élèves, et de ne pas faire de sens dans la lutte contre le racisme et l'antisémitisme.
Enfin, la troisième faiblesse est que ces questions sont trop déconnectées du présent des élèves. Par exemple, l'antisémitisme n'est abordé dans les programmes que sous la dimension politique et racialiste, entre la fin du XIXe siècle avec l'affaire Dreyfus (qui apparaît sans que les élèves ne sachent réellement ce qu'est l'antisémitisme) et 1945. On ne revient quasiment plus sur cette notion dans les programmes. Les élèves n'ont donc pas les clés pour lire les différentes formes d'antisémitisme d'aujourd'hui, et qui puisent dans d'autres sources que l'extrême droite, même si l'antisémitisme d'extrême droite persiste.
Un autre exemple est le racisme anti-Noirs, qui n'est abordé que sous l'angle de l'esclavage ou de la colonisation. Ni la ségrégation aux États-Unis, ni le racisme contemporain en France ne font partie des programmes, et l'apartheid est seulement évoqué.
Nous suggérons trois axes de renouvellement des programmes. Nous proposons que la fabrication des préjugés et les processus de racialisation soient davantage étudiés, sur un temps long, ce qui implique de donner davantage de place à l'histoire culturelle, à l'histoire des mentalités et des représentations, afin que nos élèves étudient comment sont fabriquées les altérités négatives au cours du temps, comment elles circulent entre les sphères sociales et les territoires, et comment elles se perpétuent et continuent à se manifester dans leur quotidien.
Le second axe de renouvellement consisterait à adopter une démarche plus globale, plus comparatiste du programme, pour montrer les ressorts communs entre les racismes et les antisémitismes, tout en insistant sur les singularités propres à chacune. Cette démarche concourrait à contourner les effets délétères des concurrences mémorielles. Le fait d'aborder ces mouvements de manière distincte tend à entretenir ces concurrences qui virent à des guerres identitaires. Nous proposons, par exemple, d'étudier dans un même temps la fabrication de l'altérité racialisante des juifs en Espagne, et la figure du Noir associée à l'esclave, qui naissent simultanément au XVe et XVIe siècle.
Le troisième axe de renouvellement du programme consisterait en une approche plus thématique sur la durée, pour pallier les inconvénients de cette fragmentation. Des pistes ont déjà été ouvertes en ce sens dans les anciens programmes d'histoire, supprimés par la réforme récente. Les programmes actuels de spécialité (histoire-géographie, sciences politiques et géopolitique) proposent des approches thématiques et dans la durée, comme l'étude de la démocratie de l'Antiquité à nos jours ou l'étude de la notion de puissance de l'Antiquité à nos jours. Je suggère d'intégrer au programme du lycée un thème qui s'intitulerait « De la fabrication d'altérités négatives au racisme contemporain, du Moyen-Âge à nos jours ». Il offrirait aux élèves une vision large, traitant toutes les formes de racisme et d'hostilité identitaire en même temps.