Nous sommes ravies, Amy Greene et moi-même, de venir vous parler d'un sujet qui est au cœur de la politique de l'établissement depuis vingt ans. Je vais vous dresser le portrait le plus fidèle possible de ce que j'ai appelé la « construction de la diversité » à Sciences Po. Il est déjà certain que, sans une politique de diversité volontariste à Sciences Po, notre université serait très endogame sur les plans social et scolaire, ce pour deux raisons.
Premièrement, c'est une université sélective avec un très haut niveau d'exigence à son entrée. Étant donné la structuration sociale et scolaire du système éducatif français, plus les établissements sont sélectifs, plus la fermeture de ces établissements aux classes populaires est forte. Deuxièmement, c'est un établissement qui exige des droits d'inscription. Ils sont progressifs, et l'on ne comprend la politique d'ouverture sociale de Sciences Po que si l'on se rappelle ce point précis. Ils permettent d'exonérer l'ensemble de nos étudiants boursiers – en leur apportant par ailleurs un complément de bourse –, mais l'image d'un établissement payant demeure, ce qui a tendance à engendrer des dynamiques d'autocensure des familles des classes populaires et moyennes françaises.
Pour ces deux raisons, nous avons besoin d'une politique extrêmement volontariste en matière de recrutement d'étudiants.
Par ailleurs, voilà vingt ans nous avons fait le choix d'un dispositif de discrimination positive, d' affirmative action si l'on ne souhaite pas utiliser le mot « discrimination ». Nous le faisons grâce à une disposition législative de 2001, qui nous permet d'avoir un concours réservé pour une partie de nos admis, et par ailleurs nous nous engageons à un quota de places. Nous en décidons le nombre. Depuis vingt ans, il est d'environ 20 % des places disponibles à l'entrée à Sciences Po. C'est ce dispositif dérogatoire qui nous permet de poursuivre une expérimentation qui dure. Cette dérogation nous permet d'accueillir des étudiants issus de lycées conventionnés avec Sciences Po sur des critères exclusivement sociaux. Aucun critère de type ethno-racial ne préside à notre politique de recrutement. La question de la diversité des minorités visibles est d'une certaine façon contenue par la politique d'ouverture sociale. Notre réseau de lycées conventionnés – qui s'est du reste largement fondé dans les quartiers périphériques des grandes métropoles – démontre que la diversité culturelle est entrée à Sciences Po.
Je vais développer cette introduction sous la forme de trois points : les conventions d'éducation prioritaire ; la façon dont nous sommes en train de réinventer ces conventions d'éducation prioritaire, puisqu'elles ont leurs limites et présentent un certain nombre de problèmes ; enfin, les enjeux d'une politique volontariste en matière de lutte contre les discriminations au sein de notre université.
Les conventions d'éducation prioritaire nous lient à des lycées des quartiers populaires. Elles ont vingt ans. Nous pouvons donc en dresser un bilan. Sept lycées étaient en convention avec nous en 2001 et ils sont aujourd'hui 106 sur l'ensemble du territoire national ; 13 000 lycéens ont préparé le concours d'entrée à Sciences Po dans le cadre d'ateliers spécifiques qui sont développés dans ces lycées conventionnés et 2 262 lycéens ont été admis. Ces 2 262 étudiants ont reçu un accompagnement spécifique d'accueil au sein de l'institution, puisque du tutorat leur est systématiquement proposé pour leur premier cycle universitaire, et ensuite ils sont accompagnés par un mentorat d'entreprise. L'ensemble du dispositif est fortement soutenu par le réseau de partenaires dont dispose Sciences Po, notamment des partenaires privés, des entreprises très attachées à ce dispositif et qui nous aident à travailler sur ces populations d'étudiants qui manifestent dès leur entrée dans notre institution une formidable volonté de réussir et souvent un esprit de conquête face à des adversités dans leur scolarité, mais aussi face à des problématiques de niveau académique ou encore au regard de leurs camarades et de l'intégration. Ces problématiques nécessitent que nous les aidions à lever les barrières qui peuvent se dresser devant eux lorsqu'ils intègrent notre institution.
1 137 étudiants ont été diplômés par cette voie dite « convention d'éducation prioritaire » (CEP). Le dispositif a été banalisé. Il n'y a plus aujourd'hui de débat à Sciences Po sur ce sujet, alors qu'il y en a eu beaucoup à la naissance du dispositif. Les débats autour de la discrimination positive étaient très aigus. Les attaques étaient parfois très dures contre Sciences Po. Nous n'avons plus ces problèmes même si nous assumons que ces étudiants ont besoin d'un soutien particulier, que nous leur apportons. Et les résultats sont bons. 84 % d'entre eux s'insèrent en moins de trois mois à la sortie d'établissement. C'est du reste le taux d'insertion moyen des étudiants de Sciences Po, et ce, au même niveau de rémunération.
