Intervention de Marie Morellet

Réunion du jeudi 10 décembre 2020 à 14h30
Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Marie Morellet, cheffe de projet au centre « égalité des chances » de l'École supérieure des sciences économiques et commerciales (ESSEC), membre du groupe « ouverture sociale » de la Conférence des grandes écoles :

Je voudrais tout d'abord excuser Mme Dardelet, directrice du centre égalité des chances de l'ESSEC, qui devait intervenir aujourd'hui et qui a été retenue. Je la représente et l'ensemble de mes propos vont être formulés au nom de la Conférence des grandes écoles, avec une illustration par les actions menées par l'ESSEC sur ces sujets d'égalité des chances, ainsi qu'au nom du groupe ouverture sociale de la Conférence des grandes écoles, que l'ESSEC anime depuis 2005.

Tout comme l'ESSEC, la Conférence des grandes écoles est une structure associative. Elle rassemble 227 grandes écoles, avec une très grande diversité d'établissements : écoles d'ingénieurs, écoles de management, écoles d'architecture, écoles formant aux métiers du design ou aux métiers artistiques, instituts d'études politiques. Les réalités sont extrêmement différentes d'un établissement à l'autre. En fonction de la sélectivité mais aussi de la situation de l'école, les choses sont très variées en matière de diversité, d'accès et de réalités sociales. Je vais illustrer mon propos avec un de ces établissements, l'ESSEC, qui fait plutôt partie des établissements sélectifs, et ce ne sera donc pas nécessairement représentatif de ce qui peut se passer dans l'ensemble des écoles.

Le groupe ouverture sociale est un des groupes de la commission diversité de la Conférence des grandes écoles. Il a été créé en 2005 et s'est d'abord concentré sur une fonction de fédération et d'échange de pratiques entre l'ensemble des écoles qui, dès le début des années 2000 – juste après la mise en place des conventions d'éducation prioritaire à Sciences Po –, se sont interrogées sur cette question de l'égalité des chances. La réflexion a d'abord concerné la préparation globale à l'accès à l'enseignement supérieur, dans une logique de massification et d'ouverture de l'enseignement supérieur à des profils issus de classes populaires, des quartiers prioritaires de la politique de la ville, avec un croisement des questions économiques et sociales mais aussi de la diversité des origines.

Initialement ce groupe ouverture sociale avait pour objectif de faire en sorte que le programme de tutorat – notamment « Une grande école : pourquoi pas moi ? », créé à l'ESSEC en 2002 – se développe. C'est un peu l'ancêtre de ce qui est devenu la politique publique des cordées de la réussite. C'est ce groupe, en lien avec les pouvoirs publics, des structures associatives, des universités et des grandes écoles, qui a permis de faire de ce modèle un des modèles d'engagement des grandes écoles sur ces sujets d'égalité des chances.

Je vais développer quatre sujets : l'amont, la sélection à l'entrée, l'accompagnement des étudiants et la question plus large de l'inclusion et de la transition sociale. Autrement dit comment fait-on de ces écoles des lieux de formation de futurs citoyens qui ont une relation apaisée à la diversité et à la différence et qui, notamment dans le cadre de leurs fonctions professionnelles mais aussi en tant que citoyens, seront ouverts sur ces sujets de diversité ?

En ce qui concerne le tutorat étudiant, les premières réflexions sur cette initiative ont été menées à l'ESSEC dans le cadre des travaux de la chaire sur l'entrepreneuriat social, en 2001 et 2002. En 2003, le dispositif des cordées de la réussite a vu le jour, en partageant le même constat que Sciences Po, mais à une échelle un peu plus large, soit celle de l'enseignement supérieur, en se disant qu'un enfant d'ouvrier a sept fois moins de chances d'accéder aux études supérieures qu'un enfant de cadre. Nous nous sommes concentrés sur des jeunes boursiers. Mais, très rapidement, la question de la politique de la ville est apparue, du fait des différents soutiens – notamment de l'Agence nationale pour la cohésion des territoires (ANCT) – à ces cordées de la réussite et aux dispositifs du même type. Avec la question de la politique de la ville est venue la question de la diversité des origines. Un dispositif de tutorat étudiant s'est mis en place, avec un double objectif. En premier lieu, il faut accompagner ces élèves vers l'acquisition de compétences transversales – sociales et culturelles – en complément des compétences scolaires indispensables, mais non suffisantes, pour la réussite dans l'enseignement supérieur. C'est tout ce qui se joue dans le cadre familial et dans un cadre informel en dehors du cadre scolaire et qui vient en complément du socle scolaire qui fait défaut à un certain nombre de jeunes, notamment pour naviguer dans un monde de l'orientation scolaire et de l'enseignement supérieur très codé, avec beaucoup d'implicite. Des stratégies scolaires peuvent se mettre en place. Sans cela, on se retrouve dans une situation d'exclusion et face à un sentiment de discrimination extrêmement fort. En second lieu, il s'agit de créer du lien social et de la cohésion sociale, par le décloisonnement et la rencontre, entre ces élèves et les étudiants de l'ESSEC.