Il faut noter que ce sont des diplômés qui semblent manifester moins d'attrait pour la fonction publique que leurs camarades. C'est un sujet que nous tentons de saisir. Nous formulons l'hypothèse que ce sont souvent des étudiants qui ont besoin de conquérir leur autonomie rapidement après cinq années d'études, durant lesquelles, lorsqu'ils sont boursiers, ils sont soutenus par la bourse du centre régional des œuvres universitaires et scolaires (CROUS) et par une bourse qui valorise cette bourse à 75 %. Autrement dit, pour 1 euro du CROUS versé, un étudiant boursier à Sciences Po reçoit 75 centimes d'euro, qu'il soit issu de la voie CEP ou non. Tous les boursiers de Sciences Po n'arrivent pas par la voie CEP. Sciences Po compte environ 25 % de boursiers de l'enseignement supérieur, et la voie CEP pourvoit à ce recrutement de boursiers à hauteur d'un peu moins de 10 % de la cohorte. Seuls 60 % des étudiants de la voie CEP sont des boursiers de l'enseignement supérieur.
Le fait que le taux de boursiers dans la voie CEP n'a cessé de s'affaisser – doucement mais de façon régulière, en particulier ces cinq dernières années – est une des limites de ce dispositif. Cela nous inquiétait quant à l'efficacité sociale et à la diversité de cette voie CEP, mais aussi en matière d'équité par rapport à leurs camarades qui sont recrutés en dehors de cette voie et qui ne bénéficiaient pas d'un concours réservé ni des places garanties au conventionnement. Cette première limite s'explique assez facilement par le caractère figé de la carte de ces lycées, qui n'a pas évolué en vingt ans. Sciences Po a ainsi conventionné avec de plus en plus de lycées mais n'a pas rompu de convention avec des lycées qui ne présentaient plus suffisamment d'étudiants des milieux les plus modestes, du fait de la modification de la carte sociale et territoriale.
Nous avons ainsi aujourd'hui quelques lycées qui ne sont plus des lycées cibles en matière d'égalité des chances, et nous avons par ailleurs des familles qui ont scolarisé leurs enfants dans ces lycées – dans une dynamique de contournement – pour bénéficier du dispositif CEP. Je pense qu'il faut considérer cette stratégie familiale de contournement avec beaucoup de modération parce qu'il ne s'agit pas de tricheurs. Ce sont seulement les intérêts croisés, d'une part de familles qui se trouvent dans des quartiers mixtes et qui valorisent la scolarisation possible dans un établissement partenaire de Sciences Po comme un élément de chance supplémentaire pour leurs enfants et, d'autre part, de lycées qui sont très attachés au maintien de ces familles des classes moyennes, voire supérieures, pour construire de la mixité au sein de leurs établissements. C'est donc un sujet extrêmement délicat qu'il ne faut pas caricaturer. Mais Sciences Po voyait, pour sa part, s'abaisser l'efficacité du dispositif en matière sociale.
Une autre limite concerne la communauté des étudiants CEP. Il existe des problématiques d'intégration, essentiellement dans le rapport des étudiants eux-mêmes face au concours. Nous nous sommes rendu compte que ces étudiants gardaient le sentiment qu'ils n'avaient pas tout à fait passé les mêmes épreuves que leurs camarades. Parfois nous observions des problématiques de confiance en soi. Par ailleurs, notre campus parisien se trouve au cœur du VIIe arrondissement, et l'on peut imaginer les difficultés très particulières de ces étudiants à trouver des repères, des pratiques sociales et des liens de sociabilité qui leur soient familiers. Il en résulte de grandes difficultés d'adaptation.
Les campus en région, au nombre de six, ont pour leur part une culture internationale.
Voilà trois ou quatre ans, nous avons ainsi décidé de travailler à la refonte de ce dispositif CEP. Pour ce faire, nous avons choisi de nous appuyer sur une réforme des admissions, que nous mettons en place à l'occasion de la réforme du baccalauréat. Nous avons pensé que c'était le bon moment pour réviser notre procédure d'admission. Il est important de comprendre que la rénovation du dispositif CEP s'inscrit dans cette réforme générale des admissions générale de Sciences Po, prévue pour 2021, avec une ambition très claire de démocratisation, au-delà de la voie CEP. Nous allons articuler l'établissement à Parcoursup. Ce n'était pas fait mais cela va permettre, par un dispositif simple, lisible et fréquenté par toutes les familles de France, de se porter candidat à Sciences Po de façon beaucoup plus simple qu'auparavant. Nous allons nous passer de l'épreuve écrite de l'examen d'entrée à Sciences Po. Des éléments nous permettaient de penser qu'il ne nous apportait rien par rapport au contrôle des connaissances des étudiants, puisque les lauréats les plus brillants étaient des lycéens extrêmement brillants dans leur parcours scolaire. Par ailleurs, le concours provoquait toute une économie de la préparation, avec des classes de préparation privées qui étaient des écuries de préparation au concours de Sciences Po, bénéficiaient aux familles les plus aisées et interdisaient à toute famille qui n'avait pas les moyens de se payer ces préparations d'envisager de poser une candidature sérieuse dans notre établissement.
Nous nous adressons donc aux familles de France en disant : « Nous exigeons un très haut niveau scolaire. Nous allons le vérifier par vos performances au baccalauréat, un dossier d'examen sur vos années de lycée et une épreuve orale pour tous, quelle que soit la voie d'admission. » Nous rompons ainsi avec la différence du format d'épreuve entre la voie générale et la voie CEP, ce qui nous permet de résoudre cette question qui était parfois difficile à vivre pour nos étudiants CEP qui avaient le sentiment qu'ils n'avaient pas passé « le concours ». Que ce soit la procédure nationale classique sur Parcoursup, la procédure pour le jeune Singapourien ou la procédure pour le jeune élève d'Évry, il s'agira d'un dossier, d'un parcours scolaire, de résultats au baccalauréat et d'une épreuve orale.
Nous renouvelons notre dynamique de convention d'éducation prioritaire, parce que nous pensons que tout ceci ne suffira pas à laisser Sciences Po le plus ouvert possible au mérite scolaire des élèves, quel que soit leur milieu social.
Quatre points vont nous permettre de refondre ce dispositif : nous allons passer de 100 à 200 lycées conventionnés, de 10 % à 15 % des places réservées et nous allons nous assurer que ces 15 % de places réservées sont bien composées de boursiers. Vous pourrez ainsi être dans un lycée CEP si vous n'êtes pas boursier, mais vous ne viendrez pas émerger dans le quota de places des boursiers. Il s'agit que le quota de places des boursiers soit réservé à des élèves qui sont en situation socio-scolaire qui mobilise par ailleurs l'ensemble des moyens de l'éducation nationale autour des très nombreux dispositifs d'égalité des chances. Sciences Po va d'ailleurs s'articuler avec le dispositif des cordées de la réussite. Enfin, nous profiterons de cette nouvelle dynamique pour nous installer dans un paysage de réseau de partenaires, tels que des établissements d'enseignement supérieur avec lesquels nous pouvons co-intervenir dans la préparation des élèves à l'enseignement supérieur.
Dans ces nouvelles conventions, nous allons revoir la question de la préparation. Comme il n'y a plus d'épreuve spécifique à Sciences Po et que notre attente est que tous les profils, tous les talents, toutes les combinaisons de spécialités du nouveau bac puissent venir à Sciences Po, nous allons travailler avec les lycées sur une préparation qui sera davantage une préparation à l'enseignement supérieur qu'une épreuve particulière. Cela permettra du reste de mutualiser les énergies et, si ces élèves ne réussissent pas à Sciences Po, ils pourront réussir grâce à ce partenariat dans d'autres types d'établissements – puisque nous restons et resterons très sélectifs.
Au-delà de cette rénovation du dispositif CEP, la diversité s'incarnera dans d'autres programmes, notamment des programmes internationaux. Un programme Mastercard mené avec la Fondation Mastercard excite pour l'accueil d'étudiants d'Afrique sahélienne. Ainsi, 60 lycéens africains seront accueillis grâce à ce dispositif de bourse qui les accompagnera pendant cinq ans. Un programme dédié aux réfugiés nous permet, depuis trois ans, d'accueillir des promotions de 20 étudiants auxquels nous proposons un certificat en deux ans, dans une dynamique de rebond et de reprise des études. Nous disposons d'un programme de dialogue interreligieux qui s'appelle Emouna. Il concerne plutôt la formation continue et a été fondé après les attentats de 2005, à la demande d'un certain nombre d'autorités religieuses. Nous proposons ainsi à une vingtaine de ministres du culte de huit religions différentes une formation de 150 heures.
Notre corps étudiant est très divers. Près de la moitié des étudiants à Sciences Po ont une autre nationalité que la nationalité française. C'est un des points qui nous permettent d'espérer une meilleure intégration des lycéens des quartiers, des lycéens qui n'ont pas toujours les codes langagiers et sociaux conformes au modèle de l'excellence française, en leur proposant une affectation dans les campus où beaucoup de leurs camarades internationaux se retrouvent dans la même situation, parce qu'ils ont une couleur de peau ou une langue maternelle différente par exemple. Nous nous apercevons qu'avec une affectation de plus en plus grande des étudiants de CEP sur notre campus de Reims, où nous avons un programme Europe-Amérique et un programme eurafricain, que cette mixité nationale dans la mixité internationale est un très grand ferment d'intégration. Cela nous intéresse beaucoup de travailler sur la question de la mixité au contact de l'international.
En matière de lutte contre les discriminations, nous avons un réseau associatif d'étudiants extrêmement dynamique, qui travaillent sur tous les sujets de la vie sociale et de l'engagement et de lutte contre les discriminations. Nous nous appuyons sur eux pour travailler à de la prévention et à de l'action. Nous sommes à l'aube du déploiement d'un grand plan de lutte contre les discriminations, puisque les étudiants de Sciences Po sont toujours à la pointe du débat, y compris dans sa radicalité.