L'objectif était d'accompagner ces jeunes, mais aussi de faire de cette expérience un levier important de formation et de lien social entre des mondes qui se côtoient peu au quotidien. L'objectif d'« Une grande école : pourquoi pas moi ? » est d'accompagner des collégiens et des lycéens à bon potentiel scolaire de milieux populaires pour travailler sur la connaissance de soi, l'ouverture du champ des possibles, la capacité à effectuer des choix, l'anticipation des attendus – c'est parce que l'on sait ce qui se passe à l'étape suivante qu'on est capable de s'y préparer – et la question de la préparation, notamment pour monter un dossier.

Ce fonctionnement par tutorat, qui a démarré à l'ESSEC en 2002 avec 25 jeunes, est aujourd'hui repris dans une centaine de grandes écoles. Les cordées de la réussite concernent 100 000 jeunes, avec une accélération importante depuis la circulaire du mois d'août, à la demande du Président de la République pour doubler le nombre des bénéficiaires. L'objectif est la massification de l'accès à l'enseignement supérieur (à des études longues ou courtes), en faisant en sorte que les choix soient opérés à la lumière d'un potentiel et d'un projet, au-delà d'une contrainte ou d'une représentation sociale.

Pour piloter ce tutorat étudiant et cette massification de l'accès à l'enseignement supérieur, le groupe ouverture sociale de la Conférence des grandes écoles se retrouve tous les deux mois. Il compte 300 membres, 200 institutions, essentiellement des écoles et des universités, mais aussi des structures associatives, les pouvoirs publics et de plus en plus des délégués du préfet, les rectorats. C'est un lieu extrêmement précieux d'échange et de discussion entre le terrain et les partenaires institutionnels.

Parallèlement à cette question de la massification, et globalement de la démocratisation de l'accès à l'enseignement supérieur, le sujet de l'ouverture sociale des grandes écoles à des réalités très différentes s'est présenté. Si nous nous concentrons sur les écoles les plus sélectives qui préparent la future « élite » économique, intellectuelle et sociale de ce pays, le sujet s'est présenté de manière un peu différente de ce qui a été proposé à Sciences Po. Un certain nombre d'établissements ont en effet décidé de créer des voies spécifiques pour favoriser l'accès d'un public particulier à ces établissements. L'option qui a été choisie par la majorité des établissements, c'est l'accompagnement en amont d'un certain nombre de jeunes par l'aide à la préparation : aller chercher ces jeunes, légitimer leur choix de se projeter dans un établissement de type grande école, accompagner la préparation, expliciter les attendus, etc.

Il s'agit de dispositifs qui préparent en amont, en fonction du type d'établissement du supérieur. Les instituts d'études politiques (IEP) de province ont mis en place un programme qui s'appelle « programme d'études intégrées » (PEI), dans lequel ils accompagnent les lycéens en classe, dans leur lycée d'origine, pour les préparer au concours, qui est unique et commun à tout le monde. Pour ce qui est de l'ESSEC, il s'agit d'une préparation aux admissions sur titre, pour des étudiants boursiers à l'université et qui souhaitent entrer à l'ESSEC par les voies d'admission parallèles. Les initiatives sont donc variées et chaque école dispose d'une liberté d'action.

Les voies d'accès sont aujourd'hui très nombreuses. Il existe sept voies d'accès différentes à l'ESSEC : post-bac, après un brevet de technicien supérieur (BTS), après une licence, etc. Il s'agit donc aussi de valoriser des parcours à différents moments de maturité, en proposant des voies d'accès variées. L'on croit souvent que les grandes écoles recrutent après une classe prépa. Or, dans les grandes écoles, plus de la moitié des étudiants ne viennent pas de la voie classe préparatoire. Le comité stratégique sur la diversité sociale dans l'enseignement supérieur, présidé par M. Martin Hirsch, mène en ce moment des travaux sur ces questions de diversité et d'ouverture sociale des grandes écoles. La ministre de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation, Frédérique Vidal, a entendu les conclusions de ce rapport. Pour approfondir la question de l'accès et des concours, des réflexions sont en cours dans chacune des écoles.

Elles portent sur les points de bonification, comme cela est proposé pour les écoles d'ingénieurs quand on arrive comme candidat au concours après deux ans de classe préparatoire et non trois et sur les questions de double barre d'admissibilité.

Ces questions sont traitées dans les écoles et c'est cette voie qui risque de se développer de façon importante dans les prochains mois dans un certain nombre d'établissements, y compris les plus sélectifs.

La question de l'accompagnement des étudiants est extrêmement importante. Une fois qu'ils sont entrés dans les écoles, la question du financement des études se pose à des niveaux très différents selon le type d'établissement, les frais de scolarité mais aussi la possibilité ou non de suivre son cursus en apprentissage. C'est un outil très précieux d'ouverture sociale pour un établissement d'enseignement du supérieur que le cursus en alternance. Il existe à l'ESSEC, de sorte que les étudiants peuvent suivre leur cursus sans que cela leur coûte un centime. Mais ce n'est pas le cas dans toutes les écoles et nous voyons à l'ESSEC que la voie en alternance est davantage choisie par les étudiants boursiers pour poursuivre leur cursus.

L'accompagnement peut prendre la forme du mentorat pendant les études. Les étudiants vont se trouver en recherche de stage ou d'alternance. Cette recherche prend une tournure assez différente de celle d'étudiants qui ont le réseau adapté et qui sont capables d'aller chercher les expériences professionnelles valorisantes avec un vrai recul sur le projet professionnel. La question de l'accompagnement de ces élèves une fois qu'ils sont entrés dans les écoles se pose donc, y compris pour garantir une valorisation du diplôme à la hauteur de ce à quoi ils peuvent prétendre. La question des « jobs » étudiants se révèle ainsi très intéressante. Les besoins financiers peuvent se révéler tels qu'avoir un « job » étudiant à la place d'un stage, notamment en début de cursus, est parfois envisagé. Il est important de maintenir l'accompagnement une fois que les étudiants sont entrés, pour que la scolarité se passe dans les meilleures conditions.

Par ailleurs, l'adaptation constitue une véritable question, en particulier dans un univers fortement codifié, avec une surreprésentation de certains groupes sociaux, ainsi que des discussions et des pratiques qui sont codées. À l'ESSEC, en 2005, le taux de boursiers était de 5 %. Nous en sommes à 22 %, et l'engagement est d'atteindre 27 % sur les trois prochaines années. La question se pose donc différemment maintenant, mais elle se pose. Nous parlions de la vie associative comme d'un outil très riche et puissant pour travailler sur cette question de la lutte contre les discriminations, d'engagement des étudiants, mais la vie associative étudiante est aussi un monde très codé. Une vraie réflexion est à mener sur ce point. Comment adaptons-nous nos écoles à cet accueil ? Décidons-nous de faire entrer cette diversité et cette richesse dans un moule extrêmement rigide, ou essayons-nous de faire évoluer le moule pour que tout le monde y trouve sa place ? C'est un des enjeux.

J'en arrive aux sujets d'inclusion et de transition sociale. Nous travaillons avec les étudiants sur la façon dont nous accueillons et sur la façon dont le vivre-ensemble est au cœur de la formation, tant de la formation académique que de l'ensemble des expériences vécues pendant la scolarité. La pédagogie « tête-cœur-corps » est à l'œuvre à l'ESSEC sur ces sujets. Pour comprendre un sujet, il faut disposer d'une base théorique, et donc enrichir la partie académique d'un certain nombre de concepts et d'une compréhension profonde des sujets, mais il faut aussi la vivre. Pour cela, il existe l'expérimentation de terrain.

L'étudiant peut ainsi être tuteur ou encore effectuer des stages ouvriers, qui le mettent dans des situations où il vit les choses. Ce qui a été vécu est ensuite analysé. L'étudiant de l'ESSEC peut aussi par exemple passer trois semaines dans un collège d'éducation prioritaire ou dans une communauté Emmaüs. Il s'agit ici de vivre cette expérience de la diversité et de la différence, et surtout d'analyser des émotions.

Toujours selon cette approche, nous réfléchissons, à l'ESSEC, à la proposition d'un serious game à l'ensemble des étudiants, en vue d'une analyse de la question des biais cognitifs, des préjugés et des mécanismes de discrimination qui, de manière inconsciente, peuvent se mettre en œuvre à tout moment et dans toute situation. Ce serious game s'appuiera sur la partie cœur de cette pédagogie tête-cœur-corps, en faisant vivre des situations qui peuvent mettre dans un état émotionnel propre à comprendre certaines choses.

Le corps de « tête-cœur-corps », c'est la mise en action, et tout ce qui est proposé aux étudiants, notamment le cadre qui permet une mise en place concrète de ces actions. Il s'agit de reconnaître l'expérience des étudiants et leur engagement.

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